L’Union européenne prévoit d’avancer l’interdiction des importations de GNL russe au 1er janvier 2027. Entre jeu de chaises musicales logistique et risques géopolitiques, Damien Ernst, expert en énergie à l’ULiège, appelle les consommateurs belges à la prudence. Son conseil pratique : opter dès maintenant pour des contrats fixes de longue durée.
L’Union européenne prévoit un embargo total sur les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) d’ici le 1er janvier 2027, avec une interdiction des importations en 2026. La fin des contrats existants est prévue en 2028. L’échéance a été avancée d’une année sous la pression de Donald Trump, qui souhaite voir l’Europe rompre définitivement avec Moscou.
Concrètement, dans ce contexte, l’Europe risque-t-elle une pénurie de gaz ? Quels sont les véritables dangers qui guettent ? Et surtout, que peuvent faire les consommateurs belges pour s’en protéger ? Damien Ernst, professeur à l’Université de Liège et spécialiste des questions énergétiques, nous livre son analyse sans détour.
Sans transbordement en Europe, la question devient : comment évacuer ces volumes de GNL ?
Un jeu de chaises musicales… aux chaînes plus longues
“Le GNL russe va trouver d’autres marchés”, assure d’emblée Damien Ernst. “Il ira en Asie, en Chine notamment. En contrepartie, des livraisons en provenance du Qatar qui étaient destinées à l’Asie viendront probablement en Europe. C’est un vrai jeu de chaises musicales.”
Ce réarrangement n’est toutefois pas sans conséquences. “Il va exiger des chaînes d’approvisionnement beaucoup plus longues”, prévient l’expert. “Il y aura une sorte de goulot d’étranglement au niveau logistique. Pas au niveau de la production, mais au niveau du transport pour approvisionner. Il y aura donc moins de volumes sur les marchés, et donc les prix vont augmenter”, expose Damien Ernst.
Le problème : les méthaniers brise-glace
Au-delà de cette reconfiguration logistique, un problème plus spécifique pourrait rabattre les cartes pointe l’expert en énergie: les méthaniers brise-glace. La péninsule de Yamal, située au nord de la Russie dans une zone arctique extrêmement froide, constitue l’une des principales sources d’approvisionnement en GNL russe vers l’Europe. “À Yamal, il y a de la glace tout autour. Pendant l’hiver, les méthaniers brise-glace quittent Yamal et faisaient du transbordement au terminal gazier de Zeebrugge”, explique-t-il. Ces navires ultra-spécialisés, capables de traverser plusieurs mètres de glace par des températures de -50°C, déchargeaient leur cargaison dans le terminal belge, où elle était ensuite rechargée sur des méthaniers classiques.
Des volumes en moins sur les marchés
Depuis mars 2025, cette opération de transbordement est déjà interdite à Zeebrugge pour le GNL russe destiné à des pays tiers (hors UE) (lire aussi l’encadré ci-dessous). Mais avec l’embargo total prévu en 2027, c’est toute la logistique qui s’effondre.
“Sans transbordement en Europe, la question devient : comment évacuer ces volumes de GNL ?”, interroge l’expert, qui rappelle la rareté des méthaniers brise-glace. “Ce ne sont pas juste des chaînes logistiques plus longues avec quelques goulots d’étranglement. Ici, ce sont carrément des volumes qui vont s’effacer des marchés.”
Contrairement aux pétroliers classiques – “un bateau avec des cuves contenant du pétrole” – les méthaniers sont des navires hautement sophistiqués. “Vous ne pouvez pas contourner l’embargo avec une flotte fantôme de méthaniers comme les Russes l’ont fait pour le pétrole avec de vieux pétroliers plus ou moins aux normes. Ça n’existe pas pour les méthaniers”, insiste Damien Ernst.
Surproduction mondiale… mais en 2029
Face à ces risques, d’autres observateurs se veulent plus rassurants. Selon Andreas Schröder, analyste chez le consultant ICIS cité dans La Libre, le monde se dirige vers une surproduction de GNL dans les années à venir, avec le Qatar, les États-Unis et le Canada qui augmentent massivement leur production. Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, s’inquiète même qu’on construise “trop d’usines de GNL dans le monde, au risque de provoquer une surproduction et de faire baisser les prix”, selon des propos rapportés par le Financial Times.
Mais cette abondance ne se matérialisera vraiment qu’à partir de 2028-2029. “Pour 2027, c’est encore chaud”, tempère Damien Ernst. D’autant que l’Europe consomme environ 3.000 térawattheures de gaz par an. “Des déséquilibres de quelques centaines de térawattheures, voire 500 ou 1.000 térawattheures, affectent de manière très significative les prix”, rappelle-t-il.
La menace ukrainienne plane toujours
Au-delà de l’embargo lui-même, Damien Ernst alerte sur un autre risque : les frappes de drones quasi quotidiennes qui touchent des cibles énergétiques de plus en plus profondes en Russie pourraient, à terme, paralyser totalement les exportations russes de gaz. Un scénario qui pourrait précipiter une crise bien avant 2027. “Nous devons être conscients qu’il y a toujours cette possibilité de perdre tous les volumes russes”, avertit l’expert.
Face à ces incertitudes multiples, Damien Ernst est catégorique : “C’est le bon moment d’opter pour des contrats fixes de gaz et d’électricité sur trois à cinq ans. Quand les marchés vont voir qu’il y a peu de volumes en 2027, les prix vont augmenter. Donc c’est le bon moment de prendre des contrats long terme, les plus stables possibles. Je prendrais des contrats fixes maintenant ! », conseille-t-il.
C’est le bon moment d’opter pour des contrats fixes de gaz et d’électricité sur trois à cinq ans. Quand les marchés vont voir qu’il y a peu de volumes en 2027, les prix vont augmenter.
Des contrats fixes sur 3 ans
L’expert souligne encore que les prix actuels ne sont “pas très élevés” et que les primes de risque – la différence entre un contrat fixe et un contrat variable – restent raisonnables. “Les fournisseurs font ce qu’on appelle du back-to-back : dès qu’ils vous vendent un volume, ils l’achètent ailleurs. Et vous avez des produits structurés déjà disponibles sur les marchés pour des livraisons en 2029.” Pour le consommateur prudent qui ne veut pas revivre le cauchemar de 2022 – année où les prix du gaz avaient explosé après l’invasion de l’Ukraine –, c’est une assurance raisonnable, estime-t-il.
“On ne peut pas dire avec certitude qu’il y aura une crise. D’autres volumes arrivent et on peut aussi être confronté à une crise économique qui diminuerait la consommation de gaz et donc les prix… Il y a beaucoup de facteurs qui entrent en jeu dans ce contexte géopolitique et économique difficile dans lequel on vit”, nuance Damien Ernst. “Mais le consommateur prudent, en voyant que les prix ne sont pas très élevés maintenant, ne doit pas hésiter à bloquer ses contrats.”
Un espoir de paix ?
Reste une inconnue géopolitique majeure : et si un accord de paix en Ukraine changeait la donne avant 2027 ? “Peut-être que c’est aussi pour ça que l’Europe vise 2027 pour l’interdiction de GNL russe : ils ont espoir d’arriver à un accord de paix mi-2026 et de ne jamais avoir à appliquer cet embargo”, suggère Damien Ernst. Mais l’expert reste prudent : “Il y a beaucoup d’incertitudes, ça peut aller dans toutes les directions.”
En attendant, pour les consommateurs belges, le message est clair : dans ce contexte énergétique aussi volatil mieux vaut prévenir que guérir. Avec des contrats fixes longue durée, ils se protègent contre une hausse potentielle des prix sur le plus long terme, tout en profitant de tarifs encore raisonnables aujourd’hui.
Fluxys sous tension : l’impact des sanctions russes sur le terminal gazier de Zeebrugge
Au premier semestre 2024, environ 53 % du GNL arrivé au terminal de Zeebrugge provenait de Russie, faisant de ce site un point d’entrée majeur pour ce gaz liquéfié sur le sol européen. L’interdiction du transbordement de GNL russe, en vigueur depuis mars 2025 dans le cadre du 14ᵉ paquet de sanctions de l’UE, puis l’embargo complet envisagé pour 2027, auront un impact direct sur le terminal belge exploité par Fluxys LNG, une filiale à 100 % de Fluxys Belgium.
Même après l’entrée en vigueur de cette interdiction, des importations directes de GNL russe continuent d’arriver à Zeebrugge, en raison de contrats déjà en cours. Toutefois, ces flux sont appelés à décroître progressivement à mesure que les accords arrivent à terme et que l’embargo complet se mettra en place. “N’oublions pas que Fluxys avait un business quand même assez rentable dans le transbordement des méthaniers brise-glace de Yamal qui arrivaient, déchargeaient et rechargeaient dans un méthanier classique”, rappelle Damien Ernst.
D’ailleurs, suite à l’annonce du 14ᵉ paquet de sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie, l’action Fluxys a reculé de plus de 6 % en juin 2024, tombant à son plus bas niveau depuis 15 ans.