Décarbonation: “Du sang, de la sueur et des larmes”
Dans un article co-écrit avec ses confrères Jean Tirole et Olivier Blanchard, l’économiste Christian Gollier souligne l’importance, pour relever le défi climatique, d’agir vite en appliquant un juste prix au carbone.
Trois économistes de renom, Christian Gollier, Jean Tirole et Olivier Blanchard, ont publié récemment dans l’Annual Review of Economics un nouvel article (*) sur l’économie du climat. Ils insistent sur la nécessité d’utiliser les bons outils, à savoir la taxe carbone et le soutien européen à la R&D. Et soulignent l’urgence d’agir. “Nous n’en faisons pas assez, dit Christian Gollier. Nous le voyons au niveau mondial. Nous émettons 50% de CO2 de plus aujourd’hui qu’il y a 30 ans et nous continuons à augmenter nos émissions.”
TRENDS-TENDANCES. Certains disent que si cela prend davantage de temps que prévu, nous n’y pouvons rien. Vous n’êtes pas d’accord?
CHRISTIAN GOLLIER. Cela prend plus de temps que prévu parce que la volonté politique n’existe pas. Et elle n’existe pas parce que les électeurs ne veulent pas faire de sacrifices. Il n’y a pas en Europe de leader politique qui porte un message: “du sang, de la sueur et des larmes”, pourtant indispensable pour accélérer la marche vers la décarbonation.
L’erreur serait de présenter la transition comme quelque chose qui n’est pas pénible?
En effet. Il est toujours plus facile pour un politicien d’annoncer que la transition est aisée, qu’elle créera des millions d’emplois. Cependant, plus nous attendons, plus le choc de la transition sera violent. La science économique l’écrit depuis deux siècles: il est plus efficace d’étaler les efforts dans le temps. En outre, une grande partie de la décarbonation de nos économies consiste en des investissements lourds dont les bénéfices ne se révéleront qu’avec le temps. Si vous remplacez votre voiture thermique par une voiture électrique, vous faites l’effort aujourd’hui mais vous allez en profiter pendant 15 ans. La décarbonation sera très capitalistique. Donc, plus nous attendons, plus il sera compliqué d’atteindre les objectifs. Pour atteindre ceux que nous avons fixés à l’horizon 2050, il faut prendre les décisions aujourd’hui.
Vous critiquez non seulement la lenteur mais aussi le peu d’efficacité de certaines décisions. Vous avez des exemples?
Un exemple que j’aime beaucoup, c’est celui de l’installation de panneaux photovoltaïques. Au début 2010, les panneaux photovoltaïques étaient peu efficaces, mais on offrait des primes à l’installation. En France, vous aviez des prix garantis à 0,60 euro le kWh (kilowattheure). Cela coûtait 1.500 euros la tonne de CO2 évitée, ce qui est un prix faramineux, largement supérieur aux bénéfices de ne pas avoir émis de CO2. Si on veut être efficace, il faudrait remplacer les chaudières au fioul par des pompes à chaleur, ce qui ne coûte que 50 euros par tonne de CO2 évitée. En Belgique, pendant longtemps, il y a eu des subventions extraordinaires à l’émission de CO2 via les voitures de sociétés.
Le cœur du dispositif visant à décarboner l’économie, c’est la taxe carbone?
La taxe carbone doit être universelle, identique, payée par tous. La Belgique n’a pas vraiment de taxe carbone. Il y en a une en France, mais elle n’est pas payée par les agriculteurs, les compagnies aériennes, les pêcheurs… Dès lors, elle est non seulement inefficace – ceux qui ont la possibilité de réduire leurs émissions de CO2 ne sont pas incités à le faire – mais elle suscite un sentiment d’injustice, ce qui conduit beaucoup de gens à la rejeter. C’est un drame parce que l’on critique la taxe carbone pour son caractère inégalitaire alors qu’elle serait l’instrument le mieux à même de lutter contre les émissions de CO2.
Pourquoi?
La taxe carbone engendre un revenu fiscal qui pourrait être utilisé pour indemniser les ménages les plus modestes. En revanche, garantir à ceux qui ont des panneaux solaires un prix pour la production d’électricité est un effort qui est payé par les consommateurs d’électricité lambda (à travers une taxe qui augmente le prix de l’électricité) et donc en particulier les ménages les plus modestes. C’est une mesure régressive, qui augmente les inégalités, d’autant que le bénéfice de ce système ne va pas dans la poche de l’Etat, mais des propriétaires capables d’installer des panneaux photovoltaïques sur leur toit. Mais on ne le voit pas. En revanche, si vous instaurez une taxe carbone, on voit immédiatement le prix du litre d’essence augmenter de quelques centimes. La meilleure solution est-elle de suivre des politiques climatiques qui cachent les coûts aux citoyens pour éviter qu’ils ne se fâchent?
Taxer le carbone, c’est donc inciter les capitaux privés à décarboner l’économie?
Effectivement. L’idée générale est de préserver notre économie de marché – qui a quand même démontré sa capacité à créer la prospérité et du pouvoir d’achat – en organisant réellement l’allocation du capital vers les activités les moins carbonées. On préserve donc le moteur de la croissance économique tout en réalisant des réductions d’émissions de CO2 au niveau du système productif et des ménages.
J’entends certains affirmer que le capitalisme est incompatible avec la lutte contre le changement climatique. J’aimerais qu’ils me disent alors quelle est l’alternative!
Le débat tourne aussi autour de symboles, comme les jets privés.
Mais si la taxe carbone est au bon niveau – je pense qu’il doit se situer aux environs de 200 euros la tonne –, les gens qui continuent à refuser de modifier leur mode de vie ou leur mode de production vont payer des mille et des cents à l’Etat qui pourra alors en profiter soit pour compenser les ménages les plus modestes soit pour investir dans la décarbonation. Avec une taxe carbone au bon niveau, je me régalerais de voir les riches continuent à utiliser un jet privé! Cela permettra à la société d’avoir les moyens de financer la décarbonation.
Mais si nous payons le carbone à son prix véritable, notre pouvoir d’achat ne va-t-il pas diminuer?
Des techno-optimistes pensent que nous allons continuer à faire baisser les coûts de production d’énergie, des panneaux photovoltaïques, des batteries… Les mêmes disent d’ailleurs: pourquoi fournir des efforts maintenant? Attendons d’avoir les technologies pour décarboner sans effort. C’est une hypothèse, mais peu probable, de mon point de vue. Il faut donc réaliser des efforts dès aujourd’hui parce que la réalité est qu’il règne une énorme incertitude sur les progrès technologiques verts. Le scénario le plus probable aujourd’hui est que le remplacement des énergies fossiles par des énergies décarbonées augmentera le coût de production de l’électricité. Il y aura donc un impact négatif sur le pouvoir d’achat des ménages et en particulier sur ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas entrer dans une version plus sobre de leur mode de vie.
Avec une taxe carbone au bon niveau, je me régalerais de voir les riches utiliser leurs jets privés!
Vous plaidez aussi pour la création d’une agence européenne qui soutiendrait la R&D dans les technologies aidant à décarboner.
Je ne disais pas ça il y a 10 ou 20 ans, mais je pense aujourd’hui que l’Europe a une obligation de se lancer dans une politique ambitieuse pour développer une industrie européenne de batteries, de panneaux photovoltaïques, de turbines d’éoliennes, de voitures électriques, etc. Et il faut dans ces domaines un soutien public massif en recherche et développement. Il bénéficiera non seulement à l’économie européenne mais aussi au reste du monde puisque l’innovation technologique ne connaît pas de frontières. Cet effort doit être combiné avec des ajustements carbone aux frontières pour empêcher que cette politique ait pour conséquence que le consommateurs européens achètent des produits chinois plutôt que des produits européens dont les coûts auront augmenté parce qu’on leur aura imposé des règles de décarbonation. Cela aurait un résultat nul en termes écologiques, et catastrophique en termes d’emploi et de prospérité en Europe.
Cet ajustement carbone aux frontières a été décidé, non?
Oui. Depuis le mois de septembre, les importateurs doivent annoncer les contenus en CO2 des produits qu’ils importent en Europe et ces importations feront ensuite l’objet d’un ajustement carbone progressif d’ici 2035. Les importateurs se verront confrontés alors au même prix du carbone que les producteurs européens.
Pour bâtir cette agence, vous prenez le modèle de la DARPA, l’agence américaine qui soutient les nouvelles technologies dans le domaine de la défense. Pourquoi?
Regardons ce qui fonctionne bien en termes de dette publique, de soutien public à la recherche au développement. La DARPA est un bon exemple. Cette agence américaine dispose de mécanismes intelligents de sélection pour déterminer quels sont les efforts de subvention à fournir, qui va pouvoir en bénéficier, sous quelles conditions, sous quelle durée, et à quelle fréquence. Et l’Etat réévalue régulièrement son portefeuille de subventions. C’est important parce qu’il est très facile, quand des Etats décident de subventionner, d’aller arroser le sable. Et là, les scientifiques ont un rôle à jouer parce que dans des domaines comme la batterie, le photovoltaïque, etc., il y a des connaissances scientifiques dont il est indispensable de disposer pour orienter intelligemment l’argent public dans la meilleure direction, celle qui fera sauter les verrous technologiques qui perdurent dans ces secteurs.
(*) “The Portfolio of Economic Policies Needed to Fight Climate Change” par Olivier Blanchard, Christian Gollier et Jean Tirole
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