Comment les autocrates truquent des élections
Plutôt que de bourrer grossièrement les urnes, les autocrates ont recours à bien d’autres moyens moins évidents. Petit tour d’horizon.
On devient immensément riche “plus par la fraude que par la force”, affirmait au 16e siècle Nicolas Machiavel, le fameux conseiller des princes sans scrupules. Les potentats modernes, eux, peuvent trouver leur inspiration dans How to Rig an Election (“Comment truquer une élection”), un livre de l’Anglais Nic Cheeseman et de l’Américain Brian Klaas. “Dans de nombreux pays, l’art de conserver le pouvoir est devenu l’art de manipuler les élections”, affirment les deux universitaires (qui, bien évidemment, n’adhèrent pas à cette proposition).
Seuls une poignée de régimes autocratiques, comme la Chine et l’Erythrée, se passent totalement d’élections. La plupart font au moins semblant d’offrir un choix aux électeurs… tout en s’assurant que l’opposition ne puisse pas gagner. La stratégie est astucieuse. Les régimes qui pratiquent ce que Cheeseman et Klaas appellent la “démocratie contrefaite” ont tendance à durer plus longtemps que les dictatures pures et simples. L’organisation d’élections les fait paraître plus légitimes et ils risquent moins d’être mis au ban de la communauté internationale. Et le fait d’autoriser une opposition leur donne quelqu’un à diaboliser.
Plusieurs scrutins en 2024 illustreront cette triste vérité. Dans certains cas, la tromperie sera évidente. Paul Kagame, président du Rwanda, a remporté 99 % des suffrages la dernière fois : on peut donc affirmer sans risque qu’il sera réélu en août. Au Mali, les élections prévues en février ont été reportées pour des “raisons techniques”. Organiser des élections est devenu impossible dans les régions du pays ravagées par les djihadistes et peu de citoyens s’attendent d’ailleurs à ce que la junte qui s’est emparée du pouvoir en 2021 se retire.
Prendre les devants
Mais la plupart des dirigeants tricheurs se montrent plus subtils. Ils trichent, certes, mais juste assez pour gagner les élections et pas trop pour ne pas nuire à la réputation de leur pays. Plutôt que de bourrer grossièrement les urnes le jour du scrutin, ils prennent les devants, et ce de diverses manières.
Cela commence par des mesures qui ne sont pas directement liées aux élections, comme le fait de payer grassement la police et l’armée pour s’assurer de leur loyauté, de coopter des juges, de transformer la télévision et la radio nationales en propagandistes, ou de pousser les divers groupes de pression à la faillite par des enquêtes fiscales sans fondement. Certains dirigeants déploient des arguments juridiques alambiqués pour échapper à la limitation des mandats, comme c’est le cas au Salvador et en Russie.
Tout cela prépare le terrain pour la deuxième étape : le sabotage de l’élection elle-même. En jouant avec les limites des circonscriptions électorales, les dirigeants peuvent faire en sorte que les votes de l’opposition comptent moins que les leurs. En ne mettant pas à jour les listes électorales, ils peuvent maintenir les morts sur les listes (et les morts, c’est bien connu, votent généralement pour le parti au pouvoir). Les opposants au régime mettent des mois à obtenir une autorisation pour pouvoir organiser un rassemblement alors que les manifestations du parti au pouvoir, elles, peuvent se dérouler sans problème.
Certains régimes parrainent discrètement de faux candidats de l’opposition afin de diviser le vote contre le pouvoir en place. Il faut s’attendre à ce qu’il en soit ainsi en Russie en 2024.
La quantité et la vraisemblance des “fakes” montrant des dirigeants de l’opposition en train de commettre des actes inqualifiables augmenteront en 2024.
Bâtons dans les roues
Les vrais partis d’opposition, eux, sont fragilisés par une quantité invraisemblable de pressions administratives. Au Zimbabwe en 2023, des limites strictes imposées aux dépenses de campagne (mais appliquées de manière sélective selon le parti) combinées à une hausse soudaine de 20 fois les frais d’enregistrement des candidats, ont laissé l’opposition avec quasi rien pour faire campagne… tandis que le président se baladait en hélicoptère. Et le jour même des élections, une mystérieuse pénurie de bulletins de vote dans les bastions de l’opposition a contraint les électeurs à faire la queue jusqu’au petit matin. Les bureaux acquis au parti au pouvoir n’ont pas connu de tels retards et des “volontaires” intraitables (qui travaillaient en fait pour les services de sécurité) se sont installés devant les isoloirs pour contrôler les pièces d’identité et effectuer un “sondage de sortie” afin de s’assurer que tout le monde avait bien voté pour le président. Toutes ces astuces seront adoptées par d’autres en 2024.
Les candidats populaires de l’opposition sont souvent empêchés de se présenter aux élections. Il suffit de voir combien d’entre eux ne parviennent pas à remplir correctement leur dossier de candidature. Certains sont enfermés, bien sûr pas pour des raisons politiques, mais pour des délits ordinaires tels que la fraude (l’un des chefs d’accusation pour lesquels Alexey Navalny purge une peine de 30 ans en Russie).
Rahul Gandhi, le principal leader de l’opposition en Inde, a ainsi été condamné à une peine de prison pour diffamation en 2023 et à l’interdiction d’exercer une fonction politique. Il a quand même réussi à faire suspendre cette décision à temps pour les élections de 2024, les plus importantes jamais organisées dans le monde, mais cela lui a fait perdre des mois qui auraient pu être consacrés à sa campagne.
L’IA du côté du pouvoir
Si le Bangladesh organisait des élections équitables en 2024, l’opposition menée par Khaleda Zia l’emporterait sans doute. Mais celle-ci est assignée à résidence après avoir été condamnée pour corruption. Le parti au pouvoir devrait donc triompher. En Biélorussie, la dernière fois qu’une élection présidentielle avait été organisée, l’épouse d’un dirigeant de l’opposition radié et emprisonné avait sans doute gagné le suffrage avec une large marge, mais le despote sortant Alexandre Loukachenko,
qui a Poutine et les armes de son côté, a affirmé le contraire. Les prochaines élections qui s’y dérouleront, en février 2024, seront “équitables, contrairement aux élections aux Etats-Unis”, a affirmé Alexandre Loukachenko…
Nombreux sont aussi ceux qui craignent que la technologie, et en particulier l’intelligence artificielle, ne facilite le trucage des élections. La quantité et la vraisemblance des fake vidéos montrant des dirigeants de l’opposition commettant des actes inqualifiables augmenteront certainement en 2024, ce qui pourrait influencer une partie des électeurs, en particulier dans les pays où le taux d’alphabétisation est faible et la liberté de la presse en recul, comme l’Inde ou le Pakistan. Mais les partis au pouvoir disposaient déjà de nombreux outils pour désinformer la population, de sorte que l’effet pourrait être marginal. Les institutions ont plus d’importance. Dans un pays où les habitudes démocratiques sont bien ancrées, il est difficile pour un dirigeant de modifier le résultat, comme les Etats-Unis l’ont découvert en 2020. Toutefois, pour que les institutions survivent, il faut que les électeurs s’y intéressent. Et si les Américains réélisent en 2024 celui qui a tenté de renverser l’élection de 2020, ils devront
en assumer les conséquences.
Robert Guest rédacteur en chef adjoint de “The Economist”
Traduit de « The World in 2024 », supplément de The Economist
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