Cosucra veut un développement industriel compatible avec la planète
L’entreprise Cosucra a ouvert son capital à des actionnaires non familiaux. Cela permet de soutenir un plan d’investissement de 200 millions pour décarboner et augmenter la production de protéines végétales.
Deux cents millions d’euros pour rendre la production plus durable, le plan stratégique de l’entreprise Cosucra, située à Warcoing en Wallonie picarde, ne manque pas d’ambition. L’investissement doit permettre d’électrifier le processus d’extraction des fibres de racine de chicorée (inuline) et de valoriser les coproduits de l’entreprise à travers une unité de biométhanisation qui devrait, à terme, assurer une quasi-autonomie énergétique à l’entreprise.
Ces investissements complètent ceux déjà effectués en 2018 dans l’usine d’extraction de protéines de pois (80 millions). A l’époque, la famille Crahay avait réinvesti 20 millions dans l’entreprise pour financer les travaux. Cette fois, elle a décidé d’ouvrir son capital à des co-investisseurs, ce qui constitue une première en… 171 ans!
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“Nous avons la conviction que l’industrie doit rendre son développement compatible avec la planète, explique le CEO Eric Bosly, qui représente la sixième génération. Nous avions le choix: avancer seuls mais de manière relativement lente ou y aller très vite, en faisant alors entrer des capitaux extérieurs.” La seconde option a été retenue. Et pour aller vite, ça va aller vite: la transformation énergétique de l’usine est prévue pour 2024 et 2025.
Rendement financier… et environnemental
Avant d’ouvrir son capital, Cosucra a toutefois pris le soin de bien baliser ses objectifs. La réussite de l’entreprise se mesurera certes à son retour financier mais aussi à six critères de durabilité: l’encouragement d’une agriculture régénératrice, la diminution de 50% de l’impact carbone, la réduction de 30% de la consommation d’eau, une plus grande diversité de genre dans l’entreprise, la diminution des accidents de travail et la contribution à une alimentation plus saine.
“Nos valeurs sont aussi largement partagées par nos jeunes recrues.”
“Ces éléments sont repris dans la convention d’actionnaires, poursuit Eric Bosly. Ils sont clairement partagés par les trois investisseurs qui nous ont rejoints.” Il s’agit de Sofiproteol, un acteur de l’agroalimentaire français, notamment dans les oléagineux et les protéagineux (les marques Lesieur et Oleon sont dans leur giron) ; de Wallonie Entreprendre, un soutien de longue date de Cosucra, jusqu’ici sous forme de prêts ; de la SFPI, le bras financier de l’Etat fédéral, qui intervient via son fonds Impact.
“Nos valeurs sont aussi largement partagées par les jeunes recrues, ajoute le CEO de Cosucra. Les gens qui nous rejoignent sont attirés par le projet et les valeurs. Attirer des talents est un fameux défi pour une entreprise encore relativement petite (365 personnes, tout de même, Ndlr), installée dans une région excentrée et qui est peu connue car nous sommes dans le B to B.”
Objectif: une croissance de 5 à 8%
Les trois nouveaux investisseurs ont apporté ensemble 45 millions d’euros et représentent aujourd’hui 17% de l’actionnariat. La famille Crahay reste donc largement majoritaire et entend conserver la maîtrise de l’outil. “Nous avons beaucoup travaillé la gouvernance actionnariale, explique le CEO. Nous avons mis en place un plan d’intéressement à l’entreprise pour les jeunes générations, avec des visites, des stages, des jobs d’étudiants, des fonctions d’observateur au CA, etc. Nous assurons par ailleurs une ‘micro-liquidité’ des titres avec une bourse aux actions annuelle qui permet de gérer les entrées et sorties. Personne n’est bloqué par l’entreprise, celles et ceux qui veulent valoriser leurs parts pour lancer leur propre projet en ont la possibilité.” Hors du cadre économique, des activités familiales sont organisées régulièrement pour entretenir les relations entre des arrière-petits cousins qui, sans cela, se perdraient sans doute de vue.
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Revenons au plan d’investissement de l’entreprise. Il concerne les bâtiments de l’ancienne sucrerie familiale, où les équipes de Cosucra travaillent les racines de chicorée. Les procédés utilisés consomment énormément de gaz, afin de produire la vapeur nécessaire à l’extraction de l’inuline et ensuite à son raffinage sous forme de poudre ou de liquide. Les chaudières à gaz vont être remplacées par des pompes à chaleur et des compresseurs à vapeur, qui seront alimentés par de l’électricité autoproduite. Cela réduira considérablement l’empreinte carbone de Cosucra.
Les investissements projetés permettront aussi d’augmenter la capacité de production, avec un budget de 52 millions consacré à la modernisation de divers équipements. Nous sommes là bien dans une perspective de croissance et pas uniquement de décarbonation. L’entreprise, qui avait réalisé 135 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier, achève pourtant un exercice 2023 mitigé mais elle table résolument sur une croissance de 5 à 8% à moyen terme.
Le boum des plats végétariens
De nombreux plats préparés végétariens intègrent des produits de Cosucra. La protéine de pois est en effet utilisée comme substitut à la viande hachée dans de nombreuses recettes ou comme complément dans des barres protéinées. La fibre de pois sert également comme substitut à la viande ou comme complément à des préparations de volaille (sa capacité de rétention d’eau est appréciée par exemple dans les nuggets). Quant à l’inuline, elle est très demandée en remplacement des matières grasses et du sucre dans la pâtisserie, la biscuiterie ou les céréales de votre petit-déjeuner. On la retrouve aussi dans la recette de boissons aromatisées. L’entreprise développe par ailleurs de la farine de chicorée, à destination de l’alimentation animale.
“Nos clients avaient constitué des stocks en sortie de covid et la forte inflation a fortement ralenti la consommation, analyse Eric Bosly. Ils n’ont donc pas renouvelé leurs commandes et c’est seulement maintenant que nous sentons que cela commence à repartir, le quatrième trimestre devrait être meilleur que les précédents et nous devrions avoir une véritable reprise dès l’an prochain.”
“La meilleure norme serait un prix réel des produits, tenant compte de l’impact environnemental.”
Cette confiance sur le long terme est portée par la conviction d’évoluer sur un marché qui correspond à l’une des grandes tendances des années à venir, à savoir la diminution de la consommation de viande et l’augmentation parallèle du recours aux protéines végétales. “L’idée n’est pas que nous devenions tous végétariens ou véganes mais de rééquilibrer les choses, dit-il. Nous devrions manger 300 grammes de viande par semaine, nous sommes à 200 grammes par jour. Vous voyez l’ampleur de la transformation! Toute cette production de viande a un impact terrible sur l’environnement, que ce soit localement avec les effluents d’azote ou globalement avec les tonnes de soja importées pour la nourriture animale. Passer du bœuf à la protéine de pois divise l’impact CO2 de l’alimentation par un facteur 20. On parle de normes ou de réglementations: pour moi, la meilleure norme serait d’arriver à un prix réel des produits, en tenant compte de l’impact environnemental.”
Cosucra a essayé brièvement de se porter sur le B to C, en développant la marque Youpea (burgers végétaux) avec Vlevia et Wallonie Entreprendre. L’expérience a vite été arrêtée et l’activité revendue au début de l’année à Europa Cuisson (Tournai), un spécialiste de préparations à base de volaille et qui cherchait à se diversifier dans les aliments végétariens. Cosucra fournit toujours des protéines de pois pour Youpea et son service de recherche collabore avec Europa cuisson pour la formulation des plats végétariens.
Concurrence asiatique
Cosucra écoule 60% de sa production en Europe. Le reste est exporté vers l’Amérique du Nord (l’entreprise possède un bureau commercial aux Etats-Unis) et en Asie. La croissance attendue du marché ne devrait guère modifier ces proportions. Si la production est exportée, l’approvisionnement est, lui, local. La chicorée est achetée dans un rayon de 50 à 100 km autour de Warcoing (essentiellement en Belgique). Le pois vient, lui, plutôt de la France voisine. Il arrive en bonne partie par voie fluviale, l’entreprise utilisant son implantation le long de l’Escaut pour renforcer sa durabilité.
“Aujourd’hui, environ 10% de nos matières premières sont issues de l’agriculture régénérative, concède Eric Bosly. Notre ambition est d’atteindre les 50%. La pression réglementaire européenne va dans ce sens. Mais il ne faut pas se cacher: cela aura un coût et il faudra aussi des mécanismes de protection pour que tout le secteur ne soit pas balayé par des importations.”
La concurrence de producteurs extérieurs, en l’occurrence chinois, qui ne sont pas soumis aux mêmes conditions économiques, c’est l’un des principaux écueils dans les perspectives de développement du Cosucra et, plus largement, de toute l’industrie agroalimentaire. Eric Bosly espère que les modalités de mise en place du “mécanisme d’ajustement carbone aux frontières” permettra d’en limiter les effets négatifs. Pour lui, les consommateurs européens sont aujourd’hui prêts à réduire leur consommation de viande. Mais leur pouvoir d’achat ne leur permet pas toujours de se tourner vers les produits de substitution. “Nous sommes confrontés à un effet d’échelle, dit-il. Peut-être faudrait-il imaginer des systèmes qui rendent la transition plus supportable et aident au basculement, comme cela a été fait avec les panneaux photovoltaïques.”
10% des effectifs pour la R&D
On le sait peu mais un dixième des effectifs de Cosucra est actif dans la R&D. Ils travaillent notamment à la sélection des semences, pour obtenir des variétés de chicorée les plus propices à la production d’inuline. “Deux tiers des chicorées utilisées dans le monde pour produire de l’inuline sont issues de semences développées à Warcoing, dit fièrement Eric Bosly. Nous avons un leadership mondial en ce domaine et c’est bien là-dessus que nous voulons bâtir notre futur.” Ces efforts en matière de recherche avaient permis à Cosucra d’être, dans les années 1980, les pionniers de la production de fibres de racines et de protéines de pois.
“La lourdeur et la lenteur des procédures administratives sont le plus gros facteur de risque.”
Le patron de Cosucra salue au passage le soutien des pouvoirs publics envers ce travail de recherche, “qui a permis la mise en place d’écosystème, dont celui de l’agroalimentaire”. Il regrette toutefois que ce soutien soit parfois moins franc pour les étapes suivantes, quand il s’agit de concrétiser les innovations sur un plan industriel. “Dans nos développements récents, la difficulté majeure fut l’obtention des permis, conclut Eric Bosly. Les procédures sont lourdes et lentes, elles constituent le plus gros facteur de risque dans tout le planning de notre plan d’investissement. Un an ou deux de retard, dans notre monde très compétitif, cela peut entraîner d’énormes conséquences. C’est très décevant car ces décisions administratives sont entièrement dans des mains locales ou régionales.”
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