Et si l’Europe devait se défendre seule face à Moscou…

Plus que jamais, l’Europe doit se préparer à se défendre seule… © Getty Images
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

La menace russe est réelle. L’administration Trump inquiète. Nos pays commencent à se réveiller, mais il faut accélérer le pas politiquement, militairement et industriellement. Le géopolitologue Pascal Boniface et le général Benoît Puga analyse un “tournant historique”.

Les mots sont forts. “Je pense que nous sommes à un tournant historique : Trump a décrété la fin du monde occidental tel qu’on le connaissait depuis les années 1940. Certains se bercent d’illusions en pensant que l’on va se réveiller de ce cauchemar.” Pascal Boniface, fondateur et directeur de l’Institut national de relations internationales et stratégiques (IRIS), n’est pourtant pas n’importe qui. C’est l’un des géopolitologues les plus suivis en France, auteur de nombreux livres et vedette sur les réseaux sociaux. Il se dit inquiet de l’évolution actuelle.

“Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y avait toujours une protection américaine de l’Europe contre Moscou, qu’elle soit capitale de l’URSS ou de la Russie, dit-il, dans un entretien à Trends-Tendances. Le président américain, Donald Trump, laisse désormais entendre qu’il pourrait ne plus nous protéger, voire il nous menace, comme dans le cas du Danemark et du Groenland. Le protecteur devient un potentiel prédateur. Il veut passer un accord sur nos têtes. C’est vraiment la fin du monde tel qu’on le connaissait, et je ne suis pas sûr que tout le monde le réalise.”

L’alliance objective Moscou – Washington

Le président américain dit œuvrer pour la paix, mais épouse plus souvent qu’à son tour les positions de son homologue russe. Tant l’Ukraine que la Russie défendent des thèses “irréalistes” pour arriver à un cessez-le-feu. La poursuite des opérations militaires est inexorable, entre frappes russes et opérations audacieuses des services ukrainiens. “Dans l’histoire des conflits, on sait qu’il y a souvent une intensification des combats avant d’arriver à une négociation, dit Pascal Boniface. Pour ma part, je pense qu’il n’y aura un cessez-le-feu que s’il y a un sommet Trump – Poutine parce que chacun veut tirer la couverture à lui : Trump veut pouvoir dire qu’il est un artisan de la paix et Poutine veut rehausser son image en parlant avec l’homme le plus puissant du monde. Bien sûr, cela peut se faire sur le dos des Ukrainiens et des Européens.”

Ce serait une grande défaite pour l’Europe. “Quand on n’est pas à table, c’est que l’on est au menu, acquiesce Pascal Boniface. L’Europe ne peut s’en prendre qu’à elle-même : elle a mis tous ses pions dans le panier américain et a suivi Zelensky sans tenter d’influencer son jeu. L’Europe s’est privée de tout levier de négociation en se contentant d’aider l’Ukraine et en affirmant que c’est à elle de dire quand s’arrêtera la guerre. Zelensky suit le président américain : même quand Trump montre qu’il l’abandonne, c’est avec lui qu’il signe un accord sur l’exploitation des richesses minières américaines, pas avec l’Europe. Nous nous sommes laissé malmener par l’Ukraine.”

Possible élargissement du conflit?

Si les tentatives de mettre un terme à la guerre échouent, peut-on imaginer un élargissement du conflit ? Ce n’est pas impossible. “Les pays les plus fragiles, ce sont la Moldavie ou la Géorgie, qui ne sont pas dans l’Union européenne ou dans l’Otan, et qui font partie de l’ex-espace soviétique, décode Pascal Boniface. Poutine pourrait également prétexter le mauvais traitement envers les minorités russophones dans les États baltes. C’est effectivement un point d’interrogation. Il faut rappeler en permanence que ces derniers font partie de l’Union européenne et de l’Otan, le risque étant que si le président Trump met en doute l’article 5, il prive l’alliance atlantique de sa substance.”

Pire que cela : une alliance objective entre Donald Trump et Vladimir Poutine est en train de nous malmener. “Tous les deux détestent l’Europe, assure-t-il encore. Poutine la méprise en raison de sa dépendance à l’égard des États-Unis, il lui reproche d’avoir soutenu des coups d’Etat en Ukraine… Effectivement, ils ont un ennemi commun, et un partenariat commun pour affaiblir l’Europe qui se dresse sur leur route.”

Un début de réveil européen

L’Europe n’est pas encore à la hauteur de la situation, selon le fondateur de l’IRIS : “Elle n’est pas tout à fait sortie de son sommeil stratégique. Il y a une prise de conscience chez certains, mais qui ne va pas jusqu’au bout. L’espoir que Trump finira par nous protéger reste présent dans les esprits. Il a pourtant dit très nettement que cette période était révolue et quand on entend son vice-président, J.D. Vance, on se rend compte que ce n’est pas une foucade personnelle de Trump. Contrairement à certaines théories fumeuses, ce n’est pas parce que les Russes ont un moyen de chantage sur lui. L’Union européenne incarne le multilatéralisme et la régulation, deux choses que Donald Trump déteste au même titre que J.D. Vance, Elon Musk et tous les milliardaires de la tech. Il ne faut pas penser que le culbuto va revenir à son point d’équilibre.”

“L’UE incarne le multilatéralisme et la régulation, deux choses que Donald Trump déteste.” – Pascal Boniface

Les récentes élections présidentielles en Pologne, avec le retour d’un nationaliste au pouvoir, “n’incitent pas à l’optimisme”, regrette-t-il. “Quant au chancelier allemand, qui avait soulevé beaucoup d’espoir en affirmant que l’Allemagne devait devenir indépendante des États-Unis, il semble désormais qu’il tente de convaincre Trump de revenir en arrière. Je pense que c’est une erreur tactique et stratégique de penser que si on est plus avenant avec Trump, on va l’adoucir. Je pense plutôt qu’il va en déduire que nous sommes faibles. Or, il n’aime pas les faibles…”

Une Europe de la défense

Est-il encore temps de se renforcer avec une gouvernance politique et économique européenne ?

“Les choses avancent lentement, des débats ont lieu et je pense que les citoyens européens ont toujours été en avance sur l’idée d’une Europe de la défense, souligne le politologue. Avant même la guerre en Ukraine, les sondages montraient qu’il y avait un appétit pour une défense commune. Les politiques, eux, sont formatés par des réflexes transatlantiques.

D’ailleurs, le fait d’aller vers une autonomie stratégique européenne n’est pas un geste anti-européen, c’est un geste anti-dépendance. Avant, quand on parlait d’autonomie stratégique, on était considéré comme un doux rêveur ou comme quelqu’un vivant dans le passé. Désormais, on parle de cela comme une urgente nécessité ou une ardente obligation. La brutalité de Trump nous conduit à prendre conscience d’un nouveau monde.”

Multilatéralisme et mondialisation

Le général français Benoît Puga, désormais à la retraite et professeur spécialisé en gestion de crise, est bien placé pour évoquer les racines de cette évolution. Ayant multiplié les plus hauts grades de l’armée française, de l’armée de terre aux forces spéciales, il fut le chef d’état-major particulier des présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande. La situation actuelle le “préoccupe” parce qu’elle “se caractérise de plus en plus par une instabilité chronique”. “J’enfonce une porte ouverte en disant cela, reconnaît-il, mais tout notre système de relations internationales, après la chute du rideau de fer, avait été construit sur le multilatéralisme et la mondialisation, sans tirer les enseignements de ce qui s’est passé”. Or, celui-ci s’effondre et… c’était écrit.

La guerre froide à peine terminée, la guerre du Golfe a immédiatement pris le relais en 1991, rappelle-t-il, “avec déjà un franchissement de frontière par l’Irak”. “Il y a eu ensuite la guerre en ex-Yougoslavie, très grave, que l’Europe n’a pas été en mesure de régler, puis les crises africaines et le réveil de conflits qui avaient été gelés. Un autre virage majeur a été l’attaque des tours jumelles à New York en 2001, qui a provoqué la sidération et généré une guerre contre le terrorisme avec une coalition de pays contre l’Afghanistan. S’il y avait une unanimité initiale sur l’objectif politique, la situation a dégénéré ensuite, en raison d’une forme de désunion et d’une impatience dans la résolution des conflits.” La deuxième guerre d’Irak a été menée contre l’avis de la France, les Américains se sont retirés d’Afghanistan sans avoir réglé le problème…

Le tournant de la Syrie en 2013

“Mais pour moi, la rupture la plus importante a été le renoncement du président américain Barack Obama, en 2013, à ce que l’on sanctionne l’utilisation de l’arme chimique par le régime syrien, souligne le général Puga. Cela a été une marque de faiblesse : une ligne rouge avait été fixée pour non-respect d’un traité et nous ne l’avons pas respectée. Je rappelle qu’à l’époque, les Russes soutenaient le régime syrien. Le président Poutine a compris qu’il pouvait s’engouffrer dans la brèche, ce qui est arrivé avec l’annexion de la Crimée en 2014.

Ajoutez à cela une certaine disparition du multilatéralisme et un retour à une forme d’égoïsme national dû à la multiplication des crises et vous avez la situation tendue actuelle, de l’Ukraine à la mer de Chine en passant par l’Afrique, le Proche-Orient, l’Inde et le Pakistan… La menace se rapproche de chez nous : le non-respect de l’intangibilité des frontières par la Russie en Ukraine a été unanimement dénoncée en Europe.”

“Aucun divorce USA – Europe”

Le développement des relations entre les pays européens et la Russie, initié au début des années 2000, a été coupé net. “Le réveil a été brutal, en 2022, souligne le général. Cela s’accompagne aujourd’hui d’une interrogation sur le repositionnement des États-Unis à travers les déclarations du président Donald Trump. Je pense que l’on a tort de réagir immédiatement à chacune de ses déclarations, aussi choquantes soient-elles, au lieu de prendre la peine de réfléchir. Personnellement, je suis convaincu qu’il n’y a aucun divorce entre les États-Unis et l’Europe. Les intérêts américains basculent vers l’Indo-Pacifique, mais nous continuons à partager les mêmes valeurs.”

Cela étant, l’Europe doit se renforcer, convient-il. “À la limite, c’est une chance que le président Trump prenne cette position. Cela nous contraint à prendre conscience de cette nécessité. La menace russe actuelle est une occasion à saisir. Nous avons commencé à le faire, d’ailleurs. L’Europe a tendance à s’auto-flageller, mais elle a tout de même été capable de faire de grandes choses, à commencer par l’euro. Sur le plan sécuritaire, nous avons créé le système Galileo, ce qui n’est pas rien. Nous avons été en mesure de faire des coopérations en matière de renseignement qui fonctionnent très bien. Nous en sommes capables dès le moment où il y a une volonté politique.”

Mais il faut serrer les rangs. En 1918, le maréchal Foch, généralissime des Forces alliées, disait qu’après avoir commandé une coalition, il était moins admiratif de Napoléon parce qu’il se rendait compte… que c’est plus facile pour un adversaire de se battre contre plusieurs États.

Diviser pour régner

“Poutine est en position de force parce qu’il peut jouer sur les divisions, analyse Benoît Puga. Je ne juge pas les chefs d’État, il est normal qu’ils privilégient les intérêts de leur pays et de leur population avant tout. Tout l’enjeu, c’est de convaincre les électeurs de l’importance de la question ukrainienne dans leur choix, alors que l’emploi, le pouvoir d’achat ou la santé sont légitimement des préoccupations majeures. Cela passera par le lien entre la question internationale et celle de la sécurité intérieure. La défense du territoire commence à l’extérieur de nos frontières.”

“La défense du territoire commence à l’extérieur de nos frontières.” – Benoît Puga

Pour reprendre l’expression populaire, souligne le général, “quand on veut, on peut”. “Nous sommes arrivés à une prise de conscience qui commence à être réelle. Des mesures ont été prises et des investissements décidés en France, en Allemagne, en Pologne et même en Italie. Attention aux symboles, toutefois : quand on parle de 2% du PIB consacré à la défense, qu’est-ce que cela recouvre ? Le coût de fonctionnement des armées peut varier d’un pays à l’autre, c’est d’ailleurs pour cela que l’on parle en France de budget ‘avec pension’ ou ‘hors pension’. Les pourcentages d’investissement sont plus pertinents : la France a toujours maintenu 17% de son budget à cela.” Il faut continuer et renforcer cette tendance.

Trois conditions pour réussir

Au dernier sommet de l’Otan, le passage progressif à 5% d’investissement du PIB dans la défense a été évoqué. Au-delà de ce signal, il convient surtout de poser les jalons d’une plus grande intégration des armées européennes. “Il faut trois éléments pour que cela réussisse, souligne le général. La volonté politique, tout d’abord : on commence à l’avoir. Ensuite, il faut aussi la volonté militaire : les chefs d’état-major doivent accepter la perspective d’utiliser des armes d’autres pays et réduire la trop grande diversité des équipements. Troisième élément important : les industriels. C’est toute la raison de la montée en puissance de la collaboration de la France avec la FN Herstal sur les munitions, qui est souhaitable. Mais il faut songer aux grosses industries et aux plus petites, tout ce qui fait la cohérence opérationnelle. Les systèmes doivent devenir interopérables, c’est un facteur ‘démultiplicateur’ de force.”

Outre les chars et les avions, pas question d’oublier les drones, en plein boom sur le terrain en Ukraine, les caméras thermiques, les télécommunications, l’intelligence artificielle… “C’est là que nous pouvons faire la différence, souligne Benoît Puga. Les entreprises pourraient collaborer davantage encore. Il faut qu’il y ait une harmonie entre tout le monde. Les gouvernements doivent leur donner une visibilité pour l’avenir, qui leur permettent de s’engager.”

Là encore, c’est ce que l’État belge a fait avec la FN Herstal en décidant d’un partenariat sur 20 ans.

Une économie de guerre

L’ancien conseiller militaire des présidents français évoque la nécessité d’une économie de guerre, même si le terme “de guerre” n’est pas juridiquement approprié. “Dans le discours, si vous voulez frapper les esprits, vous pouvez utiliser cette expression pour démontrer qu’il faut changer de paradigme, dit-il. Le président français, Emmanuel Macron, avait évoqué cela en référence au besoin d’un plus grand nombre de munitions de gros calibre pour l’Ukraine. Même si nous utilisons aujourd’hui moins de munitions qu’auparavant. Il faut trouver en permanence un équilibre entre l’appréciation du besoin principal en cas de guerre et la capacité de production et du financement en temps de paix.”

Le volume actuel reste, certes, trop limité par rapport à la nécessité éventuelle d’une intervention militaire dans un tel conflit de haute intensité, qui touche directement la sécurité des Européens. “Mais là encore, le vrai enjeu, c’est que les pays européens s’accordent sur une appréciation stratégique commune de la situation.”

La Lituanie?

Ces derniers jours, on évoquait la possibilité que Vladimir Poutine attaque un pays comme la Lituanie. Est-on prêt ? “Nous sommes dans cette capacité, oui, s’il y a la volonté politique, insiste Benoît Puga. L’article 5 de l’Otan est une réalité. Je n’imaginerais pas une situation où un pays de l’Alliance, agressé, n’obtienne pas immédiatement le soutien de l’ensemble des pays. Nous avons une capacité de projection, et la Russie est une armée dangereuse et meurtrière, mais qui n’a pas montré une efficacité redoutable. Il reste à voir dans quel délai nous serions prêts à intervenir, avec quel volume, en sachant qu’il faudra faire accepter aux populations qu’il y aura des morts. Donc, le degré d’alarme et de compréhension de la population est essentiel. Certains disent que le discours d’Emmanuel Macron est un peu trop va-t-en-guerre, mais il entend frapper les opinions pour que l’on s’interroge à ce sujet.”

Plus que jamais, l’Europe doit se préparer à se défendre seule… même si elle ne sera pas forcément appelée à le faire. “Je suis prudent sur une menace immédiate, conclut Benoît Puga, mais à moyen terme, dans trois ou quatre ans, on ne sait pas ce qu’il peut se passer. D’où la nécessité de mobiliser tout le monde et de travailler ensemble. Nous avons une chance à saisir pour faire progresser l’Europe de la défense.”

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