Le “Nimby” aura-t-il raison de la biométhanisation?
Produire du gaz à partir des déchets agricoles: a priori, tout le monde devrait applaudir. Tout le monde sauf les riverains des usines envisagées parfois par de très gros investisseurs.
Depuis le 1er janvier, les ménages wallons ne peuvent plus placer leurs déchets organiques dans les sacs-poubelles. Ces matières ont la particularité de se décomposer naturellement, produisant ainsi soit du compost qui fertilisera les sols, soit du biogaz qui sera utilisé comme source d’énergie. Ce dernier point est particulièrement intéressant dans les stratégies d’indépendance énergétique (autant utiliser du gaz produit par nos déchets que de l’acheter à la Russie ou au Qatar) que de transition écologique.
Bref, ce processus dit de biométhanisation a tout pour plaire. Et d’ailleurs, de nombreux projets d’investissement, essentiellement privés, sont sortis des cartons ces dernières années. Le nombre d’unités de biométhanisation actives en Wallonie a augmenté de 16% en deux ans. Les 64 installations recensées alimentent pour la plupart des systèmes de production d’électricité par cogénération. Il y a même trois points d’injection de biométhane (biogaz épuré) dans le réseau de distribution de gaz naturel. En 2022, ce sont 133,3 GWh qui ont ainsi été injectés en Wallonie, et l’on rêve de pouvoir couvrir à terme la moitié des besoins de gaz des ménages et des PME wallonnes.
Hautrage refuse
Malheureusement, du rêve à la réalité, il y a une série d’embûches à franchir et cela a conduit plusieurs entreprises à mettre récemment leurs projets de biométhanisation entre parenthèses. Cela concerne notamment deux très gros dossiers qui ambitionnaient de propulser le secteur vers une échelle industrielle. Le projet Sibiom, porté par l’intercommunale Ideta et Engie à Leuze-en-Hainaut, prévoit de traiter 100.000 tonnes de matières organiques, soit cinq fois plus que la plupart des unités en service en Wallonie. Il a été validé en 2019 par le gouvernement wallon mais en l’assortissant de conditions d’exploitation telles que les promoteurs n’y ont toujours pas trouvé une réponse économiquement viable. Le projet AFB, mené à Hautrage par le fonds d’investissement danois CIP et l’entreprise Cryo Advise, prévoit lui carrément une capacité de… 900.000 tonnes, ce qui en ferait l’une des plus grandes usines de biométhanisation au monde. L’administration régionale a recalé le projet en décembre mais l’entreprise a décidé d’introduire un recours auprès du gouvernement wallon.
Il n’y a pas que les projets gigantesques qui font peur. La commune de Soignies vient ainsi de refuser la demande de permis de la société Walvert pour l’aménagement d’une unité de biométhanisation beaucoup plus modeste (20.000 tonnes). Walvert n’envisage pas d’introduire un recours contre cette décision mais n’exclut pas une autre implantation dans la région. “L’endroit idéal n’existe pas, soupire son directeur général Jonathan Blondeel. Il y a énormément de contraintes, en termes de nuisances, de charroi ou tout simplement de terrains à vendre.”
Nimby citoyen et institutionnel
Les oppositions aux installations de biométhanisation doivent beaucoup à ce que l’on appelle le phénomène Nimby (not in my backyard) : les riverains craignent des nuisances olfactives, une forte augmentation du charroi et des risques de pollution des sols comme de l’eau.
“Nous devons toujours rester attentifs au droit légitime des habitants d’exprimer leurs craintes face à des projets qui modifieraient substantiellement leur cadre de vie, assure le ministre Willy Borsus (MR), en charge de l’Economie, de l’Agriculture et de l’Aménagement du territoire, trois départements très complémentaires pour de tels projets. Mais nous devons aussi à un moment donné pouvoir organiser des filières pour évacuer une série de déchets et de sous-produits agricoles. Il y a des équilibres à trouver.” Pour atteindre cet équilibre, le ministre mise sur le dialogue et la transparence, lors du processus de décision et ensuite durant la mise en service. “La population doit pouvoir avoir accès, quasiment en continu, aux mesures faites pour vérifier le respect des normes de rejet ou de bruit, poursuit-il. La Wallonie a adopté une série de normes ambitieuses et mon intention n’est certainement pas de les revoir à la baisse.”
Nous devons rester attentifs au droit légitime des habitants d’exprimer leurs craintes face à ces projets.” – Willy Borsus, ministre wallon de l’Economie (MR)
“Le Nimby citoyen, nous le comprenons parfaitement et nous essayons d’y répondre, ajoute Jean-François Gosse (Winch Projects), qui accompagne les initiateurs du projet AFB à Hautrage. Ce qui a en revanche étonné nos partenaires danois, c’est le Nimby institutionnel. Nous nous sommes heurtés à un refus de tout dialogue de la part des autorités communales alors que, d’ordinaire, les groupes qui souhaitent investir 200 millions pour produire du carburant vert sont accueillis à bras ouverts par les pouvoirs locaux.” Il assure en tout cas que le projet prévoit un traitement des fumées, l’acheminement des matières par péniches (via le canal Nimy-Blaton) avec un transbordement direct par tuyaux pour que les effluents odorants ne soient jamais à l’air libre. Sa réalisation permettrait la création d’une cinquantaine d’emplois directs, ainsi que des rapprochements avec des entreprises voisines en vue d’une utilisation croisée des rejets.
Ces éléments, parfaitement en phase avec les stratégies de transition écologique et d’économie circulaire, ont séduit Wallonie-Entreprendre (WE). Le bras financier de la Région est très enthousiaste à l’idée d’accueillir le premier investissement belge de CIP, le plus grand fonds spécialisé dans les énergies renouvelables, avec une force de frappe de quelque 30 milliards d’euros (et même 100 milliards à l’horizon 2030). Les deux parties ont signé une lettre d’intention en septembre dernier et WE s’en est directement félicitée à travers un communiqué de presse. Cette prise de position n’a manifestement pas infléchi les instances administratives chargées de l’étude de la demande permis.
Nous nous sommes heurtés à un refus de tout dialogue de la part des autorités communales.” – Jean-François Gosse (Winch projects)
Une technologie utile mais non rentable…
Doléances des riverains ou pas, la biométhanisation demeure une équation économiquement compliquée. En effet, ses intrants se monnaient, à la différence des autres technologies renouvelables qui peuvent utiliser gratuitement le vent ou le soleil. C’est même l’un des buts affirmés : fournir des revenus complémentaires aux agriculteurs et utiliser des coproduits de l’agroalimentaire, dans une optique de circularité. Mais cela génère un coût qui rend le biogaz peu compétitif, y compris par rapport aux énergies fossiles.
Cela avait été un temps compensé par l’octroi de certificats verts, pour l’électricité produite dans les unités de cogénération alimentée par du biogaz. L’an dernier, le gouvernement wallon a réduit de manière drastique l’enveloppe de ces certificats verts. Le raisonnement est le suivant : le biogaz ne pourra jamais vraiment lutter sur le terrain de l’électricité verte, orientons-le plutôt vers des utilisations comme gaz ou comme carburant. Un mécanisme de soutien à ces utilisations devait alors être mis en place en remplacement des certificats verts et cela n’a malheureusement pas été fait. D’où un flou sur l’avenir qui incite les porteurs de projet à la plus grande prudence, surtout pour les petites installations locales.
…Sauf pour les très gros projets
Les plus grands projets peuvent, eux, jouer sur d’autres paramètres… ce qui génère cependant d’autres interrogations. L’usine d’Hautrage prévoit ainsi de fonctionner en traitant les effluents des élevages porcins de Flandre. On a déjà vu plus aguichant comme approvisionnement. Mais comme les éleveurs doivent évacuer leur lisier, ils sont prêts à payer pour cela. L’intrant devient un revenu et non plus un coût.
“Les plus grandes usines ont en outre une taille critique suffisante pour développer des technologies de biocarburant et de gaz liquéfié, c’est-à-dire des produits pour lesquels il existe un marché”, ajoute Matthieu Schmidt, expert en biométhanisation chez Valbiom (ASBL chargée de promouvoir l’économie biosourcée en Wallonie). L’usine d’Hautrage entend produire du bioLNG, un carburant de plus en plus utilisé par les camions et qui devrait donc intéresser les exploitants de stations-services. On songe en particulier à l’Allemagne, où l’obligation d’incorporer une certaine fraction de biocarburants est déjà en vigueur. La Belgique devrait suivre prochainement. “C’est un marché créé par la réglementation et dans lequel le biométhane ne peut pas être remplacé par du gaz, même si le prix du gaz devait s’effondrer”, précise Matthieu Schmidt. La production d’AFB pourrait alimenter 15% de la flotte belge de camions et contribuer ainsi à une réduction de 1% des émissions de CO2 du transport routier en Belgique.
Si les agriculteurs ne sont pas convaincus de leur intérêt à entrer dans les projets, cela ne marchera jamais.” – Matthieu Schmidt (Valbiom)
Une autre réglementation susceptible de créer un marché pour le biométhane, c’est l’obligation d’en incorporer dans le gaz naturel distribué par le réseau, comme la France et les Pays-Bas commencent à le faire. Ce serait certainement une opportunité pour le projet Sibiom (Leuze-en-Hainaut), dont l’objectif premier est d’alimenter le réseau de distribution, mais celui d’Hautrage inclut aussi cet élément. Cela implique a priori des installations conséquentes tant ces technologies sont complexes et les investissements importants.
C’est finalement un choix de modèle économique : de grosses unités qui valorisent des déchets ou coproduits venant d’un peu partout ou un maillage de petites installations, alimentées par les agriculteurs locaux ? Walvert se range clairement dans le second volet. La société a une usine en service à Mettet et deux autres qui le seront bientôt (Estinnes et Froidchapelle). Elle ambitionne d’arriver à 10 unités de biométhanisation en 2030, ce qui ne pourra se réaliser que si les autorités organisent une alternative aux certificats verts.
“Nous prônons un modèle très local, nous n’allons pas faire 50 km pour aller chercher des intrants pour la biométhanisation”, résume son directeur général Jonathan Blondeel. Il faudra sans doute imaginer des formules pour permettre à la fois des micro- et des macro-installations, et répondre ainsi aux besoins des différents investisseurs. “L’échelle industrielle est intéressante pour certaines technologies mais gardons à l’esprit que la ressource restera dans ces milliers de petites mains que sont les agriculteurs, conclut Matthieu Schmidt. S’ils ne sont pas convaincus de leur intérêt à entrer dans les projets, cela ne marchera jamais.”
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