La transition énergétique coûte cher
Hausse des taux, chaînes des valeurs malmenées, chaos géopolitique…: les entreprises, les ménages et les Etats freinent face au coût de la transition écologique. L’urgence demeure, mais la fin du mois l’emporte sur la fin du monde.
Les effets du changement climatique déferlent, entre sécheresses, tempêtes et inondations. L’objectif d’une réduction du CO2 suffisante pour limiter le réchauffement à 1,5 °C s’éloigne. Entreprises, ménages et Etats expriment leur inquiétude face au coût de la transition écologique: on le sait massif, il devient difficile à supporter dans un contexte de hausse des taux, de ralentissement économique, de chaos géopolitique et de paupérisation. Pour reprendre ce slogan qui résonne depuis la crise des gilets jaunes: la fin du mois l’emporte sur la fin du monde.
La quadrature du cercle
Concrètement, des entreprises étalent leurs investissements en faveur de la durabilité ou peinent à amortir le choc. Dans le domaine énergétique, les prix des énergies fossiles ont flambé mais la pression sur le renouvelable est forte: des entreprises actives dans l’éolien sont en grande difficulté, le coût de l’ambitieuse île artificielle Princesse Elisabeth en mer du Nord explose et le gestionnaire de réseau Elia a annoncé un doublement des frais de réseau sur les factures d’ici 2027. Les études se multiplient pour mettre en garde au sujet des inégalités croissantes des ménages face à cette révolution: comment se permettre d’acquérir une voiture électrique ou une pompe à chaleur quand on peine à boucler ses fins de mois?
A ce rythme, on fonce vers un réchauffement à 3 °C
L’urgence se précise sans cesse sur le plan climatique. Le dernier rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue), qui servira de base à la Cop28, soulignait que sur la base des engagements actuels des Etats, le monde s’oriente vers une augmentation de la température de 2,5 °C à 2,9 °C d’ici la fin du siècle. Les 10 ans à venir seront cruciaux, soulignent les Nations unies.
En écho à ce contexte houleux, certains dirigeants d’Etats européens évoquent la nécessité de ralentir le pas. La cohésion sociale est en jeu mais le coût économique et humain risque de grandir encore si l’on attend: c’est la quadrature du cercle.
75% des leaders estiment ne pas avoir suffisamment intégré le caractère durable dans leur business, selon une étude de Bain & Company.
Une enquête menée par la société de consultance Bain & Company en 2023 auprès de plus de 608 cadres de plus de 200 entreprises dans 46 pays témoigne du climat actuel. La volonté de mener les réformes nécessaires pour faire face au défi climatique est bien présente. Mais le contexte et la complexité des enjeux empêche de suivre le rythme voulu. Deux chiffres, notamment, retiennent l’attention: quelque 75% des leaders interrogés estiment ne pas avoir suffisamment intégré le caractère durable dans leur business et moins de 40% reconnaissent être dans les lignes des objectifs fixés. Impact: le niveau de réduction des émissions de CO2 est à la traîne.
Une balance à trouver
“Il y a énormément de déclarations macroéconomiques sur le fait que l’on est en retard et que l’on a décroché par rapport aux objectifs, souligne François Faelli, un des auteurs de l’étude de Bain et professeur de stratégie à Solvay. Notre étude vise précisément à voir comment on peut travailler ce fossé entre les intentions et la réalité. Oui, le contexte économique et politique des dernières années pourrait amener des vents contraires. Froidement dit, avec des taux d’intérêt à 1%, la valeur d’une entreprise se trouvait à 85% dans la terminal value, à 20, 30 ou 40 ans. Le développement durable est fondamental dans l’évaluation de la boîte. Avec des taux d’intérêt et des primes de risque qui montent fortement, le cash-flow des années à venir compte davantage.”
S’ajoutent à cette équation purement capitaliste des considérations énergétiques: s’il est évident qu’il faut sortir des énergies fossiles, à court terme, cela pose un risque majeur. “Le coût d’une sortie brutale du pétrole serait inabordable pour les entreprises et les ménages, souligne François Faelli. Il y a une tension évidente. Le développement durable, depuis l’apparition du terme en 1987, a toujours été une balance entre le fait de s’inquiéter des générations futures et de prendre soin des générations actuelles. Dans les 20 ou 30 années à venir, on devra régler cette balance. Je suis autant inquiet du discours de ceux qui mettent en avant les soucis ici et maintenant – parce que nous devons être de bons ancêtres… – que du discours souhaitant casser l’équation actuelle. Si on va trop vite et trop loin, on risque de toucher aux limites de la démocratie.”
Limites planétaires
Notre génération, plaide-t-il, doit intégrer la notion de “limites planétaires”, tout en gérant le présent. En analysant la situation, en ce moment charnière, Bain & Company dégage des constats qui peuvent mener à des pistes de solutions. Commentant les chiffres relatifs au manque de résultats des entreprises, François Faelli argumente: “Toutes les entreprises ont commencé par des engagements. Certaines ont peut-être été plus vite que d’autres, comme Danone ou Unilever. Mais ces engagements ont toujours été pris au niveau du siège central et des conseils d’administration, qui sont très actifs à ce sujet, parce qu’ils pensent à long terme. La traduction de ces engagements en routines opérationnelles ou en nouveaux business est plus compliquée. C’est moins un problème des dirigeants que du middle management qui a la responsabilité de l’opérationnalisation de ses objectifs, tout en tenant compte de la rentabilité et du chiffre d’affaires.” C’est à ce niveau-là qu’il faut œuvrer.
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Avec un équilibre à préserver: “On ne peut pas se dire que l’on ne fait pas de profit cette année parce que l’on décarbone, mais on ne peut pas oublier l’impact à venir”. Le modèle même de l’économie de type Friedman, avec le profit pour seul horizon, doit être réévalué. Interrogé dans le rapport, ces responsables du middle management évoquent la difficulté de gérer les coûts supplémentaires induits par les nouveaux modes de production et de les relayer auprès des consommateurs.
La part des ménages : un an de revenus
Car à l’autre bout de la chaîne, les consommateurs souffrent et les inégalités entre les situations deviennent intenables. C’est ce que révèle notamment une étude française réalisée par l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE). Elle démontre que rénover un logement ou acheter une voiture électrique représente des sommes conséquentes. Forcément, tout le monde ne peut pas se le permettre. La réduction des inégalités est un enjeu majeur, alors que l’on doit accélérer le rythme de la transition.
“Sans même parler de l’acceptabilité, il y a un vrai problème d’accessibilité de la transition, résume Charlotte Vailles, chercheuse de l’Institut. Les ménages devront porter une série des investissements. Dans cette étude, nous nous sommes concentrés sur ceux qui sont propriétaires de leur logement ou qui doivent acheter une voiture électrique. En France, les aides ont augmenté de façon significative ces dernières années, avec un montant maximal total passé de 20.000 euros à 50.000 euros entre 2018 et 2023. Ces aides sont devenues plus ciblées vers les classes moyennes et populaires. C’est positif. Mais on se rend compte qu’en 2023, ce n’est pas assez.”
Le “reste à charge”, c’est-à-dire les investissements qui restent à payer une fois les aides payées, s’élève encore à des dizaines de milliers d’euros.
“Pour la rénovation performante des logements, cela correspond environ à un an de revenus des classes moyennes, dit Charlotte Vailles. Les prêts à taux zéro peuvent aider à financer cela, mais cela entraîne un taux d’endettement très élevé chez les ménages, déjà impactés par l’achat du logement. Mais c’est un tout: il faut qu’il y ait suffisamment d’artisans formés à ces rénovations à l’heure où les pénuries sont nombreuses, des solutions doivent être trouvées pour reloger les habitants le temps des travaux…” Un chantier d’envergure… Et l’analyse vaut pour la Belgique aussi.
Un Etat “social-écologique”
“A partir des chiffres belges et internationaux que nous avons rassemblés, il apparaît en effet que la contribution à la transition est fortement inégale, confirme Marek Hudon, président du Haut Comité pour une transition juste, une institution créée en Belgique pour dresser un état des lieux de la transition. On a des contributions par ménage qui passent de un à quatre, voire de un à dix, selon la façon dont on calcule, entre le décile le plus bas et le décile le plus élevé. C’est énorme!”
“Cette transition est d’autant plus inégale que les zones les plus à risque en termes de risques environnementaux, de santé et de sols pollués, sont davantage habitées par les personnes les plus précarisées et les plus âgées, prolonge Marek Hudon. C’est principalement cette population-là qui se retrouve parmi les 39 personnes décédées suite aux inondations en Wallonie. Le troisième constat, c’est que s’il y a un consensus scientifique sur la nécessité de cette transition, les rapports montrent que dans les processus démocratiques et participatifs, les personnes les plus précarisées sont beaucoup moins représentées. Pour plein de raisons: soit elles s’auto-excluent, soit elles sont écartées pour des raisons économiques, soit elles se sentent moins impliquées.”
Le responsable du Haut Comité pour une transition juste plaide en faveur d’un “Etat social-écologique”, qui pilote les transformations de manière à ce que tout le monde soit impliqué et qu’on ne laisse personne au bord de la route.
“Le mot ‘Etat’ doit être envisagé dans une conception large, précise-t-il. Les pouvoirs publics ne sont pas les seuls responsables, loin de là, il faut une large implication des acteurs sociaux et des entreprises. En Europe, depuis des dizaines d’années, la construction de cet Etat social a permis de tenir bon en période de covid, de faire face aux fortes inflations ou de permettre à quelqu’un qui perd son emploi de bénéficier d’un pont vers un autre emploi. Mais cet Etat social n’intègre pas du tout – ou pas assez – la question environnementale. A l’inverse, les politiques environnementales n’intègrent pratiquement pas la question sociale.”
Des investissements verteux
C’est la quadrature du cercle, à tous les niveaux: environnement, social et économie doivent trouver un terrain d’entente. “Notre rapport détermine une série de lignes directrices pour remédier à cela, prolonge Marek Hudon. Il s’agit de favoriser les investissements qui combinent les deux dimensions en même temps. Le verdissement des logements sociaux, par exemple, permet de diminuer les émissions de CO2, mais aussi de réduire les coûts énergétiques pour un public davantage défavorisé.”
Ce n’est pas tout. “Lorsque l’on évoque les taxes carbone, par exemple, il y a différentes manières de les prélever. Selon la manière dont on le fait, on peut avoir un impact très différent aussi. On pourrait imaginer des systèmes de taxation davantage progressifs. De même, lorsque l’on envisage des politiques sociales, comme ce fut le cas ces derniers mois pour compenser l’augmentation des prix de l’énergie, on pourrait le faire en tenant davantage compte des impératifs environnementaux. Bien sûr, on ne se débarrassera pas des énergies fossiles du jour au lendemain, mais nous sommes aujourd’hui très loin de la trajectoire de diminution rapide des énergies fossiles dont nous aurions besoin.”
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Une autre priorité? Veiller à l’acceptabilité de cette transition. De plus en plus de partis, notamment à l’extrême droite, mènent campagne sur le coût élevé de la transition. “Cette proposition d’un Etat social-écologique doit permettre d’augmenter cette acceptabilité, conclut Marek Hudon. L’importance d’un effet redistributif plus important est indéniable, de même qu’il est vital de répondre à cet enjeu démocratique. Lorsqu’il y a des projets participatifs ou des agoras citoyennes, on doit éviter les exclusions mais aussi, comme ce fut le cas de la Convention pour le climat en France, veiller à ce que le consensus qui s’en dégage soit repris. C’est sur ce sentiment de rupture que grandissent les extrêmes.”
La survie du monde rejoint la survie de notre économie, mais aussi de nos démocraties.
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