Les groupes pétroliers pas pressés de recharger les voitures électriques

Shell est à la traîne. 
Le groupe a atteint les 100 prises dans notre pays fin 2023,
et en prévoit 
10 fois plus d’ici la fin de l’année. © Photos : Robert van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Les groupes pétroliers se hâtent lentement pour la recharge des voitures électriques, hormis TotalEnergies et récemment Shell. La majorité des bornes publiques sont gérées par des sociétés extérieures au monde des carburants.

En décembre dernier, Shell a annoncé ouvrir des bornes de recharge sur des parkings de magasins Carrefour. C’est presque surprenant : le secteur pétrolier, qui s’est développé avec l’automobile, n’est pas le plus actif dans ce marché. Le service est surtout développé par des constructeurs automobiles, des producteurs de bornes, des start-up.

Même TotalEnergies, qui fait exception à cette situation, a fort tardé à développer la charge rapide sur les autoroutes belges, où il compte de nombreuses stations.

La faible réactivité des pétroliers face à l’électrification a obligé Tesla à créer à partir de 2012 un énorme réseau de bornes de recharge rapides, les Superchargeurs, des deux côtés de l’Atlantique, qui est devenu un énorme argument de vente pour ses autos. Fin 2023, il pro­posait plus de 51.000 points de charge (prises). Pour la même raison, plusieurs constructeurs, dont VW, Audi, BMW, Mercedes, Porsche, Ford, Volvo, se sont forcés à lancer en 2017 le réseau Ionity le long des grands axes, qui compte 3.306 points de charge sur 594 stations, pour convaincre les clients d’acheter des véhicules à batteries. Sans parler de start-up comme Fastned, qui construit de véritables stations-services près ou le long des autoroutes, avec la même signalétique que les pétroliers, dont de grands mâts pour voir de loin le logo de la station.

Les stations-services sur autoroute pourraient voir leurs profits diminuer de 30% dès 2035, et même de 80% à l’horizon 2050 si elles n’opèrent pas une diversification de leurs services.

Un retard difficile à rattraper

La progression rapide des voitures électriques, qui représentent près de 20% des immatriculations en 2023 en Belgique, pourrait modifier cette situation, et inciter les pétroliers à se développer dans ce marché. Mais ils ont déjà pris beaucoup de retard.

En Belgique, Shell, qui semblait peu présent, a ainsi annoncé avoir atteint les 100 prises fin 2023, et prévoit 500 bornes (1.000 prises) d’ici la fin 2024, rapides et moins rapides, sur un pays qui compte plus de 43.000 points de charge d’accès public (prises) à la fin 2023, selon la Commission européenne. Le service s’appelle Shell Recharge. L’entreprise propose aussi une carte pour charger sur un grand nombre de bornes en Europe, dans et hors de son réseau de bornes.

“Chaque pétrolier a sa stratégie, relève Romain Denayer, coordi­nateur d’EV Belgium, l’association de la mobilité électrique. Nous observons que TotalEnergies a pris les devants avec des bornes dans certaines stations.” Le groupe français fait exception et développe des bornes rapides dans certaines stations sur les autoroutes. C’est une partie de sa stratégie “multiénergie”, qui consiste à développer le groupe hors du pétrole et du gaz, en produisant de l’électricité verte. Cette stratégie inclut la recharge. Le groupe a décroché des concessions pour les bornes à courant alternatif dans les rues de la capitale, à Anvers et à Gand. “Nous espérons aussi pouvoir obtenir des concessions en Wallonie”, indique Tom Claerbout, porte-­parole de TotalEnergies en Belgique. Le pétrolier a obtenu une première attribution pour Braine-L’Alleud.

TotalEnergies cède des stations-services

La situation va se compliquer car TotalEnergies est en train de céder ses stations au groupe canadien Couche-Tard à travers des joint-ventures en Belgique et au Luxembourg, avec une majorité de 60% au partenaire, par cession en Allemagne et aux Pays-Bas. La stratégie de recharge relève du nouveau propriétaire et peut-être, dans le futur, d’une nouvelle marque.

L’enseigne TotalEnergies devrait continuer à se développer pour la charge rapide hors des autoroutes, à présent sur des sites dédiés exclusivement à cette activité.

Lorsqu’il y a des bornes sur des stations d’autoroutes, les pétroliers recourent souvent à des partenariats. TotalEnergies avait débuté de cette manière en proposant des bornes Allego sur ses parkings, avant de développer une offre propre. Ionity a installé des bornes sur des stations Shell (Tignée et Wetteren), et a un accord avec Q8. En France, le réseau Esso a créé une co-entreprise avec Engie pour multiplier les sites avec des bornes au nom de l’électricien français.

Même TotalEnergies, qui compte de nombreuses stations de recharge, a fort tardé à développer son réseau sur les autoroutes belges.

Souvent plus chères

Les bornes des grou­pes pétroliers ne cher­chent pas à attirer les automobilistes par leurs tarifs. Ainsi, les bornes à courant alternatif TotalEnergies déployées dans la capitale (charge.brussels) vendent leur courant à 57 cents par kWh, 54% de plus que le réseau concurrent, EnergyDrive (37 cents). Même chose pour les bornes ultra-rapides. TotalEnergies a frôlé l’euro par kWh, avant de redescendre à 73 cents récemment. Tesla est bien moins cher (50 à 59 cents le kWh pour les clients non Tesla).

Les tarifs sont ceux annoncés par les opérateurs de borne, ils peuvent être légèrement supérieurs via une carte de recharge, qui ajoute quelques cents de commission (Chargemap, EDI, PlugSurfing, etc.).

Six raisons d’une réticence

Pourquoi les pétroliers ou les distributeurs de carburant sont-ils si réticents ?

1. Parce qu’ils n’y ont pas intérêt. C’est la première explication qui vient à l’esprit : pousser trop fort l’activité de recharge revient à scier la branche sur laquelle ces entreprises se développent, l’extraction et la distribution de produits pétroliers. Le secteur préférerait à la rigueur encourager les carburants alternatifs (biocarburant, e-carburant à base d’hydrogène) qui pourraient utiliser l’infrastructure existante (stations, pompes, etc.).

2. Parce que le marché est encore très limité, peu ou non rentable, et qu’il sera à terme de toute manière plus modeste que celui des carburants. La croissance des ventes est forte, mais l’auto à pile ne représente encore qu’un peu plus de 100.000 véhicules en Belgique sur un parc qui se rapproche des 6 millions. “Les investissements dans les stations de recharge sont très lourds”, avance aussi Jean-Benoît Schrans, porte-parole de la fédération Energia (ex-Fédération pétrolière belge). Par ailleurs, ces groupes restent encore prioritairement centrés sur l’exploitation de gisements pétroliers et gaziers, le raffinage, la distribution de ces carburants d’origine carbonée, où la demande reste forte pour des usages très variés (chauffage, industrie, mobilité).

La stratégie de TotalEnergies, qui revend ses réseaux de stations-­services dans quelques pays, dont la Belgique, reflète les doutes du secteur sur le futur des points de distribution par rapport à leur core business.

La question des stations-services se posera à tous les distributeurs de carburant. Le consultant français Colombus Consulting estime, dans une étude, que “l’évolution de la mobilité vers une mobilité décarbonée aura des répercussions importantes sur le secteur : les stations-services sur autoroute pourraient voir leurs profits diminuer de 30% dès 2035, et même de 80% à l’horizon 2050 si elles n’opèrent pas une diversification de leurs services”. Cela pourrait à terme changer le profil des opérateurs de ces zones de service.

3. C’est un métier très différent. Alors que la distribution de carburant s’est concentrée sur moins de stations-services, peu présentes en ville, la recharge impose, au contraire, une présence capillaire dans les quartiers à travers les bornes rapides à courant alternatif (lire l’encadré “Rapides ou ultra-rapides?”) et des bornes ultra-rapides. Les particuliers peuvent charger à domicile (s’ils ont la place); les entreprises, sur leurs parkings.

Les concessions sont limitées dans le temps. C’est un souci.” – Romain Denayer (EV Belgium)

4. Les pétroliers ont peut-être plus de temps que les nouveaux acteurs de la recharge. Ils ne doivent pas forcément se démener pour obtenir des emplacements le long des autoroutes et des grands axes puisqu’ils y sont déjà. Ils peuvent donc attendre que la demande soit plus importante avant d’investir dans des bornes ultra-rapides, alors que les nouveaux entrants doivent, eux, investir dès aujour­d’hui pour s’assurer des emplacements, des concessions, qui ne seront rentables que bien plus tard, et assumer des pertes pendant plusieurs années.

5. En Belgique, les pétroliers ont d’autres raisons de ne pas se presser sur nos autoroutes. “Il y a un souci avec les concessions. Elles sont limitées dans le temps. Lorsque l’échéance est proche, il n’est pas forcément intéressant pour un groupe pétrolier d’installer des bornes rapides”, explique Romain Denayer, d’EV Belgium. Il préfère attendre le renouvellement, s’il le demande, car la station devra être totalement reconstruite. La fédération EV Belgium cherche à sensibiliser les autorités sur ce problème, pour adapter le cadre des concessions qui est actuellement un frein à l’électrification.

6. Ils préfèrent tâter le marché via des partenariats. Par exemple en accueillant un opérateur de bornes sur le site de stations de carburants, éventuellement à travers des contrats de partage de recettes. Ionity s’installe parfois sur des sites Shell ou Q8. 
Cela permet aux enseignes pétrolières de proposer le service de recharge sans s’y impliquer directement, d’apprendre doucement un nouveau métier.

Il en va de même pour l’installation de bornes en entreprise ou chez les particuliers, ou pour les cartes de recharge, via des sociétés tierces. Q8, Shell et TotalEnergies proposent aussi des cartes qui donnent accès à des centaines de réseaux de bornes, la plupart sans lien avec l’enseigne. La plus-value est limitée, il y a des dizaines de cartes de recharge disponibles sur le marché.

La faible réactivité des pétroliers face à l’électrification a obligé Tesla a créer à partir de 2012 un énorme réseau de bornes de recharge rapides.

Rapides ou ultra-rapides ?

Les bornes accessibles sur la voie publique relèvent de deux catégories : les bornes rapides, à courant alternatif, qui propo­sent une puissance allant jusqu’à 22 kW (plus de 100 km d’autonomie gagnée par heure de charge). L’autre catégorie est celle des bornes à courant continu, dites ultra-rapides, qui proposent des puissances allant de 50 kW à plus de 300 kW. Les premières, les plus courantes, se déploient dans les rues. Les secondes, plus imposantes, moins nombreuses, sont groupées sur les autoroutes et, ces derniers temps, sur les parkings de centres commerciaux. Elles permettent de faire le plein de 20% à 80% en une demi-heure, parfois moins.

La vitesse de charge réelle dépendra de la voiture. La plupart des véhicules n’acceptent pas plus de 11 kW de puissance en courant alternatif (70 km par heure) et peuvent dépasser les 100 kW en cou­rant continu.

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