En Russie, la vie est belle

Des dépenses publiques importantes et une pénurie de main-d’œuvre ont stimulé les salaires réels et la consommation en Russie. Les citadins russes profitent pleinement de leur nouvelle richesse.

Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en 2022, Anton (un pseudonyme), un restaurateur de Saint-Pétersbourg, craignait le pire pour son entreprise. Les touristes ont cessé de venir et les taux d’intérêt ont augmenté. Beaucoup s’attendait à un effondrement économique en Russie, alimenté par les sanctions occidentales. Les habitants n’avaient pas le temps de sortir dîner, dit-il. Mais Anton n’aurait pas dû se faire du souci. Deux ans plus tard, la situation est tout autre. Les Russes ont maintenant beaucoup d’argent et veulent le dépenser.

Les salaires en hausse dans la florissante industrie de la défense ont obligé les autres entreprises à suivre. En raison de la pénurie aiguë de main-d’œuvre, elles risquaient de ne pas trouver d’employés. « Les salaires réels – après prise en compte de l’inflation – augmentent considérablement », déclare Janis Kluge, expert en économie russe à l’Institut allemand pour les questions internationales et de sécurité. « Les personnes qui avaient à peine de quoi vivre avant l’invasion ont soudainement des masses d’argent. »

Les salaires réels ont augmenté de près de 14% et la consommation de biens et de services d’environ 25%, selon Rosstat, le bureau national russe des statistiques. Pour cette année, le Centre russe d’analyse macroéconomique et de prévisions à court terme prévoit une nouvelle augmentation des salaires réels de 3,5%. Le taux de chômage est de 2,6% – un record depuis l’époque soviétique.

L’argent reste dans le pays

L’augmentation explosive des salaires change radicalement la vie de nombreux travailleurs. Les employés de l’industrie textile qui gagnaient entre roubles 18.000 et 20.000 (250 et 350 dollars) par mois en décembre 2021, peuvent désormais toucher jusqu’à 120.000 roubles (environ 1.300 dollars), selon la politologue Ekaterina Kurbangaleeva. Le salaire moyen des chauffeurs routiers a augmenté de 38%.

Dans le même temps, les sanctions occidentales et la confiscation des capitaux russes ont fait que l’argent des citoyens riches est resté dans le pays, faisant croître le secteur du luxe. Moscou et Saint-Pétersbourg ont aujourd’hui l’apparence de villes en plein essor. « Toute personne appartenant à la classe moyenne supérieure vit très bien », déclare Sergei Ishkov, un investisseur et entrepreneur moscovite, en faisant référence aux nombreux nouveaux restaurants et au marché florissant du commerce en ligne.

Beaucoup de Russes ont le sentiment que leur situation financière s’améliore. Selon Rosstat, plus de 13% des Russes considèrent leur situation financière comme « bonne » – le pourcentage le plus élevé depuis le début des mesures en 1999. Seuls 14% la trouvent « mauvaise », et à peine 1% « très mauvaise ».

Les économistes soulignent que ce boom est en grande partie alimenté par les dépenses publiques, les investissements directs dans l’industrie de la défense et le soutien à d’autres secteurs comme l’agriculture, les infrastructures et le marché immobilier. La banque centrale a tenté de contenir l’inflation sous-jacente de 8,7% en maintenant les taux d’intérêt à 16% depuis décembre 2023.

“La politique macroéconomique de la Russie est complètement déséquilibrée”, déclare Iikka Korhonen, directeur de l’Institut de la Banque de Finlande pour les économies émergentes. “La hausse rapide des prix en dit long sur l’impact du boom des dépenses sur les autres secteurs de l’économie. Jusqu’à présent, ils n’ont pas vraiment réussi à faire baisser l’inflation, ce qui inquiète le gouvernement et la banque centrale”.

L’aventure en Russie

Autant de préoccupations semblent lointaines pour l’instant. La nouvelle richesse donne une nouvelle forme à l’économie russe et même à la société. Les groupes qui en bénéficient le plus sont ceux qui travaillent pour l’armée ainsi que certains travailleurs et employés, selon Kurbangaleeva. Un coursier peut désormais gagner 200.000 roubles par mois – autant que les membres de l’Académie des sciences de Russie. « Et que font ces gens avec tout cet argent ? Ils consomment comme des fous.» , nous dit Alexandra Prokopenko, une chercheuse au Carnegie Russia Eurasia Center.

Les commerçants et les entreprises de consommation se précipitent pour répondre à cette demande. Rostic’s, le successeur russe de KFC, prévoit d’ouvrir cent nouveaux restaurants cette année. Les personnes aux revenus autrefois faibles recherchent de meilleures maisons ou voitures, ainsi que des services comme la réparation de logements, le tourisme et la bonne cuisine, selon Olga Belenkaya, chef de la division d’analyse macroéconomique chez Finam, une maison de courtage basée à Moscou.

La fuite de capitaux s’est également ralentie. À la suite de l’invasion, la banque centrale a qualifié la fuite de capitaux de risque pour la stabilité financière, mais récemment, elle l’a retirée de sa liste de préoccupations. « Dans le segment supérieur, c’est clair : les gens ont beaucoup d’argent, ils ne peuvent pas le dépenser à l’étranger, donc ils le dépensent ici », dit Anton, le restaurateur de Saint-Pétersbourg. Et les effets s’en ressentent dans divers secteurs.

La demande pour les écoles privées en Russie a atteint un record. Sur le marché intérieur de l’art, les œuvres changent de mains à des prix records. Selon une analyse d’ARTinvestment.RU, les maisons de vente aux enchères russes ont déjà vendu plus au cours du premier semestre de 2024 qu’à tout autre moment avant le début de la guerre.

Le secteur des loisirs prospère également. Sasha Skolov, directeur créatif de Sila Vetra, une entreprise de voile ciblant la classe moyenne et supérieure russe, affirme que de nombreux clients – en raison des restrictions de voyage ou des prix exorbitants des billets d’avion – recherchent l’aventure dans leur propre pays, ce qui n’arrivait jamais avant l’invasion. « Les hipsters qui allaient autrefois dans des cafés italiens et exigeaient le meilleur café du monde, le trouvent maintenant dans les montagnes russes de l’Altaï », dit-il.

Hypothèque pour tous

Personne ne s’attendait à cela au début de l’invasion en Ukraine. « Il y a deux ans, nous attendions un déclin économique », dit Janis Kluge. Mais il n’en est rien. Peu de temps après l’invasion, la banque centrale russe a consolidé la forteresse financière en augmentant le taux d’intérêt du jour au lendemain de 9,5 % à 20 % et en introduisant des contrôles de capitaux. Les exportations russes se sont avérées plus résilientes que prévu et le pays a pu obtenir la plupart des marchandises sous sanctions via des pays tiers.

Comparées à 2021, la dernière année avant-guerre, les dépenses publiques ont augmenté de 20 %, tandis que la part de l’État dans l’économie russe a atteint entre 50 et 70 %.

Un des plus grands contributeurs à la frénésie de consommation est le programme de prêts hypothécaires subventionnés. Peu après l’invasion, le Kremlin a considérablement renforcé son programme d’hypothèques pour tous, offrant des prêts bon marché pour des constructions neuves. « Le gouvernement voulait montrer qu’en dépit des chocs et des sanctions, les gens pouvaient d’acheter un appartement », dit Sergei Skatov, expert en marché immobilier russe.

Le grand écart entre le taux d’intérêt officiel et le taux des prêts hypothécaires a conduit à des ventes record. La valeur totale des hypothèques en Russie a augmenté de 34,5 % l’année dernière. « Les départements financiers des plus grands promoteurs immobiliers sont désormais comparables aux banques d’investissement », dit Skatov. « Les promoteurs peuvent ne rien vendre pendant une année entière sans pour autant risquer la faillite: ils ont déjà vendu tout ce qu’ils pourraient construire au cours des trois prochaines années. »

Trop peu de monde

Pour couvrir un déficit budgétaire croissant, la Russie a dû puiser dans les actifs du Fonds national de la richesse. Par conséquent, les liquidités sont passées de 8,7 milliards de roubles en janvier 2022, soit 6,6% du produit intérieur brut, à 4,6 milliards de roubles fin juin.

La direction de la banque centrale s’oppose ouvertement à ses dépenses publiques de plus en plus élevées, mais sans succès. Elle se borne à appliquer les mesures traditionnelles de politique monétaire, telles que la hausse des taux d’intérêt. « La banque centrale peut dire qu’elle n’est pas contente et après ? », dit un ancien fonctionnaire du gouvernement. « Qui l’écoute ? »

D’autres économistes font remarquer que si même des taux d’intérêt record ne freinent pas les dépenses de consommation cela montre aussi à quel point l’économie dépend des dépenses publiques. « Même avec une politique monétaire très stricte, la banque centrale ne parvient pas à refroidir l’économie », dit Vasily Astrov, un expert de la Russie à l’Institut de Vienne pour les études économiques internationales.

La fête pourrait bientôt être finie

La situation pourrait néanmoins bientôt basculer. Belenkaya prévoit un ralentissement de l’activité des consommateurs en raison de la décélération attendue des augmentations de salaire et du resserrement continu de la politique monétaire. « Je ne pense pas que les revenus réels puissent continuer à croître comme ils le font actuellement », dit Korhonen de la Banque de Finlande. « La croissance de la production commencera à diminuer cette année. Il n’y a tout simplement pas assez de gens. »

Scénario iranien

Anton, le restaurateur de Saint-Pétersbourg, le ressent déjà. « La pénurie de personnel est colossale », dit-il. « Il n’y a pas de cuisiniers, pas de serveurs, pas de barmans. Beaucoup de jeunes du secteur des services sont partis. » La pénurie de main-d’œuvre est omniprésente. Selon le vice-premier ministre Denis Manturov, le secteur de la défense manque d’environ 160 000 spécialistes. Le ministère russe du Travail prévoit une pénurie de 2,4 millions de travailleurs d’ici 2030. Avec le temps, la Russie pourrait évoluer vers « un scénario iranien où l’argent est coincé dans le pays, ce qui se traduit par des prix immobiliers exorbitants, des valeurs boursières gonflées et une faible qualité de vie », conclut un oligarque russe.

The Economist

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content