“Il faut accepter que la transition énergétique implique des pertubations sur le réseau”

Parc éolien, Balge Image, Felix Vogel

Un black-out sans précédent s’est abattu sur la péninsule ibérique plongeant des millions de personnes dans le noir, et ce pendant plusieurs heures. Au-delà de l’événement, c’est son origine qui interroge. Comment un réseau électrique peut-il s’effondrer en 5 secondes ? Le phénomène est-il inédit ? Pourrait-il s’étendre au reste de l’Europe et à la Belgique ? Pour en discuter avec nous, Pierre Henneaux, professeur en énergie électrique à l’ULB nous explique la situation.  

Trends Tendances : On a parlé de cyberattaque ou de phénomène atmosphérique pour expliquer cette panne, mais cela semble bien plus complexe, pourquoi la cause n’est pas encore clairement identifiée ?

Pierre Henneaux : Dans ce type d’événement, il y a beaucoup de déclenchement d’unités de production de lignes électriques qui apparaissent dans un temps très court, et donc c’est assez compliqué de comprendre ce qui a causé quoi. La priorité étant de d’abord relancer le réseau, de réalimenter tout le monde en électricité et donc c’est difficile d’allouer beaucoup de ressources pour comprendre les causes. C’est pour ça qu’il faut attendre typiquement quelques jours pour avoir de premières indications sur ce qu’il s’est passé.

TT : Quelles sont les causes habituelles qui expliquent ce type de panne ?

P.H. : Il existe différents types d’instabilité qui peuvent apparaître dans les réseaux et qui peuvent mener à un black-out. La première instabilité est ce qu’on appelle un effondrement en fréquence. C’est lorsqu’il n’y a pas assez de production pour satisfaire la consommation, la fréquence du réseau électrique va alors diminuer baisser. Des mécanismes sont prévus pour essayer de stabiliser la fréquence d’une part au niveau des centrales électriques, on a ce qu’on appelle le contrôle primaire de la fréquence qui va détecter cette chute et qui va demander aux centrales électriques de produire un peu plus. D’autre part, si la fréquence diminue trop, il y a un délestage automatique qui va essayer de permettre de sauvegarder le réseau en déconnectant certains consommateurs de manière ciblée. Le problème, c’est que si ces mesures ne sont pas suffisantes parce que le déséquilibre est trop grand, la fréquence va continuer de diminuer et conduire à des connexions supplémentaires d’unités de production, ce qui va augmenter encore le déficit, et mener à une déconnexion de toutes les unités.

Un second type d’effondrement, c’est l’effondrement en tension qui a été la cause du blackout en Belgique en 1982. Dans ce cas-là, ce qui va manquer, c’est une quantité qu’on appelle dans les réseaux électriques, la puissance réactive. L’idée, c’est que dans les réseaux à courant alternatif, il va avoir une partie du courant qui va être déphasée par rapport à la tension. Si la tension devient trop basse, des unités de production vont se déconnecter également parce qu’elles ne sont pas capables de le supporter cette tension trop basse.

Un autre phénomène qui peut expliquer est l’instabilité angulaire. Ce phénomène se crée lorsqu’il y a de l’instabilité sur les différentes machines qui tournent alors à des vitesses différentes.

Alors en général, quand on a un blackout, ce sont ces différents phénomènes vont être liés ensemble et mène à des effondrements en cascade dans le réseau de transport.

TT : Vous l’avez mentionné, la Belgique a déjà connu un black-out en 1982, ça signifie que ce phénomène n’est pas inédit ?

P.H. : Effectivement, c’est un phénomène qui n’est pas inédit. Les black-out arrivent encore relativement régulièrement dans les réseaux électriques, au niveau mondial. Alors c’est vrai qu’en Belgique, le dernier blackout il y a maintenant plus de 40 ans, mais en 2006, l’Europe continentale a été touchée par un évènement du même type, mais nos systèmes de sauvegarde ont permis d’éviter le black-out.

TT : Doit-on redouter une multiplication de ces pannes alors que les réseaux électriques, alimentés par des sources d’énergies renouvelables, se sont considérablement complexifiés ?

P.H. : Alors, c’est assez compliqué de savoir dans quelle mesure le risque de black-out est effectivement impacté par la transition énergétique. Ce qui est vrai c’est qu’il y a un impact significatif dans le sens où l’on change fortement la dynamique du réseau électrique. Les sources d’énergie renouvelable comme les panneaux solaires photovoltaïques et les éoliennes n’ont pas du tout le même comportement et ne fournissent pas naturellement le même soutien aux réseaux que les unités classiques basées sur des machines synchrones.

Néanmoins, il existe des dispositifs pour soutenir le réseau comme des unités de stockage qui participent à la régulation de la fréquence ou des dispositifs qui régule la tension pour compléter les énergies renouvelables.

TT : Des critiques des énergies renouvelables ont immédiatement été diffusées sur les réseaux sociaux après la panne, mais les coupures géantes de ce type, dans le passé, n’ont-elles pas “presque toujours” été provoquées par des problèmes de transmission, et non de production ?

P.H. : En général, les deux sont liés. Dans le cas de l’Espagne, je pense que c’est un peu tôt pour savoir si les énergies renouvelables ont contribué à ce phénomène ou pas. Comme vous l’avez dit, il y a déjà eu des black-out, ce n’est donc pas nouveau et forcément dû aux énergies renouvelables.

TT : Le réseau doit désormais être capable de gérer à la fois des centrales nucléaires, des centrales fossiles et l’apport beaucoup plus variable des éoliennes et des panneaux photovoltaïques, c’est un problème selon vous ?

P.H. : Non à nouveau, il  y a une certaine complexité de gestion parce qu’on fait face à des systèmes nouveaux qui utilisent différentes sortes d’énergie qu’on a pas encore pu étudier en profondeur.

Un système électrique ne peut pas être testé en laboratoire parce que les puissances sont trop importantes. C’est différent avec une voiture électrique dont le système complet peut être testé grâce à un modèle de simulation et permet d’anticiper les problèmes.

Il faut accepter que nous soyons dans une période transitoire en ce qui concerne la transition énergétique et accepter que les problèmes sur le réseau soient inévitables, mais on va pouvoir apprendre de ces derniers pour les corriger.

TT : Le consommateur ne joue-t-il pas un rôle également dans sa manière de consommer ?

P.H. : Ce qui est effectivement compliqué à gérer, c’est la variabilité plus importante des flux électriques, notamment dans le système dû à l’intégration du niveau local. Auparavant, le consommateur était plutôt passif, aujourd’hui il est acteur notamment avec les panneaux photovoltaïques qui injectent de l’électricité dans le réseau. Lorsque la consommation va être relativement faible, il va y avoir une surproduction photovoltaïque localement, et cette variabilité plus importante des flux va stresser le réseau. Il faut que le consommateur adapte sa consommation afin d’aider la stabilité du réseau.

TT : Comment sécuriser le réseau afin de prévenir ces risques d’effondrement ?

P.H. : Il existe différentes solutions. Concernant la planification, il est par exemple possible de renforcer le réseau grâce à des lignes supplémentaires ou d’installer dans les postes électriques des mécanismes afin de gérer la tension et aider à stabiliser la fréquence. Concernant l’exploitation du réseau, il est également possible de réduire les échanges afin d’éviter d’être vulnérable par rapport au risque d’effondrement en cascade. Le problème, c’est que les deux présentent des inconvénients. D’un côté, renforcer le réseau coûte plus cher et aura des conséquences environnementales. De l’autre côté, réduire les flux signifie écrêter la production renouvelable et produire à partir d’énergie fossile, ce qui n’est pas écologiquement souhaitable.

Ce qui est important, c’est de pouvoir quantifier et identifier les risques et points critiques du réseau pour pouvoir prendre des actions de manière optimale donc étudier ces risques et identifier la probabilité de ceux-ci. Le problème, c’est que l’on forme relativement peu d’ingénieurs, et peu de personnes sont intéressées par le sujet par rapport aux besoins de la société engendrés par la transition énergétique.

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