Charlotte de Montpellier, économiste : “La mondialisation heureuse est terminée”

Donald Trump tire un trait sur une période où le libre-échange était vanté comme un remède aux maux du monde. © AFP via Getty Images
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Charlotte de Montpellier, économiste chez ING, décode les coulisses de la décision de Donald Trump concernant les droits de douane et explique pourquoi elle n’est “pas très rationnelle” à ses yeux. C’est la fin d’une ère, potentiellement. Une autre mondialisation est-elle possible, sans les États-Unis ? “C’est utopique à court terme et cela prendra du temps.”

Panique sur les marchés boursiers. Inquiétudes budgétaires dans tous les gouvernements. Nuits blanches dans les entreprises européennes et mondiales. Le coup de grisou provoqué par les annonces du président américain, Donald Trump, en matière de barrières douanières représente un nouveau tournant dans une époque anxiogène, qui malmène définitivement la confiance.

Le président américain a effectué un nouveau volte-face dont il a le secret en renforçant les droits de douane à l’encontre de la Chine, mais en suspendant l’exécution des autres renforcements, limités à 10%, pour 90 jours. Cela donnera le temps de souffler, de négocier, mais cela renforce le caractère incertain de cette époque. En sachant que la tendance lourde est au protectionnisme.

“Depuis le début de l’année, nous avions déjà un niveau d’incertitude atteignant des sommets jamais égalés, constate Charlotte de Montpellier, économiste chez ING. Les effets d’annonce et les retours en arrière se sont multipliés. Une incertitude d’une telle ampleur est déjà, en soi, néfaste pour l’économie mondiale. Cela pousse les entreprises à postposer leurs plans de production, d’investissements ou d’embauche. Cela incite aussi les ménages à ralentir leur consommation et à mettre plus d’argent de côté. Ce second mandat de Donald Trump est bien plus déroutant que le premier.”

Une incertitude d’une telle ampleur est déjà, en soi, néfaste pour l’économie mondiale. – Charlotte de Montpellier, économiste chez ING

Selon Charlotte de Montpellier, les roits de douane annoncés initialement étaient “pires que prévu” et le chemin pris par le locataire de la Maison-Blanche était “hallucinant”. Ses droits de douane généralisés mettaient potentiellement un terme à une mondialisation qui, si elle fut souvent décriée, n’en était pas moins source de prospérité. Le revirement est-il de nature à changer fondamentalement les choses?

“Pas très rationnel”

Quelle mouche avait donc piqué Donald Trump ? “D’un point de vue économique, il faut bien reconnaître que tout ceci n’est pas très rationnel, souligne l’économiste d’ING. Tous les conflits mondiaux, par le passé, ont démontré que cela avait un impact économique majeur. Ces tarifs douaniers supplémentaires aggravent fortement l’impact négatif pour l’économie mondiale à court terme. Cela entrave le commerce international et cela ralentit l’activité. Des régions du monde exportatrices nettes comme l’Union européenne ou l’Asie du Sud-Est seront touchées de plein fouet.”

Pour les États-Unis non plus, ce n’est pas un appel à la fête. “Pour le pays qui impose les droits de douane, cela signifie potentiellement une hausse importante de l’inflation. Ce n’est jamais bon, cela impose une réaction de la Banque centrale. Et cela a un effet désastreux sur le pouvoir d’achat des ménages, surtout des plus démunis.”

Toutefois, le choc est à ce point violent et déroutant qu’il a laissé la Banque centrale américaine dans l’hésitation. Jerome Powell, président de la Fed, a certes déclaré que ces droits de douane allaient “probablement augmenter l’inflation”, qu’ils risquaient de ralentir la croissance et de faire augmenter le chômage. Mais “il est trop tôt pour dire qu’elle est la politique monétaire appropriée”, a-t-il ajouté. Non sans laisser certains analystes pantois.

“Une stratégie peu opportune”

Que cherche fondamentalement le président américain avec cette bombe atomique ? “L’idée de Donald Trump consiste à se dire qu’à long terme, ce sera bénéfique parce que cela va ramener des industries et de l’emploi dans son pays, avance Charlotte de Montpellier. La question que l’on est en droit de se poser, c’est l’opportunité de cette stratégie dès lors que l’économie américaine était déjà quasiment au plein emploi. Y a-t-il une volonté de réorienter l’économie vers l’industrie et moins vers les services ? Peut-être, mais ce n’est pas en forçant l’économie à ralentir que l’on atteindra cet objectif. Et même si cela menait à une réindustrialisation, le coût pour l’économie aura été tel qu’il est difficile d’imaginer un impact positif.”

L’autre explication, prolonge-t-elle, pourrait résider dans la volonté pour Donald Trump d’utiliser les recettes de ces tarifs douaniers pour financer ses politiques. “Le déficit budgétaire américain est énorme, supérieur à 6% du PIB, ce qui entrave ses capacités d’action, dit-elle. Ce raisonnement-là pourrait se comprendre, cela va ramener de l’argent dans les caisses de l’État. Le problème, c’est que les estimations faites sont très fantaisistes car l’instauration de ces tarifs ralentit les flux commerciaux !”

De même, la volonté du président américain de relancer l’économie en baissant les taxes sur les entreprises laisse sans voix, dès lors que sa décision provoque… le mal qu’elle est censée résoudre. “Si l’on se retrouve avec un risque de récession, c’est mettre un sparadrap sur une blessure grave, ajoute l’économiste. Tout cela n’est pas très rationnel, c’est une évidence.”

“La mondialisation menacée”

Ouvertement protectionniste, mais aussi doté d’une tendance à la paranoïa véritable, Donald Trump tire un trait sur une période où le libre-échange était vanté comme un remède aux maux du monde et une source cruciale pour le développement. Ses partisans dénoncent le fait que la globalisation ait permis à des pays de sortir de la pauvreté et critiquent surtout la naissance de concurrents systémiques comme la Chine ou l’Union européenne. L’heure de la mondialisation heureuse est révolue.

L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est moribonde, acquiesce Charlotte de Montpellier. Nous ne sommes plus dans un monde où les règles s’appliquent et sont respectées. La meilleure preuve, c’est que le calcul fait par Donald Trump pour imposer ses barrières douanières ne repose pas du tout sur les tarifs, mais bien sur le solde commercial des pays concernés. Si l’on commence à prendre des décisions sur base de données qui sont fausses, cela prouve bien que les règles mondiales n’ont plus de raison d’être quand on parle avec les États-Unis.”

Peut-on recréer une autre mondialisation, sans les USA ? L’idée a été avancée par les Canadiens, fortement remontés contre le locataire de la Maison-Blanche depuis qu’il menace de transformer leur pays en 51e État américain. Le milliardaire Elon Musk, pourtant fidèle du président, a avancé l’idée d’une “zone de libre-échange” avec l’Union européenne, mais un peu tard : il a largement contribué au repli sur soi “trumpiste”.

“Une mondialisation sans les États-Unis, c’est assez utopique. Et si cela devait arriver, cela prendrait beaucoup de temps, estime l’économiste d’ING. Il faut tout de même rappeler que l’économie américaine représente plus de 25% du PIB mondial. S’en passer, cela demande de recréer des flux commerciaux à partir de rien ou presque, dans un contexte ou la locomotive elle-même ralentit. Si ces droits de douane devaient être maintenus dans la durée, même au-delà du mandat de Donald Trump, une réorganisation aurait probablement lieu, avec une place moins importante pour les États-Unis. Mais on ne peut envisager cela comme une solution aujourd’hui.”

Le président américain souhaiterait donner un coup de pied dans l’ordre économique et monétaire. “Dans un monde où il y a beaucoup de barrières douanières supplémentaires, théoriquement, cela aurait tendance à renforcer le dollar en tant que monnaie de référence, constate Charlotte de Montpellier. Si toutes les devises, asiatiques notamment, devraient se déprécier en raison du ralentissement économique, le dollar devrait se renforcer d’autant plus.”

Or, c’est précisément ce que Donald Trump n’aime pas : il estime que le dollar est trop fort et il voudrait le déprécier. “Le problème, c’est que l’on ne peut pas tout avoir en même temps, prolonge l’économiste. Cela pourrait être le cas si les États-Unis sont un peu moins forts et perdent leur statut de référence. Mais tous les flux commerciaux sont actuellement en dollar, cela prendra des années pour renverser la vapeur. On ne parle pas d’un écroulement, mais d’un changement progressif.”

“Notre croissance revue à la baisse”

L’Europe peut-elle tirer son épingle du jeu en prenant le contrepied de ce virage historique et en devenant le porte-parole d’un monde économiquement libre ? “On a beau prendre le problème dans tous les sens, l’Europe étant un exportateur net, de telles barrières commerciales sont évidemment négatives pour nos pays, tempère notre interlocutrice. Nos exportations devraient diminuer vers les États-Unis, mais il y aura, en outre, un impact indirect : en raison du ralentissement de l’économie mondiale, celles-ci diminueront partout. L’Asie du Sud étant très clairement visée par des tarifs très élevés, cela signifie que des capacités exportatrices énormes existeront là-bas, et qui pourront se diriger vers l’Europe.”

Une certitude ? “Les prévisions de croissance pour 2025 et 2026 risquent d’être revues à la baisse. Depuis le début de l’année, on a beaucoup parlé d’un renouveau européen, d’investissements dans la défense ou du plan de relance allemand, ce qui avait un effet positif pour nos économies. Or, ce qui se passe efface tous ces espoirs.”

Certains avancent le fait qu’un autre tournant historique pourrait compenser l’agressivité américaine : l’Allemagne ouvre ses vannes budgétaires, rompant avec des décennies de rigueur. “Cela ne sera pas suffisant pour compenser parce que l’on ne parle pas du même timing, coupe Charlotte de Montpellier. L’impact de la guerre commerciale sera immédiat, pour 2025 et 2026, tandis que celui du plan allemand se fera ressentir à plus long terme, à partir de 2027.”

Les pays européens les plus touchés par l’augmentation des droits de douane américains seront précisément l’Allemagne, l’Irlande, la Slovaquie, la Hongrie, l’Italie et l’Autriche, a estimé l’agence de notation Moody’s dans une note publiée ce lundi 7 avril.

Inquiétudes belges

La Belgique, ouverte aux vents et marées, et plaque tournante du commerce, a également du souci à se faire. “À ce stade, et on verra si cela restera le cas, les tarifs douaniers ont exempté les produits pharmaceutiques, précise l’économiste. Ce que Donald Trump a annoncé, c’est que cela se fera plus tard, spécifiquement, comme ce fut le cas pour les automobiles. C’est important parce que les États-Unis sont notre premier partenaire commercial hors Union européenne et que les produits pharmaceutiques sont de loin notre premier secteur d’exportation vers ce pays.”

De manière générale, notre pays risque de boire la tasse. “Compte tenu du fait que nous sommes une petite économie très ouverte, on aura un impact négatif avec une révision de la croissance qui peut aller jusqu’à 0,2% ou 0,3% en moins, pour une croissance attendue de 0,8%. Si les États-Unis tombaient en récession, l’impact serait encore plus grand. Nous ne pourrons pas tirer notre épingle du jeu tout seuls. La façon dont l’Europe se relèvera de ce choc absolument massif sera l’une des clés, mais, encore une fois, cela prendra du temps.”

Le gouvernement De Wever était déjà dans les difficultés avec la nécessité de revoir ses perspectives budgétaires en raison des investissements à opérer dans la défense, à hauteur de 4 milliards par an. Les nuits blanches du Premier ministre nationaliste en seraient aggravées. “Cela rajoute une couche parce qu’une croissance économique plus faible, cela signifie en pratique moins de rentrées fiscales, mais aussi davantage de dépenses, ne fut-ce que pour les allocations de chômage, par exemple, affirme notre interlocutrice. Cela rend l’équation budgétaire encore plus épineuse.”

“La fin de la résilience publique”

Voilà une autre ère qui se referme, celle des budgets susceptibles de surmonter les crises. “La Belgique s’est mise elle-même dans les problèmes avec une croissance du déficit hors de contrôle, souligne Charlotte de Montpellier. Nous n’avons plus la moindre marge de manœuvre quand il y a un choc. Or, il y en a plusieurs, simultanés : le risque sur notre sécurité collective, la guerre commerciale engendrée par ces tarifs douaniers, sans oublier l’impact du changement climatique, qui reste majeur.”

La Belgique s’est mise elle-même dans les problèmes avec une croissance du déficit hors de contrôle. – Charlotte de Montpellier, économiste chez ING

Pourtant, depuis la pandémie de covid jusqu’à la guerre en Ukraine et l’inflation que cela induit, nos économies étaient restées résilientes. Entre l’alarmisme véhiculé médiatiquement et la réalité, il y avait parfois un fossé.

“Mais il faut bien se rendre compte que nos économies ont été résilientes ces dernières années grâce aux dépenses publiques, à l’argent de l’État, à ce que le président français Emmanuel Macron appelait le ‘quoi qu’il en coûte’”, rappelle Charlotte de Montpellier.

Outre la fin de la mondialisation, est-ce la fin du keynésianisme ? “Cela a permis de stabiliser l’économie, et comme nous sommes intervenus davantage en Belgique qu’ailleurs, cela a permis à notre économie de bien se comporter. Le problème, c’est que nous avons épuisé nos ressources. Nous manquons désormais d’outils pour stabiliser nos capacités budgétaires. Nous avons désormais besoin d’une résilience qui ne vient plus des pouvoirs publics, mais des acteurs privés. Or, ces acteurs privés font face à des vents contraires assez puissants avec cette guerre commerciale.” Vous avez dit tournant historique ?

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