David Baverez: “Dans cette économie de guerre, les transferts de valeurs seront massifs”

David Baverez - "Quand deux puissances s’affrontent, elles cherchent un territoire tiers pour se combattre."
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Bienvenue en économie de guerre, lance l’essayiste David Baverez. Bienvenue là où l’inflation fait rage, où la défiance règne en maître, où les transferts de valeurs sont massifs et où l’Europe risque de perdre sa chemise.

Pas de doute, le monde est différent vu de Hong Kong. Investisseur, mais aussi essayiste, le Français David Baverez y vit depuis de longues années. Dans son dernier ouvrage (*), il nous donne une vision du monde et une lecture des événements de ces dernières années qui changent notre perspective.

Au point que l’auteur n’hésite pas à écrire dans une postface: “Si dans les trois mois qui suivent la lecture de cet ouvrage, vous n’avez pas modifié une de vos prises de décision, merci d’adresser votre demande de remboursement (…)”.

2022, la double fracture

La grande fracture, celle qui nous sépare définitivement du monde d’avant – globalisé, ouvert, immunisé contre l’infla­tion –, intervient en 2022. Cette fracture est double. Il y a d’abord la guerre en Ukraine, qui amorce une seconde guerre froide que nous, en Europe, ne comprenons pas véritablement. Et il y a un événement qui nous est passé complètement au-dessus de la tête, le 20e congrès du PC chinois, qui marque, souligne David Baverez, le retour des “néo-­lénino-marxistes” aux commandes chinoises.

Petit détail qui montre que l’auteur est quelqu’un de bien informé: Pékin avait visiblement été prévenu par Moscou de son “opération militaire spéciale” lancée le 24 février 2022. Quelque temps auparavant, “l’ambassade chinoise à Kiev distribue à chacun de ses 6.000 ressortissants un drapeau à exhiber dans les rues de la capitale en soutien à l’opération de ‘libération’”, note-t-il. Il précise aussi que la Chine s’est prémunie quinze jours avant d’éventuelles conséquences négatives sur le marché de la potasse en achetant, avec l’aide de l’Inde, toute la production d’une année du grand producteur canadien Mosaic.

Ce qui rapproche la guerre en Ukraine et la réorientation de la politique chinoise, poursuit David Baverez, est la volonté de la Russie et de la Chine de “désoccidentaliser” le monde. Et cela passe par trois opérations : saper les régimes démocratiques (dé-démocratiser), faire imploser l’Otan (dés-otaniser) et à faire choir le roi dollar de son trône en poussant par exemple l’usage du RMB comme devise de transaction internationale (dé-dollariser).

Drôle de guerre froide

Il serait cependant faux de penser cette seconde guerre froide sur le modèle de la première. “Nous n’avons pas compris, souligne David Baverez, que cette seconde guerre froide n’exclut pas une Chine-Amérique”, c’est-à-dire un modus vivendi entre les deux puissances dominantes. “Il y a entre les deux une opposition politique et technologique, mais elle est concomitante à 700 milliards de dollars d’échanges commerciaux bâtis au cours des 20 dernières années, poursuit-il. Avec l’URSS, c’était très différent et beaucoup plus simple. C’était un affrontement, militaire et idéologique et les Etats-Unis cher­chaient l’effondrement de l’URSS.”

“Dans une économie de paix, vous êtes tiré par le consommateur et la demande. Dans une économie de guerre, vous êtes tiré par la production.”

Aujourd’hui, les échan­ges commerciaux sino-américains continuent à croître à côté d’une guerre technologique très violente. David Baverez poursuit: “Les Etats-Unis, de manière arbitraire, ont dit à la Chine : ‘vous n’aurez pas la technologie du 21e siècle,’ mais ils ont ajouté : ‘vous aurez toute la technologie du 20e siècle’… Qui est en fait européenne: les voitures, l’aéronautique, la chimie, les machines-outils, la pharmacie de base”.

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En résumé, le projet américain est d’imposer une crois­sance limitée à la Chine, alors que les Etats-Unis décolleront grâce à leur technologie de pointe et grâce aussi au marché européen.

“LA CHINE est extrêmement à l‘aise en période de chaos, parce que la Chine, c’est le chaos en permanence.” © Getty Images

“Lorsque l’on se penche sur la répartition du PNB mondial (ndlr: le PNB, c’est la richesse créée par un pays, sur son sol mais aussi à l’étranger), on voit que ces 40 dernières années, la part des Etats-Unis n’a pas fortement bougé et en représente toujours 26%. Mais la Chine est passée de 2,5 à 18%, alors que l’Europe a décliné de 29 à 18% et le Japon de 10 à 4%, souligne David Baverez. Si la Chine continue à phagocyter l’Europe et le Japon, elle dépassera les Etats-Unis. Ces derniers doivent donc eux aussi prendre une part du gâteau européen.”

Et c’est ce qu’ils font, poursuit l’essayiste, “en nous vendant leur gaz naturel, leurs armes, leurs logiciels, et en accélérant le développement de leur économie grâce à leur gaz naturel bon marché et à l’IRA, qui a pour conséquence que l’Europe se réindustrialise, non pas chez elle, mais aux Etats Unis”. C’est ce que David Baverez appelle la “yéménisation” de l’Europe.

La yéménisation de l’Europe

“Quand deux puissances s’affron­tent, elles cherchent un territoire tiers pour se combattre”, dit-il. L’Iran et l’Arabie saoudite ont choisi le Yémen. Les Etats-Unis et la Chine ont choisi l’Europe, qui risque d’y perdre sa chemise. Car en économie de guerre, on assiste souvent à d’énormes transferts de valeurs.

Ce changement de perspective permet d’expliquer bien des choses. Il permet de comprendre pourquoi, alors que l’on estime que la Chine est en mauvaise posture en raison d’une dynamique de croissance faiblarde, elle est en fait gagnante.

“Le ‘quoi qu’il en coûte’ auquel nous avons assisté lors de l’épi­démie du covid est le syndrome typique de l’économie d’abondance, explique David Baverez. En économie de paix, votre critère de réussite, c’est le PNB, c’est la richesse que vous créez. Si vous considérez la Chine, la croissance de son PNB ralentit très fortement. Officiellement elle tourne autour de 5%, mais je pense qu’elle est plutôt entre 0 et 2%. De ce point de vue, la Chine perd. Mais en économie de guerre, les critères de réussite changent. Ce qui compte est votre dépendance relative. Et là, la Chine gagne: elle a réussi, en raison de sa capacité de production qu’elle a construite dans les 30 dernières années, à nous rendre dépendants. L’exemple des masques lors de l’épidémie du covid est parlant. Un masque, le premier mars 2020, valait un cent. A la fin du mois, il se négociait un dollar. Cent fois la mise en un mois. Vous n’allez pas me dire que vous avez perdu.”

Cette dépendance, nous allons la voir s’affirmer également à l’égard des technologies américaines et notamment de l’intelligence artificielle made in USA. “Les quatre principaux géants numériques américains dépensent 200 milliards de dollars par an en investissements. A Paris, notre star technologique, Dassault Systèmes, gagne 1 milliard par an. Les Américains ne sont pas des philanthropes. Ils vont natu­rellement nous facturer leurs licen­ces. Et le transfert de valeur d’Europe vers les Etats-Unis sera sans précédent.”

Une économie de production

Ce transfert de valeur s’effectue de la consommation vers la production et sera général. Et les anciens modèles – reposant sur l’absence de stocks et la sous-­traitance de l’activité manufacturière (ndlr: le just-in-time et le fabless) – ont vécu. “Quand le président de la République française dit que nous sommes entrés dans une économie de guerre, il veut nous faire croire que cette économie touche le secteur de la défense et ne concerne que 2% de l’activité. Pour moi, elle touche la totalité du PNB, affirme David Baverez. Dans une économie de paix, vous êtes tiré par le consommateur et la demande. Dans une économie de guerre, vous êtes tiré par la production. Toutes les sociétés avec lesquelles je discute aujour­d’hui ont un problème de pro­duction, pas seulement dans les usines, mais aussi dans les services. Si vous êtes un restaurant, vous avez un problème pour trouver un serveur. Si vous êtes un importateur, vous avez un problème pour trouver un bateau, et pour traverser la mer Rouge… Tout est un enfer. De grands groupes l’ont parfaitement compris. D’autres rêvent toujours du retour au monde d’avant, parce qu’il nous était plus favorable. Mais les sociétés très en retard auront un gros problème.”

“Toutes les sociétés avec lesquelles je discute aujourd’hui ont un problème de production, pas seulement dans les usines, mais aussi dans les services.”

Cette économie de guerre est inflationniste. “Les gouvernements nous mentent en disant l’inflation est derrière nous, assène David Baverez. L’inflation est structurelle parce que nous passons d’un monde de confiance à un monde de méfiance. La confiance est très déflationniste: je vous fais confiance, je ne vous contrôle pas, vous ne me coûtez pas cher. Dans un monde de défiance, je vous contrôle en permanence et j’ai donc une structure de coût supplémentaire.”

Des coûts nécessaires pour affronter les chocs énergétiques, le choc dans les chaî­nes d’approvisionnement, le choc causé par l’inflation alimentaire. David Baverez estime que l’impact sur nos économies sera plus important que celui des chocs pétroliers des années 1970, et devrait être d’une dizaine de points de PIB par an. Avec des conséquences monétaires car l’euro paraîtra surévalué. “Déjà au Japon, ces 18 derniers mois, le yen a perdu 30 % de sa valeur. Aujourd’hui, les Allemands ont un problème de coût énergétique. Ils vont sans doute accepter la dévaluation de l’euro. Elle arrivera le jour où – dans un, trois ou cinq ans – l’intelligence artificielle fera décoller la productivité aux Etats-Unis. Nous serons obligés d’abaisser notre monnaie pour réduire nos coûts”, prédit David Baverez.

“L’inflation est structurelle parce que nous passons d’un monde de confiance à un monde de méfiance.”

Etre agile, penser chinois

Alors, quels conseils donner aux entreprises? “L’idée principale est de s’assurer qu’elles peuvent produire. Si vous êtes une entreprise, la première mesure très concrète à prendre est de nommer à votre comité de direction le chef de la production, le chef de la chaîne d’approvisionnement et le chef de l’IT. Ce sont ces trois-là qui produisent. Et si par hasard il n’y a pas assez de chaises dans votre salle de réunion, vous demanderez aux directeurs des ventes et directeur du marketing de sortir. Parce que quand les Etats-Unis font 8 ou 9 % de déficit de PNB , la Chine 7 ou 8%, la France 5,5%, si vous n’avez pas de la demande pour vos produits, vous avez un problème. Parce que de l’argent il y en a partout, et de la demande, il y en a partout.”

Le défi n’est donc plus de vendre, mais de produire, et d’être agile dans un monde devenu chaotique et donc peu lisible. “Nous ne nous rendons pas compte que le monde ne va pas être bipolaire, ni même multipolaire. Il va être apolaire. Dans quel pôle mettez-vous l’Arabie saoudite qui, le matin, achète des armes aux Etats-Unis, à midi discute du prix du pétrole avec la Russie, et l’après-midi passe des accords commerciaux avec des sociétés chinoises pour construire Neom, sa cité du désert? On vous dit, pour essayer de vous rassurer, ne vous inquiétez pas, il y a des institutions mondiales. Elles sont peut-être un peu vieilles, mais nous allons les remplacer. Cela, c’est la vue occidentale. Mais celle-ci explose. Nous allons passer par une période de chaos qui va durer je ne sais pas combien de temps. La Chine est extrêmement à l’aise dans ce contexte parce que la Chine, c’est le chaos en permanence, une agilité totale. Et les Chinois se réjouissent parce que les Occidentaux ne vont pas savoir comment faire.”

“Nous ne nous rendons pas compte que le monde ne va pas être bipolaire, ni même multi­polaire. Il va être apolaire.”

Dans un tel contexte, il faudra aux politiques européens montrer un peu de courage. “Ces 30 dernières années, en Europe, nous n’avons pas envoyé les plus gran­des stars en politique, parce que nous nous disions que nous n’en avions pas besoin. Mais aujour­d’hui, la politique revient au galop. Nous avons en face de nous des gens, que nous pouvons qualifier d’autocrates, de dictateurs, mais qui défendent leurs intérêts de manière très rusée. Ce n’est pas de l’admiration, mais le président Poutine arrive à avoir un impact maximum compte tenu de ses moyens limités.”

Gouvernance européenne

“Ne soyons pas trop négatifs quand même, ajoute l’essayiste. L’Europe commence à se réveiller. Nous avons fait du chemin. Face à de tels changements, il y a toujours cinq phases: le déni, l’acceptation, l’analyse, la définition des mesures et la mise en œuvre des mesures. Il y a un an, c’était le déni. Aujourd’hui nous sommes clairement dans l’acceptation et nous entrons dans l’analyse. Mais nous n’avons pas encore vraiment pris les mesures, nous allons commencer à les prendre. Nous commençons à taxer les produits chinois à l’importation. La question est: ces mesures seront-elles suffisantes?”

Pour pouvoir aller de l’avant, cependant, l’Europe a un gros problème de gouvernance. “Vous ne pouvez pas prendre une décision à 27, où chacun possède un droit de veto. Cette gouvernance est n’importe quoi et cela finit par la Hongrie à qui l’on est obligé d’envoyer de l’argent, près de 40- 45 milliards depuis qu’elle nous a rejoint, pour que la fois suivante elle nous fasse un peu plus de chantage. Nous devrions nous inspirer de l’Asie. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) regroupe 10 pays, 10 cultures et 10 histoires totalement différentes, mais ces pays sont d’accord sur un sujet: ils veulent la paix et la sécurité dans leur région. Au-delà de cet intérêt commun, Ils fonctionnent projet par projet. C’est ce que nous devons faire en Europe. Prenez le nucléaire. Les Allemands n’en veulent pas, ce qui est une hérésie. La France et une dizaine de pays trouvent en revanche que c’est une bonne idée. Et si, plus tard d’autres veulent monter dans le wagon, ils pourront, mais le ticket sera un peu plus cher.”

Plutôt que de commencer par la construction d’un marché unique puis essayer de l’implémenter dans la réalité, il faut prendre le problème à l’envers. “Comme Mario Draghi” ajoute David Baverez. A la mi-avril, l’ancien Premier ministre italien avait en effet plaidé pour une remise en cause de la gouvernance européenne, et face à des concurrents qui agissent vite, “nous devons prioriser, soulignait Mario Draghi. Des actions immédiates sont nécessaires dans les secteurs les plus exposés aux défis écologiques, numériques et sécuritaires”. David Baverez abonde: “Il y a quatre industries où il faut commencer la consolidation paneuropéenne parce que c’est là qu’il y a les effets d’échelle: les services financiers, la défense, l’énergie, les télécoms. Commençons par là.”

(*) «Bienvenue en Economie de guerre !», David Baverez, Novice, 19,90 euros.

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