Mathieu Bihet, ministre fédéral de l’Énergie, se félicite du retour en grâce de l’atome et insiste sur la nécessité de ne pas opposer nucléaire et renouvelable. Il expose la marche à suivre pour construire de nouvelles capacités, dès cette législature. Et promet un mix énergétique renouvelé, pour éviter un black-out. Entretien sur une révolution en marche.
L’ancien député et délégué général du MR s’est rapidement fait un nom, au sein du gouvernement De Wever. Mathieu Bihet a pris à bras-le-corps un dossier énergétique qu’il connaît bien en relançant le nucléaire via… une proposition de loi qu’il avait déposée en tant que député. Entre décision au sujet de l’île offshore Princesse Elisabeth et investissements dans les réseaux, le jeune homme sait que les pièges sont nombreux. Objectif : électrifier, massivement, tout en évitant un black-out comme en Espagne. Il nous explique comment faire.
TRENDS-TENDANCES. En Flandre, on vous surnomme désormais Atomic Bihet. Une première consécration ?
MATHIEU BIHET. En réalité, le premier à m’avoir surnommé de la sorte, c’était le journaliste Martin Buxant, dans un portrait avant la matinale de RTL. En Flandre, on a repris l’appellation. Cela me fait sourire. Je préfère porter ce surnom-là que de voir une taxe porter mon nom. Au moins, c’est positif et cela correspond à la dynamique de ce gouvernement fédéral.
Le Parlement vient de voter la loi supprimant l’interdiction du nucléaire en Belgique. Est-ce la fin d’une hérésie écologique ?

La loi sur la sortie du nucléaire avait été décidée dans l’accord de gouvernement de 1999, le jour de mon huitième anniversaire ! Votée finalement en 2003, cette loi était une énorme concession faite à Ecolo. Vingt ans après, la réalité s’impose. Nous sommes très heureux de voir aboutir cette proposition que j’avais déposée avec le MR quand j’étais parlementaire. Cela remet le nucléaire au centre de la pièce. Pendant trop longtemps, il avait été mis de côté à cause de ces dogmes qui prévalaient dans toute l’Europe. Le vent tourne, et pas uniquement en Belgique : c’est le cas en Italie, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Suisse, en Europe de l’Est… Lors de la campagne électorale en Allemagne, la CDU avait mis le sujet sur la table, même s’il ne s’est pas concrétisé. Nous avons choisi de relancer la filière. Une nouvelle ère commence.
“Nous avons choisi de relancer la filière nucléaire. Une nouvelle ère commence.”
Au-delà de la prolongation de deux réacteurs pour 10 ans, tout ne reste-t-il pas à écrire ?
Tout est à recommencer. Nous avions une belle histoire en Belgique, avec une filière dynamique et un savoir-faire important. Il reste bien sûr des lieux d’expertise importants comme le centre de recherche SCK CEN ou l’IRE à Fleurus. Mais il faut réécrire les pages arrachées d’un livre. Aujourd’hui, il y a une certitude : sans nucléaire, le mix énergétique ne tient pas. Le fait qu’une ministre écologiste ait finalement prolongé Doel 4 et Tihange 3 pour 10 ans lors de la législature précédente, c’est la meilleure preuve de l’importance du nucléaire. Nous sommes très heureux de pouvoir compter sur ces deux réacteurs parce que nous en avons besoin pour l’hiver à venir.
Quelle sera la suite ? Prolonger d’autres réacteurs ou en construire de nouveaux ?
La modification de la loi était une priorité pour envisager de nouvelles capacités, mais aussi pour d’éventuelles prolongations car les réacteurs actuels avaient une date de péremption autodécrétée par le politique. À ce stade-ci, tout était interdit. La première étape consiste à rencontrer l’opérateur, Engie, qui est aussi le propriétaire, pour lui demander ses intentions. C’est l’entreprise qui reste à la barre.
Le nucléaire n’est plus forcément la priorité de sa maison mère française…
Alors, cela ouvre d’autres portes, mais il faut faire les choses dans l’ordre. Une fois cela posé, on pourra aussi se demander si l’on ouvre le champ pour de nouvelles capacités. Il s’agit de savoir de quoi nous avons besoin, quel modèle nous choisirions… Il faudra faire confiance aux spécialistes de l’énergie, avant de faire confiance aux financiers, pour déterminer le type de réacteurs.
Mais cela doit-il aller vite ?
Ce n’est pas parce qu’il y a beaucoup de choses à faire que cela doit être lent. Cela pourrait être décidé durant cette législature. Mais il faut construire l’édifice pierre par pierre et cette loi est la première.
Permet-elle de rendre confiance aux acteurs du secteur ?
C’est certain. Pendant 20 ans, on n’a cessé de dire à Engie que l’on ne voulait plus de nucléaire en Belgique. L’entreprise s’est désengagée peu à peu, mais on ne peut pas lui reprocher d’avoir respecté la loi. Il faut effectivement recréer un climat de confiance parce que la prévisibilité est cruciale pour les investissements. Demander à un industriel de venir, en maintenant une loi qui est hostile, mais en faisant une exception, cela ne fonctionne pas. Désormais, on peut discuter ensemble de l’avenir.

Le Forum nucléaire, qui représente le secteur, a déjà noué des contacts avec des acteurs intéressés.
C’est un écosystème qui bouge beaucoup. Les opérateurs et les industriels se rendent compte que la donne a changé en Europe. Un point central, c’est l’autonomie stratégique de notre continent. On a vu avec l’invasion russe de l’Ukraine à quel point notre dépendance à l’égard des énergies fossiles russes était préoccupante, en plus de ne pas répondre à nos objectifs climatiques. Désormais, un club européen informel s’est créé pour œuvrer à cette autonomie : l’Alliance du nucléaire. J’étais ministre à peine depuis 10 jours quand nous avons décidé de la rejoindre.
Cet écosystème attendait-il un signal concret ?
Pour la confiance, oui, parce que quand elle est absente, il n’y a pas d’investissements.
Les détracteurs du nucléaire disent que cela coûte cher et que cela prend du temps.
Si l’on prend le coût total, le nucléaire n’est pas plus cher que le renouvelable en mer, par exemple. D’autant qu’un GW installé offshore n’est pas équivalent à un GW de nucléaire puisqu’il y a le facteur charge à prendre en considération. Ces choix à poser pour assurer notre autonomie stratégique coûteront de l’argent – c’est clair – mais le débat sur le modèle à privilégier sera ouvert.
“Si l’on prend le coût total, le nucléaire n’est pas plus cher que le renouvelable en mer.”
Des cofinancements avec des industriels sont-ils envisageables ?
En supprimant cette loi, on a ouvert le champ des possibles. Nous sommes ouverts à la discussion tant que cela assure notre autonomie, notre sécurité d’approvisionnement, tout en assurant un prix abordable et en limitant les émissions de CO2. C’est simple. De façon générale, nous voulons augmenter la part d’électricité décarbonée dans notre mix énergétique. Pour cela, il faut davantage de capacité de production. J’ai énormément de discussions avec nos voisins français à ce sujet. C’est une priorité si l’on veut réindustrialiser l’Europe.
À cet égard, vous aviez critiqué, dans Trends-Tendances, la répartition des compétences, soi-disant défavorable aux francophones, mais nous avons l’énergie au fédéral et à la Région, l’économie au fédéral et à la Région : il y a là une cohérence pour agir. La distribution des compétences au fédéral correspond d’ailleurs aux marqueurs forts du MR : l’intérieur avec la sécurité, l’économie et emploi et l’énergie. Il reste la réforme fiscale que nous aurions souhaité accomplir, mais on ne peut pas tout avoir.
“Il faut davantage de capacité de production. C’est une priorité si l’on veut réindustrialiser l’Europe.”
Votre constat concernant la réindustrialisation ne renforce-t-il pas la piste des SMR (small modular reactors) liée à des zones comme le port d’Anvers ou la région liégeoise ?
C’est une possibilité. Et cela ne veut pas dire que l’on veut exclure le renouvelable parce qu’il a sa part à jouer, évidemment. Je veux sortir de l’opposition bête et méchante, complètement stérile, entre le nucléaire et le renouvelable.
Lors de la législature passée, le 100% renouvelable était jugé possible et présenté comme un leitmotiv avec des interconnexions…
Cela signifie que l’on serait encore dépendant des autres. La grande hypocrisie, par ailleurs, était aussi de dire que l’on ne fait plus de nucléaire chez nous, mais que l’on en importe de France. Où est la cohérence ? Le renouvelable, c’est positif, mais pour assurer la sécurité d’approvisionnement, il faut qu’il y en ait à toute heure du jour et de la nuit. L’intermittence du renouvelable ne le permet pas.
Mais il existe des capacités de stockage…
Oui, mais encore faut-il produire cette énergie renouvelable avec les jours sans vent et sans soleil. Nous pensons que la diversification est la clé. Je me suis rendu récemment au sommet de l’Agence internationale de l’énergie, à Londres, où 70 gouvernements étaient représentés : la prévisibilité pour les investissements et la diversification des sources étaient des priorités partagées par tous. Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Cela permet de stabiliser le risque. Actuellement, avec l’héritage qu’on nous laisse, il y a 2 GW de nucléaire dans le mix, contre 6 auparavant, ce n’est pas beaucoup, surtout si l’on augmente la part d’électricité en électrifiant nos comportements et en réindustrialisant.
Il faut également que les réseaux suivent : Fernand Grifnée (Ores) a déclaré que l’on devra probablement consommer moins…

Ce que Fernand Grifnée dit est très juste. Cela concerne des compétences régionales, mais il y a un souci pour le réseau de distribution avec la réinjection des prosumers. De même, il y en a un autre qui concerne à la fois Ores et Elia sur les points de congestion où l’on ne peut plus augmenter la puissance. En Wallonie, il y en a une quinzaine.
C’est un enjeu majeur pour l’industrie. Nous devons travailler main dans la main avec les Régions et élaborer ce pacte interfédéral de l’énergie dont nous parlons dans l’accord de gouvernement. Nous sommes responsables à l’échelle du pays de l’équilibre global, mais Fernand Grifnée a raison : il faut investir. On peut avoir les plus belles bécanes pour produire de l’électricité, cela ne servira a rien si le réseau ne suit pas.
Y’a-t-il un risque de black-out comme en Espagne ?
Après l’Espagne, j’ai été immédiatement en contact avec Elia pour éviter tout phénomène de contagion. À ce stade-ci, on ne sait toujours pas ce qui s’est passé. Un premier pré-rapport est attendu pour la fin du mois de mai, le rapport définitif pour l’été. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu un problème avec le réseau : des interconnexions se sont mises en sécurité par suite d’oscillations. Mais nous n’avons, de toute façon, pas du tout le même réseau.
L’Espagne est dans une sorte de cul-de-sac puisqu’elle est en fin de réseau. Les oscillations se ressentent plus fort et si des interconnexions sautent, il n’y a plus rien derrière. Pour prendre une métaphore simple, si on habite dans un cul-de-sac et qu’on met une barrière bloquant la rue, on n’en sort plus. Nous, en Belgique, nous sommes plutôt la place de l’Étoile à Paris : c’est parfois un peu le bazar parce qu’il y a beaucoup de monde, mais nous avons plusieurs portes de sortie. Cet incident démontre toutefois qu’assurer la sécurité d’approvisionnement, ce n’est pas une plaisanterie.
Le risque de black-out ne sera-t-il jamais complètement exclu ?
Il ne faut jamais dire jamais. Mais nous faisons tout pour que le risque soit minimisé. Le coût d’un black-out, selon un rapport du Bureau du Plan datant de 2014, c’est 120 millions de l’heure ! En Espagne, il faut se rendre compte que des gens en sont morts. C’est fondamental de s’en préoccuper. Ce n’est pas un plaidoyer pro domo, mais notre autonomie et notre bien-être sont liés à l’énergie. On peut investir dans la défense ou les soins de santé, mais derrière, il faut cette sécurité-là.
La défense et l’énergie sont-elles deux piliers pour l’avenir ?
Ce sont deux grands sujets qui montent. L’enjeu énergétique est également vital pour la réindustrialisation. Nos entreprises doivent rester compétitives. Le coût de l’emploi a pendant longtemps été un facteur important à surveiller par rapport aux pays voisins, mais il convient désormais de veiller au prix de l’énergie. Faute de quoi, nous risquons une multiplication de situations similaires à ce qui s’est passé chez Audi Forest.
Comment peut-on donner des garanties ?
On ne sait pas donner des garanties complètes. Au niveau fédéral, on peut limiter l’impact sur les frais de transport, en plus du volet fiscal. Il faut travailler à un rapport coûts/bénéfices pour les investissements réalisés. Referait-on l’île énergétique Princesse Elisabeth telle qu’elle a été imaginée ? Sans doute pas. En elle-même, cette île ne produit d’ailleurs rien, c’est juste une grande multiprise à laquelle les éoliennes vont se connecter et où se noueront les interconnexions avec les pays voisins.
Cela ne fait-il pas cher la multiprise ?
C’est une belle multiprise, oui.
Le Premier ministre, Bart De Wever, a laissé entendre que les prochaines phases ne seraient pas menées à bien.
Une partie est inévitable, parce qu’elle est déjà lancée. Une autre doit être soumise à évaluation. Il y a de très grosses interrogations économiques, en effet. Elia a élaboré des scénarios que l’on analyse sur base des coûts et des bénéfices. Il faut toutefois se dire qu’à terme, nous aurons besoin d’une telle organisation au niveau de la mer du Nord. Une décision sera prise ce mois de mai, mais elle sera réévaluée par la suite.
Est-ce une mise sur pause ?
Oui, en attendant la fenêtre d’opportunité et en tenant compte des fluctuations du marché. Aujourd’hui, si la chaîne d’approvisionnement ne suit pas, c’est le vendeur qui fait le prix. Il faut attendre que cela se déstresse un peu.
Dans le mix énergétique dont nous parlons, y aura-t-il encore des centrales à gaz, dont la construction avait été décidée la législature passée par le mécanisme CRM (mécanisme de rémunération de capacité) ?
Il y en a deux qui sont en construction. Elles ont effectivement été contractées il y a quatre ans dans le cadre du CRM. Au moment de cette enchère réalisée en 2021, le gouvernement précédent estimait que notre sécurité d’approvisionnement pour l’hiver serait garantie avec ces deux centrales. Problème : la centrale à gaz de Luminus ne sera pas prête avant le 31 janvier 2026, pour la deuxième partie de l’hiver. Sans les deux réacteurs nucléaires qui ont été prolongés, il nous aurait manqué plus de 1 GW. C’est énorme.
Cela dit, ces centrales à gaz seront bien là, c’est un héritage et elles interviendront en cas de pic de consommation. Dans le système écologiste, c’était prévu pour compenser l’intermittence du renouvelable. Cela permettra de rattraper le retard pris pour faire entrer de nouvelles capacités de production nucléaire. D’ici la fin de la législature, je présenterai une feuille de route avec le Premier ministre pour déterminer précisément dans quel sens ira le mix énergétique du futur. L’horizon énergétique se décide à 80 ou à 100 ans. C’est un paquebot, mais il faut éviter que ce ne soit comme le paquebot France que l’on a finalement démantelé, faute de moyens.
Profil
1991 : Naissance le 7 juillet à Liège
2019 : Échevin MR à Neupré
2022-2025 : Député fédéral
Depuis 2025 : Ministre fédéral de l’Énergie