Pendant longtemps, je me suis demandé ce qu’était la genèse du capitalisme, “système économique basé sur la propriété privée des moyens de production et structuré en vue de maximiser les profits”. L’or ? L’argent ? Plus tard le brevet ou la comptabilité ? La réponse est sans doute plus simple.
C’est un passage d’un roman de Mauriac, Le mystère Frontenac, qui m’a inspiré cette chronique. Dans ce texte, il y a cette magnifique phrase : “Elle comptait les pins d’une rangée, écartait les ajoncs, creusait la terre, et soudain la pierre enfouie apparaissait placée là depuis des siècles par les ancêtres bergers. Gardiennes du droit, ces pierres ensevelies, mais toujours présentes, inspiraient un sentiment jailli des profondeurs.”
Pendant longtemps, je me suis demandé ce qu’était la genèse du capitalisme, “système économique basé sur la propriété privée des moyens de production et structuré en vue de maximiser les profits”. L’or ? L’argent ? Plus tard le brevet ou la comptabilité ? La réponse est sans doute plus simple : c’est la pierre, qui délimite les terrains et qui fonde la propriété privée. Ces pierres, ce sont les bornes que les géomètres utilisent toujours pour délimiter les parcelles cadastrales. C’est indispensable pour que les limites de la propriété soient juridiquement fixées. Le bornage contradictoire définit la limite réelle et apporte des garanties aux propriétaires concernés.
Inspiration divine à Babylone
Le premier code de commerce identifié était d’ailleurs fondé sur la reconnaissance des terrains et l’expression de graves sanctions pour ceux qui modifiaient les délimitations de propreté. Ce Code d’Hammourabi, datant de 1750 avant Jésus-Christ et d’origine mésopotamienne, a fondé les règles de commerce de Babylone pendant près d’un millénaire et a régi les différents aspects des rapports entre les groupes sociaux. Il est matérialisé sur une stèle, conservée au Musée du Louvre.
Les différents articles de ce code régissent notamment la délimitation de la propriété privée et les modalités de succession des terres selon les classes sociales. En même temps, des règles pénales très sévères sont exprimées selon la loi du talion : celui porte préjudice en doit réparation à proportion du préjudice. Dans le code d’Hammourabi, on retrouve donc la base du capitalisme, à savoir la reconnaissance de la propriété privée terrienne et les sanctions qui sont adossées à son non-respect.
Aujourd’hui, les bornes de pierre sont technologiquement dépassées. La numérisation des cartes est accessible et la digitalisation des parcelles est devenue la norme. De manière imagée, la borne a été peu à peu remplacée par Google Earth. Mais, près de trois millénaires après le Code d’Hammourabi, les mêmes règles (certes moins cruelles) sont d’application.
Depuis la nuit des temps, l’homme délimite sa propriété avec l’instrument le plus élémentaire : la pierre. Par sa minéralité, la pierre survit à l’homme et permet la transmission ces propriétés délimitées. En même temps, c’est une démarche qui, à l’aune des bouleversements des civilisations, est empreinte d’inanité.
En effet, comme la monnaie fiduciaire, la pierre n’a de signification que si le droit des hommes lui attribue la valeur qui convient. Elle trouve donc son prolongement dans l’écriture des codes de commerce et lois qui lui attribuent la valeur séparatrice convenue. Mais ce n’est pas tout. En effet, le droit exige qu’il soit respecté. C’est ainsi que la pierre n’a de valeur séminale de la propriété que si elle peut être défendue par la force publique. La tradition et la convention sont insuffisantes : c’est la défense du droit de propriété qui sacralise la pierre.
Et propriété privée sacrée
La propriété privée reste le fondement de nos économies. Sans propriété privée, l’homme n’est vraisemblablement pas mu par l’envie d’améliorer, par accumulation, son sort et celui de ses proches. Bien sûr, certains réfutent la propriété privée, mais les échecs des sociétés collectivistes ou proudhonistes sont patents.
Mais ceci ne change rien à cette vérité immuable du capitalisme : la délimitation de la terre, elle-même dépendante de la robustesse du droit et de la capacité à en imposer le respect. C’est d’ailleurs dans cette illustration qu’on retrouve cette réalité intemporelle, à savoir que le capitalisme et le droit sont l’avers et l’envers de la même médaille. Il faut donc que les pulsions darwiniennes de l’économie marchande soient balisées par des contraintes conventionnelles.
On retrouve la même logique dans la monnaie, depuis qu’elle est dématérialisée et que son pouvoir d’achat est lié à la valeur conventionnelle que des autorités monétaires tentent de lui adosser. La monnaie n’a de valeur que si le respect de son pouvoir d’achat est maintenu. Mais elle s’effrite avec les conventions humaines, tandis que le granit des bornes ne se désagrège pas.