Dans une économie en stagflation, la vie quotidienne des Russes est de plus en plus difficile

Kremlin Russie
Drapeau russe sur le Kremlin. © Getty Immages
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

De la hausse de 23% en juillet du prix de l’électricité à la nécessité de faire soi-même ses opérations dentaires, les signes se multiplient de la difficulté grandissante de l’économie russe.

Alors que l’on s’attend à ce que la Banque de Russie, qui réunit son directoire aujourd’hui, abaisse ses taux pour les ramener de 20% à 18%, l’économie russe semble de plus en plus mal supporter les sanctions et le rythme de guerre imposés par l’invasion de l’Ukraine ou plutôt, comme on dit encore au Kremlin, « l’opération militaire spéciale ».

Entre les chiffres officiels russes et les prévisions imparfaites des organismes occidentaux, il est difficile d’avoir une idée précise de la situation du pays. Les prévisions de croissance pour cette année sont de 1,4% pour l’institut russe des statistiques, et de 1,1% pour l’OCDE, mais il semble clair que l’activité stagne, sauf dans les secteurs militaires, et que le quotidien des Russes commence à être fort impacté. La guerre et les sanctions ont en effet plongé la Russie dans la stagflation : inflation d’un côté (elle s’élève à 9,45% aujourd’hui) et stagnation de l’activité de l’autre.

Au bord de la récession

 Selon le quotidien Moskovsky Komsomolets, « l’économie est au bord de la récession ». L’Institut de prévision économique de l’Académie des sciences de Russie, en mai 2025, n’observe une croissance que dans trois secteurs manufacturiers : environ 55 % de hausse annuelle dans la production de divers véhicules et équipements, 21 % dans la production d’ordinateurs, d’électronique et de produits optiques, et 11 % dans la production de médicaments. Ces industries sont directement ou indirectement liées aux besoins de l’opération militaire spéciale. En revanche, l’industrie « civile » est en récession : le dernier indice PMI de S&P pour la Russie est tombé en juin à 47,5 contre 50 en mai. Un niveau en dessous de 50 témoigne d’une baisse de l’activité.

Des indices de plus en plus nombreux de difficultés rencontrées par des entreprises et des ménages sont rapportés par les quotidiens économiques russes, qui échappent partiellement à la censure (on peut parler de hausses des prix, de stagnation, de montée des défaillances bancaires, mais on ne peut pas lier ces événements à la guerre en Ukraine). Par chance, il reste encore un correspondant de la BBC à Moscou, Steve Rosenberg, dont la revue de presse quasi quotidienne donne de très précieuses indications sur l’état de l’économie russe.

Le prix du bortsch

Steve Rosenberg note ainsi que, selon le quotidien des affaires Kommersant, le marché du travail est morose. « La part des entreprises qui envisagent de réduire leurs effectifs cette année a presque doublé, atteignant désormais 11,5 %, selon la Banque de Russie. La part des entreprises qui prévoient d’augmenter les salaires dans ces conditions diminue et se situe aujourd’hui à 13 %. »  En juillet, pour la première fois depuis août 2022, il y a davantage d’industries qui préparent des plans de réduction de la production que d’industries planchant sur une augmentation.

Aucune augmentation de salaires pour une entreprise sur sept, donc, alors que l’inflation, on le rappelle, flirte avec les 10% et que les taux d’intérêt restent aux alentours de 20%. La vie quotidienne devient donc de plus en plus difficile. « À la une des « Izvestia », observait Steve Rosenberg le 23 juillet, «  les prix des betteraves ont augmenté de 58 % cette année, ceux des carottes de 39 % ». Le bortsch devient un plat de luxe. Quant au prix du pain, il a augmenté de 17% en un an.

« Les œufs sont devenus si extraordinairement chers que le président Poutine lui-même a dû intervenir pour résoudre le problème, ajoute le journaliste britannique. Cette année, les prix des œufs ont chuté de manière significative en juin, mais le ministre de l’Agriculture met déjà en garde contre une probable nouvelle spirale de hausse des prix des œufs. »

L’électricité 23% plus cher

La presse russe rapporte aussi que depuis le premier juillet, les services publics et communaux sont désormais, en moyenne, 15 % plus chers. À Moscou, les tarifs d’électricité ont augmenté de 23 %. Quant au prix de l’essence, sa hausse s’accélère aussi, au point que certains demandent l’arrêt des exportations de pétrole pour réorienter la production,  handicapée par les attaques ukrainiennes sur les dépôts et les raffineries, vers le marché intérieur.

Auprès des autorités, on songe, pour contrer cette inflation galopante, à un gel temporaire des prix sur certaines denrées alimentaires. « Il a été proposé de geler temporairement les prix des biens socialement importants pendant trois à quatre mois : viande, œufs, pain, pommes de terre et autres produits de base, explique Steve Rosenberg. Un expert économique explique cependant que le gel des prix comporte plusieurs risques, notamment la pénurie de biens, la baisse de la qualité de l’assortiment de produits, la croissance du marché parallèle, des problèmes de planification pour les fabricants, ainsi que des risques de corruption dans la distribution des subventions ».

Marché de la construction à l’arrêt

Dans ces conditions, un grand nombre de Russes ont du mal à nouer les deux bouts. Selon, Moskovsky Komsomolets, en Russie, les utilisateurs de cartes de crédit ont de plus en plus de mal à rembourser leurs dettes, selon les données du début de l’été. 8,3 millions de Russes avaient plus de 90 jours de retard dans le règlement de leurs dettes de cartes de crédit.

Les ménages sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir effectuer d’achats importants. On le voit dans le marché de la construction. La presse russe indique, selon Steve Rosenberg, que « les usines de ciment sont au bord du gouffre, une baisse de la demande et une hausse des importations menacent les usines de ciment russes d’un arrêt de production. Cela force l’ensemble du secteur à passer en mode survie. L’usine de ciment de Belgorod a déjà temporairement interrompu sa production en raison d’une baisse de rentabilité. Selon le directeur du lobby des cimentiers russes, la baisse de la demande de ciment en 2025 est principalement liée à une chute de la construction de logements. » Dans la presse russe, ajoute le correspondant de la BBC à Moscou, on estime que « l’ère des prêts hypothécaires à taux très bas est révolue. Dans ces nouvelles conditions, les citoyens devront économiser longtemps pour s’offrir un logement. »

Idem pour l’industrie automobile, qui prévoit cette année une chute de 25% du nombre d’achats de véhicules neufs.

DIY dentaire

Ces difficultés économiques conduisent de plus en plus de Russes à recourir à des expédients parfois étonnants. Ainsi,  « Izvestia rapporte que les Russes effectuent des traitements dentaires à domicile au lieu de consulter un dentiste, dit Steve Rosenberg. Les Russes achètent activement des kits pour réaliser eux-mêmes des obturations dentaires chez eux. Le nombre d’annonces pour de tels kits est 3,3 fois plus élevé que l’année dernière. Les experts estiment que la demande résulte de la hausse des coûts des traitements dentaires, qui ont considérablement augmenté l’année dernière et continuent d’augmenter. Les médecins mettent en garde contre le fait que tenter de réaliser soi-même des obturations est extrêmement dangereux. »

Si les sanctions occidentales rendent la vie quotidienne difficile, elles risquent aussi de peser à long terme sur l’économie.  « Un économiste déclare à « Moskovsky Komsomolets » que ce qui l’inquiète le plus à long terme est la question du développement technologique, dit Steve Rosenberg. La Russie est en semi-isolement en raison des sanctions occidentales à grande échelle. Elle est largement coupée des investissements étrangers et des dernières avancées technologiques. Il est naïf de penser, dit l’économiste, que tout ce dont nous avons besoin, nous pouvons le fabriquer nous-mêmes ou l’obtenir de la Chine, notre partenaire dominant, qui n’est pas capable de tout produire lui-même. De plus, la Chine n’est pas prête à partager tout ce qu’elle possède avec la Russie ».

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