Les gestionnaires de réseaux énergétiques entre le marteau et l’enclume

Elia prévoit d’investir plus de 30 milliards d’euros entre 2024 et 2028, dont les deux tiers pour 50Hertz, qui gère environ 30% du réseau haute tension allemand, et le reste pour la Belgique. (Photo by Jens Kalaene/picture alliance via Getty Images) © dpa/picture alliance via Getty Images

Loin d’être isolés, les importants surcoûts de l’île énergétique d’Elia témoignent d’une tendance de fond qui mine les perspectives de l’ensemble des gestionnaires de réseaux énergétiques. Au point qu’une baisse de cours apparaît inévitable.

Annoncée en 2022 par Elia, l’île énergétique Princesse Elisabeth est alors présentée comme la plaque tournante européenne pour l’énergie verte offshore. Concrètement, elle devait servir de point de raccordement pour de vastes projets d’énergie en mer du Nord (éolien et solaire flottant) et de hub central européen grâce aux interconnexions avec le Royaume-Uni et le Danemark.

Alors que ce second objectif est d’ores et déjà remis en cause, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz (CREG) s’est inquiétée des importants surcoûts. À peine deux ans après la présentation du projet, le budget serait déjà passé de 2,2 à 7 milliards d’euros.

Investissements gigantesques

Au-delà du ping-pong politique entourant la responsabilité de ce projet titanesque, ces surcoûts sont surtout le reflet des investissements colossaux nécessaires dans les réseaux électriques en pleine transition durable : extension pour intégrer les productions renouvelables décentralisées, renforcement pour absorber les pics de production et de consommation, interconnexions pour compenser les productions intermittentes, etc. Et les gestionnaires de réseaux gaziers ne sont pas à l’abri avec l’intégration des productions de biogaz (méthanisation agricole…), voire l’adaptation des conduites au transport d’hydrogène.

Au total, Elia prévoit d’investir plus de 30 milliards d’euros entre 2024 et 2028, dont les deux tiers pour 50Hertz, qui gère environ 30% du réseau haute tension allemand, et le reste pour la Belgique. Un montant colossal qui risque fort d’être bien insuffisant au vu de la hausse quasiment exponentielle des prévisions. Originellement, Elia tablait sur un plan d’investissement de 9,6 milliards d’euros pour la période 2022-2026, chiffre relevé à 15,9 milliards pour 2023-2027 et ensuite 30,1 milliards pour 2024-2028. Fin novembre, le groupe devrait faire le point sur ses investissements prévus pour la période 2025-2029 lors de la publication de ses résultats trimestriels.

Au total, Elia prévoit d’investir plus de 30 milliards d’euros entre 2024 et 2028.

National Grid

Elia n’est toutefois pas un cas unique. Le gestionnaire allemand E.On a relevé son plan d’investissement quinquennal de 27 à 42 milliards d’euros en l’espace de deux ans. Red Electrica, gestionnaire du réseau espagnol, a gonflé son budget annuel d’investissements d’environ 400 millions d’euros jusqu’en 2021 à 1 milliard d’euros en 2024. Terna, son homologue italien, prévoit d’investir 16,5 milliards d’euros entre 2024 et 2028.

Et le plus dépensier est National Grid, gestionnaire des réseaux de gaz et d’électricité au Royaume-Uni, et actif dans le nord-est des États-Unis. Le groupe prévoit d’investir 60 milliards de livres (72 milliards d’euros) dans le cadre de son plan quinquennal. En termes de résultats, ces investissements sont de bon augure. Le groupe est, en effet, essentiellement actif sur des marchés régulés. Ses revenus sont ainsi indexés sur la valeur de ses actifs qui devrait croître de 10% par an sous l’effet du plan d’investissements.

La plupart de ses concurrents sont dans le même cas, à commencer par Elia. En Belgique, ses tarifs sont ainsi déterminés en fonction de ses actifs (et donc investissements) et du taux des obligations belges (OLO) à 10 ans, suivant une méthode renégociée tous les quatre ans. Pour l’actuelle période tarifaire couvrant les années 2024 à 2027, Elia bénéficiera ainsi d’une hausse de 77% de ses tarifs de transport. Ce qui se reflétera évidemment sur son bénéfice net qui devrait bondir de 74% entre 2023 et 2026 pour atteindre 563 millions d’euros, selon les prévisions de Kris Kippers et Jad Bitar, analystes chez Degroof Petercam.

Pris en tenaille

Partant de ce constat, la chute des cours peut interpeller. Le cas de National Grid explique toutefois cette apparente contradiction. Pour financer son ambitieux plan d’investissement sans déséquilibrer son bilan, le groupe britannique a annoncé, en mai dernier, une augmentation de capital de 7 milliards de livres qui a fait chuter le titre de près de 20% en une semaine.

Ce n’était pas la seule solution, comme l’explique Chris Hughes, éditorialiste pour Bloomberg. Plutôt qu’annoncer une augmentation de capital, coûteuse en termes de frais (165 millions de livres) et d’impact boursier, National Grid aurait pu simplement faire l’impasse provisoirement sur son dividende de 2 milliards de livres par an.

Mais le risque boursier apparaît, en fait, encore bien plus important. “L’action (National Grid, ndlr) affiche un rendement de dividende de 6%, ce qui attire de nombreux fonds de rendement. Une forte réduction du dividende risquerait de faire fuir ces actionnaires. Attirer de nouveaux investisseurs davantage intéressés par la croissance future que par des dividendes immédiats aurait été difficile. Le cours de l’action aurait probablement chuté brusquement. Et en fin de compte, le coût du capital de l’entreprise aurait augmenté.”

Fin novembre, Elia et sa CEO Catherine Vandenborre devraient faire le point sur les investissements prévus pour la période 2025-2029. BELGA PHOTO JONAS ROOSENS © BELGA

4,5 milliards

Elia se trouve dans la même situation. Le groupe doit financer un important plan d’investissement tout en continuant à offrir un dividende attractif. Parallèlement, il doit aussi garder de bonnes notes de solvabilité financière, au risque de voir le coût de ses crédits s’envoler. Cette dernière menace est d’autant plus tangible que, fin 2023, Standard & Poor’s a réduit son rating à BBB, seulement deux crans au-dessus de la bascule dans la catégorie des créanciers spéculatifs.

Selon Kris Kippers et Jad Bitar, Elia devra ainsi lever 4,5 milliards d’euros sous la forme d’augmentations de capital et d’émissions d’instruments hybrides (entre une action et une obligation). Un montant colossal pour une société qui vaut aujourd’hui un peu plus de 6 milliards d’euros sur Euronext Bruxelles. Une perspective de dilution qui effraie les marchés et les investisseurs. D’autant plus que cela implique également une dilution du dividende, à moins que le groupe n’y consacre encore davantage de moyens, renforçant ses besoins financiers.

Cette menace devrait même durer, alors que les gestionnaires de réseaux sont engagés dans un long processus de transition qui s’étalera bien au-delà de 2028. Il n’est donc guère surprenant que les investisseurs restent prudents, malgré la perspective d’une hausse des profits et des rendements de dividende attractifs (au regard des taux en baisse sur les marchés obligataires).

Comme les vendeurs de pelles au temps de la ruée vers l’or, les gagnants des plans d’investissement XXL dans les réseaux électriques pourraient bien être les équipementiers. Ces derniers bénéficient de perspectives de croissance à long terme, sans connaître le même dilemme financier que les gestionnaires de réseaux.

Les gagnants des plans d’investissement XXL dans les réseaux électriques pourraient bien être les équipementiers.

Conglomérats

Les principaux acteurs sont surtout des groupes diversifiés, tout particulièrement au niveau des équipements pour le réseau de transmission (haute tension) qui absorbent l’essentiel des investissements d’Elia ou de National Grid. Hitachi s’est ainsi hissé au sommet de la hiérarchie mondiale avec la reprise de la division Power Grids d’ABB en 2020. Hitachy Energy ne représente toutefois qu’une fraction des revenus du keiretsu, également actif dans les infrastructures IT, l’énergie nucléaire ou les équipements ferroviaires. General Electric, Mitsubishi Electric ou Toshiba sont dans le même cas.

Comparativement, Siemens Energy, ex-filiale du conglomérat allemand, est un peu plus spécialisée puisque son pôle Grid Technologies (solutions réseaux) représente plus d’un quart de ses revenus, ainsi qu’une part encore plus importante de ses profits et de sa croissance. Le titre a quadruplé depuis un an, sur fond de redressement des perspectives de sa filiale active dans les éoliennes Siemens Gamesa, après la crise traversée en 2023. Mais la valorisation ne semble guère exagérée avec un rapport cours/bénéfices autour de 15 si l’on exclut les pertes de Siemens Gamesa.

Trois opportunités

Une autre opportunité est Nexans, leader mondial dans la conception et la fabrication de systèmes de câbles. Le groupe français a réalisé 35% de son chiffre d’affaires des neuf premiers mois dans les réseaux (transmission et distribution), le solde provenant essentiellement des installations électriques résidentielles et industrielles. Ses activités “transmission” sont actuellement les plus dynamiques, avec une croissance de 54% des ventes sur neuf mois, un chiffre toutefois partiellement dopé par l’indexation du prix des métaux. Le titre a le vent en poupe depuis un an (+ 91%), mais demeure raisonnablement valorisé à 17 fois le bénéfice prévu cette année.

Concurrent direct de Nexans, le groupe italien Prysmian est également un choix naturel. Son profil est très proche du spécialiste français des câbles, tant en termes d’exposition aux réseaux électriques que d’évolution boursière et de valorisation.

Dernière option, le groupe américain Eaton, dont le siège est établi à Dublin et qui est actif dans une large gamme d’équipements électriques jusqu’à des chargeurs de voitures ou des systèmes électriques pour l’industrie aéronautique. Le groupe ne donne pas de détails par débouché, mais il a réalisé plusieurs acquisitions dans les équipements réseaux ces dernières années. Sa valorisation est toutefois plus tendue que celles de ses pairs européens à 31 fois les bénéfices prévus cette année.

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