C’est pour le moins paradoxal : alors que nombre d’économistes prédisaient — et se réjouissaient ! — d’un abaissement des taux d’intérêt par la Banque centrale européenne (BCE), au lendemain de l’annonce faite par Mario Draghi, les mêmes économistes boudaient quelque peu leur plaisir. “La nouvelle baisse des taux de la BCE sera sans effet”, affirme ainsi Eric Dor, économiste à l’IESEG School of Management de Paris et Lille. A l’Université de Mons, Giuseppe Pagano, plus prudent, juge qu’elle “n’aura pas beaucoup d’influence”. Quant à l’arti-cle du quotidien français Les Echos sur le sujet du vendredi 3 mai, il commence par un laconique : “0,50 %, et ensuite ?”
Tout ça pour ça, donc. Même si les marchés semblent avoir pris au sérieux la détermination de Super Mario (taux d’intérêt nationaux à 10 ans au plus bas un peu partout dans la zone euro, recul de l’euro face au dollar), la crainte que la politique monétaire menée par la BCE ne se transmette pas à l’économie réelle est bien là. Comprenez : même si les banques peuvent se refinancer à (très) bas coût et que leurs dépôts auprès de la BCE ne sont pas rémunérés du tout (le taux marginal de dépôt étant toujours à 0 %), elles ne prêteront pas pour autant davantage aux entreprises. Or, c’est ce circuit économique-là qui doit impérativement être relancé pour réamorcer la croissance.
Et pourquoi ne le feraient-elles pas ? Premièrement parce que la demande de crédits est en baisse. Le secteur privé est déjà surendetté en Europe et la plupart des industries tournent en sous-capacité, ce qui freine évidemment les investissements. Et deuxièmement, parce que les banques sont tenues par la réforme de Bâle III de répondre à des exigences de liquidités et de fonds propres, ce qui les rend beaucoup moins enclines à prêter de l’argent aux particuliers et aux entreprises.
Mais que faire alors ? La BCE devrait-elle aller jusqu’à fixer des taux négatifs, une possibilité sous-entendue d’ailleurs par Mario Draghi lui-même ? L’idée ne semble à première vue pas dénuée de sens : si les banques étaient taxées sur leurs dépôts placés à la BCE, la logique voudrait qu’elles préfèrent alors prêter de l’argent en l’injectant dans l’économie réelle, quitte à n’être que peu ou pas rémunérées pour ce faire. Oui, mais. Il faut d’abord qu’il y ait une demande, et rien n’est moins sûr, dans le contexte actuel. Et puis, en empruntant ce chemin peu conventionnel, la BCE s’expose à d’autres risques : celui de voir les Etats s’endetter davantage encore, alors même que l’Europe fait pression pour qu’ils se désendettent au plus vite. Ou celui de voir les emprunteurs privés prendre des risques inconsidérés, générateurs de bulles potentielles sur une série d’actifs. Ou encore celui de voir les profits des banques s’affaiblir et la pression sur les déposants augmenter. Ou celui, sans doute plus effrayant encore, de ne jamais parvenir à faire marche arrière, à moins d’infliger à l’économie un coup plus méchant que celui qu’elle encaisse déjà aujourd’hui.
Même si, tenant compte de l’inflation à 1,2 %, les taux d’intérêts sont en réalité déjà négatifs, il y a peu de chances que la BCE prenne un jour la décision d’abaisser son taux nominal de facilité de dépôt sous la barre des 0 %. Il s’agit sans doute d’un des rares cas où il valait mieux le dire que le faire. Quoique. Le Danemark n’a-t-il pas déjà montré la voie en juillet dernier ? Reste à voir quelle en sera l’issue.
CAMILLE VAN VYVE, RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE