Impensable il y a quelques années, c’est désormais une réalité : la République tchèque est devenue la première banque centrale au monde à acheter du bitcoin. « Le gouverneur a une belle longueur d’avance », salue-t-on déjà. L’investissement est certes symbolique et géré hors réserves officielles, mais le tabou vient de sauter.
La banque centrale tchèque a acheté un portefeuille test d’un million de dollars, rapporte Reuters. Il se compose principalement de bitcoins, complétés par un stablecoin en dollars et un dépôt « tokenisé ». Ce dernier correspond, en termes simples, à un dépôt bancaire classique placé sous forme numérique sur une blockchain, ce qui permet de le déplacer plus rapidement et plus facilement, tout en conservant les mêmes garanties qu’un dépôt ordinaire.
Les actifs sont séparés des réserves officielles, qui s’élèvent à 140 milliards d’euros, et ne seront pas élargis. Le projet pilote durera deux à trois ans.
Durant cette période, la banque veut apprendre comment les actifs numériques fonctionnent en pratique : comment les acheter, les conserver et les sécuriser, comment gérer les clés, et quelles étapes suivre en cas de problème ou de fraude. Le gouverneur Aleš Michl explique avoir lancé l’idée parce que les paiements et les investissements se digitalisent rapidement. « Il est réaliste qu’à l’avenir, vous puissiez acheter aussi facilement des obligations d’État tokenisées en couronnes tchèques qu’un café. Un simple clic pour un espresso, un autre pour un investissement qui auparavant n’était accessible qu’aux grands investisseurs », dit-il. « En tant que banque centrale, nous voulons tester ce parcours en amont. »
La banque effectuera de vraies transactions pendant l’expérience. Par conséquent, la valeur du portefeuille pourra fluctuer et son contenu pourra changer lorsque d’autres actifs numériques seront testés.
Une jungle
Le choix de garder les bitcoins en dehors des réserves officielles vise à éviter les tensions politiques. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a répété à plusieurs reprises que la « valeur réelle du bitcoin est nulle ». Pour elle, il n’a donc pas sa place dans les réserves des banques centrales européennes. La République tchèque n’utilise pas l’euro et dispose donc de plus de liberté opérationnelle. Mais la ČNB a conçu l’expérience de manière à ne pas entrer en conflit avec les règles de l’Eurosystème, l’autorité monétaire de la zone euro. Pour Michl, le projet s’inscrit dans une stratégie plus large visant à se préparer à un monde financier où de plus en plus d’instruments circulent sur des blockchains.
La République tchèque ouvre la voie, conformément aux déclarations que Michl avait déjà faites. En janvier, il avait confié au Financial Times qu’il pourrait, à long terme, investir jusqu’à 5 % des réserves nationales en bitcoins. Il avait toutefois précisé qu’une telle étape ne figurait pas encore à l’ordre du jour. Michl reconnaissait que le bitcoin est extrêmement volatil et qu’on manquait de recul. Il soulignait également l’intérêt institutionnel croissant depuis l’arrivée des ETF en bitcoin et la vague de dérégulation sous le président américain Donald Trump.
« Comparé à d’autres banquiers, j’entre dans la jungle, je suis un pionnier », déclarait-il dans cette interview marquante. Son passé de banquier d’investissement explique peut-être pourquoi il met autant l’accent sur le risque, le rendement et la diversification.
Qualité des réserves
Le gestionnaire néerlandais de fonds Jeroen Blokland juge la démarche de la ČNB logique pour une petite économie ouverte. Dans sa newsletter, il écrit que Michl « est très en avance sur son temps et se base sur un argumentaire valable». Selon lui, les pays dotés d’une monnaie susceptible de fluctuer fortement ont besoin de grandes réserves de devises étrangères pour pouvoir piloter leur monnaie.
Blokland note que la République tchèque détient environ 170 milliards de dollars de réserves. Cela représente « exactement la moitié du PIB tchèque, c’est énorme ». Pour un pays hors zone euro, ces réserves sont un outil essentiel. Si la couronne chute trop, la banque centrale peut vendre des dollars ou des euros pour acheter des couronnes. Si la couronne devient trop forte, elle fait l’inverse. Cela permet de maintenir la monnaie à peu près alignée sur l’euro, ce qui est important pour une économie tournée vers l’export.
Étant donné que ce tampon est si important, Blokland estime logique que la banque cherche à bien comprendre comment optimiser une telle réserve. « Si vous disposez de réserves de banque centrale relativement importantes, il est tout à fait normal de porter beaucoup d’attention à la manière de les répartir », écrit-il.
C’est précisément pour cela qu’il voit le test avec le bitcoin comme un exercice utile. La banque veut savoir ce que fait une monnaie numérique dans un tel portefeuille et quels risques ou avantages y sont associés. « Avec la transition ultra-rapide vers une économie numérique, c’est la raison principale pour laquelle Michl a lancé ce projet », selon Blokland. « Il veut savoir comment le bitcoin se comporterait au sein de ces réserves, quel impact il a sur leur gestion et ce que cela signifie pour la qualité de ces réserves. »
Déficit record
L’expérimentation tchèque autour du bitcoin s’inscrit dans une tendance internationale plus large. Ainsi, Taïwan, un État insulaire démocratique, a récemment étudié la possibilité d’utiliser le bitcoin comme instrument de réserve, et la banque centrale suisse reçoit régulièrement la même question. La Suisse reste prudente, mais « n’est pas défavorable au bitcoin, à condition que les bonnes conditions soient réunies ». Entre-temps, plusieurs pays intègrent déjà les actifs numériques dans leurs politiques. Le Salvador a fait du bitcoin une monnaie légale en 2021, le Bhoutan s’est révélé être l’un des plus grands investisseurs étatiques dans la monnaie, et le Kazakhstan veut créer un fonds d’investissement dédié au bitcoin.
L’expérience survient alors que le marché des cryptomonnaies connaît une forte baisse. Le bitcoin est repassé sous les 100 000 dollars. Il se négocie autour de 95 000 dollars, soit plus de 22 % en dessous du sommet d’octobre. Les actions liées au secteur ont suivi : Strategy a perdu plus de 7 %, Coinbase presque 7 %, et l’émetteur du stablecoin Circle plus de 4 %. Les analystes évoquent le recul des attentes concernant une baisse des taux en décembre, mais aussi une vague de ventes exceptionnellement élevée de détenteurs de long terme. Selon CryptoQuant, ils ont vendu au cours du mois écoulé quelque 815 000 bitcoins, la plus grande sortie depuis janvier 2024.
Un déséquilibre plus profond
Pour Blokland, cette volatilité n’est pas le point central. Il pointe un déséquilibre plus profond : il existe dans le monde « énormément de dettes et d’argent imprimé », tandis que l’offre d’actifs tangibles – or et bitcoins – reste limitée. Cela crée, selon lui, une tension structurelle qui devient de plus en plus importante avec le temps. C’est précisément pour cette raison qu’il juge logique que les banques centrales cherchent à comprendre quel rôle le bitcoin pourrait jouer à l’avenir, en particulier pour les pays dotés de leur propre monnaie et qui dépendent fortement de réserves solides.