Il fait chaud en enfer
Rien ne traduit mieux le caractère de l’île caribéenne de Martinique que le rhum Saint James, distillé à base de pur sucre de canne. Sa bouteille rectangulaire typique recèle 250 ans d’une histoire mouvementée. Le rhum agricole martiniquais est le seul à porter un certificat AOC, et il y a à cela une excellente raison : son goût est unique. Voici pourquoi.
Le rhum est généralement associé aux pirates, aux Caraïbes et au sucre de canne. Ce qui, dans les grandes lignes, s’avère exact. Mais plus on en sait à son sujet, plus son goût gagne en complexité. La qualification d’ ” eau sucrée ” que lui attribuent certains est totalement erronée et ne peut s’expliquer que par la qualité médiocre du produit goûté. Car le vrai rhum est porteur d’un climat, d’une terre et de la mer, et est digne de respect. Et le Saint James dont on vient de célébrer les 250 ans contribue à cette longue quête de reconnaissance.
Sans canne à sucre, pas de rhum. Lorsqu’on voit aujourd’hui les immenses parcelles de ces plants ondulant et mûrissant sous le soleil des Caraïbes, il semble incroyable que Christophe Colomb n’en ait pas découvert le moindre. En réalité, la canne à sucre est originaire de Nouvelle-Guinée et s’est répandue en Inde par l’Indonésie, puis, grâce aux Arabes, en Perse, en Afrique du Nord et en Espagne. Ce n’est qu’après la reconquista et au début de la grande colonisation qu’elle a gagné les Iles Canaries et les Açores pour aboutir aux Antilles et au Nouveau Monde.
A l’époque de Colomb, il n’avait pas la moindre canne à sucre sur l’île. Aujourd’hui, elle en regorge.
La canne à sucre servait, bien sûr, à faire du sucre. Elle était à ce point précieuse qu’elle fit durant un certain temps office de monnaie d’échange. La production de sucre génère un reliquat important : la mélasse – soit une substance sirupeuse se formant après plusieurs cuissons successives du jus de canne à sucre, et après élimination des cristaux de sucre libérés. Considérée au départ comme un déchet, elle fut rapidement utilisée pour la confection de pain d’épice ou de pain de seigle, ou comme aliment pour le bétail. Ce n’est que plus tard que l’on eut l’idée, aux Caraïbes et de manière très primitive, d’en faire un distillat ancêtre du rhum. Mais comment cette idée a-t-elle surgi ?
?BOIRE DE L’EAU? MORTEL
Lorsqu’on étudie l’histoire des spiritueux et des cocktails, trois mots reviennent de manière récurrente : hasard, nécessité et remède. Pour beaucoup, le rhum évoque des images de détente, de chaleur et de soleil couchant, mais ceux-là appartiennent généralement à des sphères qui ont aisément accès à l’eau potable – au robinet ou en bouteille. Au milieu du 17e siècle, boire de l’eau était souvent mortel. Surtout sous les tropiques.
Lorsqu’on étudie l’histoire des spiritueux, trois mots reviennent de manière récurrente: hasard, nécessite et remède.
La bière et le vin occupaient dès lors une place indispensable. Mais il s’est rapidement avéré qu’ils n’étaient pas efficaces dans un contexte de chaleur tropicale. De plus, le vin était réservé aux élites et aux officiers. Les premiers navigateurs coloniaux cherchèrent donc une solution : les spiritueux – des boissons alcoolisées s’améliorant même à mesure qu’elles reposaient dans des fûts de bois.
Ce qui valait à bord des bateaux, s’appliquait aussi aux anciennes colonies caribéennes. Y boire de l’eau revenait à contracter la malaria. Et, tandis que l’élite bénéficiait de vin et de cognac, le peuple – les esclaves et des ouvriers blancs séduits par la propagande – buvait de l’eau et succombait en masse aux privations et aux maladies. Un propriétaire de plantation de cannes à sucre, dont plus de 60 % des esclaves mouraient de malaria (leur espérance de vie ne dépassait pas les 30 ans), finissait par ne plus produire le moindre sucre. Contraint en outre d’acheter en permanence de nouveaux esclaves, il était progressivement mené à la ruine. L’importation de boissons alcoolisées au départ de l’Europe n’étant pas commercialement intéressant, on chercha à produire localement de l’alcool, notamment en essayant de distiller le reliquat de jus de canne à sucre, mais le résultat se révéla tout sauf bon à boire.
LE DIABLE MIS À MORT
Ce breuvage ne portait pas encore le nom de rhum. Vers 1640 apparaissent dans certains écrits les premières mentions d’une boisson à base de canne à sucre, appelée ” Eau de Vie de Canne “, ” Rumbullio n” ou encore ” Kill Devil “. Ces deux derniers noms, qui proviennent des îles anglophones, décrivent deux effets secondaires de la consommation (abusive) de rhum. ” Rumbullion ” signifie ” rumeur, agitation, révolte, bruit ” – ce qui se produisait probablement lorsqu’une centaine d’esclaves, de forçats, d’écumeurs de mers et autres parias mettaient un tonneau de rhum en perce. ” Kill Devil ” fait référence à la force du breuvage, tant en taux d’alcool qu’au goût. On peut supposer que ce nom est issu de la phrase ” It tastes so strong that it could kill the devil! ” (C’est tellement fort que cela pourrait tuer le diable). Et peut-être y a-t-il là une allusion aux applications médicinales, ” killing the devil inside “ (tuer le diable à l’intérieur de soi).
Dans les Antilles françaises, l’appellation a été rapidement créolisée en ” guildive “. Mais le terme ” tafia ” y était aussi fréquemment utilisé. Selon un dictionnaire français datant de 1650, il s’agirait d’un mode d’accueil typique ancestral de la population autochtone – antérieur à l’arrivée des colonisateurs français, qui ont d’ailleurs exterminé celle-ci. Selon la tradition, il fallait répondre par ” ra-tafia “, terme qui est devenu par la suite la dénomination de macérations typiques de fruits.
Mais quel qu’en soit le nom, en 1651, un visiteur anglais anonyme décrit ce breuvage comme “ a hot, hellish and terrible liquor “, rejoignant ainsi d’autres témoignages de l’époque. Il s’agissait d’une macération forte, brûlante, un vrai ” jus pour pirates “.
LA DOMINATION DE LA MARTINIQUE
Depuis qu’elle y a été plantée, la canne à sucre a présidé aux destinées de la Martinique. Très curieusement, c’est non pas un Français mais un Hollandais qui, en 1639, a eu le premier monopole en matière de plantation de la canne à sucre : Daniel Trézel. Etabli à Rouen après avoir échappé à Maurice de Nassau, cet ami personnel d’Hugo Grotius (juriste et philosophe qui posa les fondements du droit international), il reçut un contrat au sein de la Compagnie des Iles de l’Amérique, créée par le Cardinal de Richelieu et rejointe en 1654 par 250 Hollandais qui avaient fui le Brésil par crainte des pogroms mis en place par les Portugais à l’encontre des croyances juives. Résultat : les moulins à sucre se multiplièrent en Martinique, et l’île connut un boom économique grâce à la production de sucre et de tafia.
A l’apogée du colonialisme, le contrôle stratégique des routes commerciales, des produits et des épices avait atteint un développement sans égal. Tout comme la marine marchande et… la piraterie. C’était aussi le cas du commerce indépendant qui donna naissance à cette fameuse connexion entre les routes des Caraïbes et les pirates. Grâce à l’amélioration des techniques de distillation, le rhum croît en popularité, devenant même un concurrent redoutable d’alcools européens tels que le cognac. Le transport du rhum est dès lors déclaré illégal, mais les fraudes sont nombreuses – notamment à Saint Malo, l’un des fameux repaires bretons de pirates. L’exportation est légalisée dès 1777 et, au début du 20e siècle, Saint Pierre de Martinique fait figure de plus grande ville mondiale du rhum. Le rhum martiniquais domine alors le marché. En 1996, il obtiendra le certificat AOC.
CENT FEMMES ET QUELQUES FRÈRES
L’origine du nom Saint James a été oubliée. La plantation de départ, dénommée ” Habitation Trou Vaillant à Saint Pierre ” ne prendra le nom officiel de ” Plantations Saint James ” qu’en 1882. Il est possible que cette appellation lui vienne du commerce – généralement illégal – avec les Anglais, qui fleurissait au 18e siècle. Ou du fait que ce rhum était le favori du roi d’Angleterre, lequel résida jusqu’en 1837 dans le palais Saint James de Londres. Ou encore qu’il reçut ce nom anglais au 18e siècle pour contourner les règles très strictes en matière d’exportation. A moins tout simplement que, lors de l’occupation de l’île par les Anglais (1794-1802 et 1809-1814), le mot ” Trou Vaillant ” ait été pour eux trop difficile à prononcer.
L’histoire de Saint James débute en 1686 avec l’arrivée d’un bateau transportant une centaine de femmes – destinées aux colonisateurs et ayant pour la plupart accepté librement de faire le voyage – et un certain nombre de Frères de la Miséricorde. Les ecclésiastiques ont une propension à la confection de breuvages alcoolisés (que l’on songe à la Chartreuse et à la Dom Bénédictine) destinés en premier lieu à des usages médicaux.
Ces Frères de la Miséricorde ont pour mission en Martinique non pas de fabriquer du rhum mais de remplacer l’hôpital défaillant par un poste de secours efficace. L’île disposait de deux hôpitaux – l’un à Saint Pierre et l’autre à Fort Royal (aujourd’hui Fort de France) – à l’origine militaires, destinés aux matelots et aux soldats, et comprenant une aile spéciale pour les esclaves.
Les Frères accomplissent leur tâche remarquablement, mais en raison du déclin des ravitaillements venus d’Europe, consécutif à plusieurs années de guerre et de privations, ils sont contraints de prendre des mesures pour assurer le maintien de leurs hôpitaux. L’une d’elles est de fabriquer et de vendre du sucre. Le tafia est très vite de la partie. En 1765, le Père Lefébure crée la sucrerie qui deviendra plus tard Saint James.
L’ASTUCE DE LA TRANCHE CARRÉE
Mais c’est le brillant homme d’affaires Paulin Lambert qui en fera le succès. En 1882, il fait déposer la marque ” Rhum des plantations de Saint James “. Et deux ans plus tard, il y ajoute un autre label, à première vue plus surprenant : Saint James sera désormais le seul rhum à pouvoir être vendu en bouteilles rectangulaires. Ce sera sans doute la première marque de spiritueux à l’être. Un coup de génie : de telles bouteilles se stockent plus facilement et de façon plus sûre. De plus, la forme rectangulaire se remarque clairement parmi les bouteilles rondes et donne une visibilité et une identification accrues. Quelques mois plus tard, Cointreau aura la même idée.
Paulin Lambert est en outre le premier à appliquer au rhum le système du vintage, produisant des crus d’une année précise et spécifique. Un tel millésime est réalisé à peu près tous les six ans et est calqué sur le cycle de vie de la canne à sucre. On procède en effet à une replantation des champs après six années environ. Lors des dégustations, cette différence entre millésimes – par exemple, 1994 et 2000 – est perceptible et dévoile l’influence qu’exercent le climat et la nature de la canne à sucre.
250 ANS DE HOGO
Saint James est un rhum qui regorge de hogo. Ce terme professionnel décrit, depuis le 18e siècle, l’arôme typique des rhums réalisés à base du jus de canne à sucre, par opposition à ceux fabriqués à base de mélasse. Créolisation du français ” haut goût “, le mot fait référence à l’habitude de laisser ” mûrir ” le gibier durant quelques jours avant de le consommer. La saveur spécifique que ce mûrissement lui ajoute est appelé ” haut goût “. Dans les colonies anglophones, hogo fait référence aux rhums jamaïcains, brièvement mûris et très forts, les pot still rums.
Le hogo de Saint James n’a rien d’offensif. Au contraire. On y décèle pleinement le caractère typique du Saint James, le coeur et l’âme de la Martinique. Il permet à ce rhum de surclasser largement nombre d’autres qui ressemblent davantage à une eau sucrée légèrement mûrie.
Le Ti Punch est délicieux mais dangereux. Surtout s’il faut le commander par gestes.
A travers l’entièreté de sa gamme, le Saint James affiche une personnalité aisément identifiable. Ce goût typique lui permet d’être apprécié comme ingrédient de punchs et de cocktails. Le Ti Punch est en quelque sorte le cocktail national de la Martinique. Sa recette ? Remplir un verre bas et large de glaçons, y verser une rasade de sirop de sucre de canne et presser un quart de citron vert par-dessus. Remplir de rhum Saint James, remuer brièvement et siroter. L’idéal étant de le déguster par des températures entre 30 et 40 °C.
Saint James a célébré son 250e anniversaire en lançant un Vintage 250 Prestige. Une édition limitée (800 bouteilles), forcément, puisque ce rhum est le résultat d’un assemblage des six millésimes les plus spectaculaires de Saint James : 1885, 1934, 1952, 1976, 1998 et 2000. Soit une réunion de goûts couvrant 130 années. Le prix est à l’avenant – un millier d’euros – mais il y a fort à parier que les 800 bouteilles aient déjà trouvé preneur.
DANGEREUX DÉLICE
Lors de la soirée de gala du 250e anniversaire, en Martinique, une cinquantaine de bouteilles ont été vendues aux enchères. Et c’est non pas le Vintage 250 Prestige qui a eu l’honneur de la soirée mais une bouteille de 1 litre du millésime 1885. La plus ancienne encore existante – elle date d’avant l’éruption du volcan Pelée en 1902, qui a secoué toute l’île, balayé la ville et la population de Saint Pierre, et obligé Saint James à déménager à Fort de France – et la première bouteille de spiritueux qui soit rectangulaire. Longtemps, on a craint que l’ensemble du millésime ait été détruit ou perdu. Jusqu’à ce que 59 bouteilles soient retrouvées dans une cave… à Amsterdam. On a même soupçonné qu’il s’agissait d’un complot des Néerlandais, désireux de se venger 200 ans plus tard de l’échec de l’invasion de la Martinique par l’amiral De Ruyter. Avec le recul, on serait plutôt tenté de penser que c’est lié aux litres de Ti Punch qui coulent à flots sur cette belle île. Cocktail, qui on ne le répétera jamais assez, est délicieux mais dangereux, surtout s’il faut le commander par gestes.
Quoi qu’il en soit, l’un de ces 59 trésors a été mis aux enchères à 4.000 euros et a atteint le pris hallucinant de… 15.000 euros. Une extravagance que beaucoup ne peuvent se permettre. Mais que l’on se console, le magasin de la distillerie recèle d’autres perles. La plupart négligent les bouteilles ” blanches ” au profit de bouteilles ” brunes “, convaincus qu’ils achètent un meilleur produit eu égard au prix plus élevé figurant sur l’étiquette. Mais un oeil de pirate repérera à coup sûr ce rhum blanc inconnu, contenu dans une bouteille transparente. Ce n’est ni de l’Impériale (rhum blanc à 40°), ni du Royale (rhum blanc à 50°), ni du Fleur de Canne (rhum blanc à 50° fabriqué base de la canne à sucre la plus mûre). La préposée au comptoir avertit dans un sourire : ” Coeur de Chauffe, haut goût, très fort “. Un rhum non mûri, doublement distillé dans un alambic traditionnel ancien, une version plus primitive du pot still. Pas moins de 60°. Pur hogo. Kill Devil. A hot, hellish, but oh so beautiful spirit. Bref, une merveille.
TEXTE ROLF SCHOLLAERT
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