La crypto qui valait mille milliards

Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Le bitcoin paraît indestructible. Pourtant, il y a eu la faillite de grands acteurs comme Luna, Celsius et surtout, FTX. Il y a aussi des réglementations qui se resserrent. Et il y a le système lui-même, en vertu duquel les ‘‘mineurs’’, ceux qui valident les transactions, voient tous les quatre ans leur rémunération réduite de moitié.

Cela n’empêche pas le bitcoin de peser à nouveau plus de 1.000 milliards de dollars, et de pouvoir se trouver facilement dans le portefeuille de nombreux investisseurs depuis que le gendarme financier américain a autorisé une dizaine de gestionnaires de fonds à émettre des ETF liés au bitcoin.

Pour Gladys Anderson, que le New York Times interrogeait récemment, le bitcoin, “c’est l’enfer”. Cette quadragénaire s’était installée dans un coin calme et reculé de l’Arkansas pour protéger son fils autiste du bruit et du stress de la ville. Mais voilà que l’Arkansas s’est doté d’une loi très favorable aux activités de “minage” et que s’est implantée une ferme de minage de bitcoins à une centaine de mètres de son jardin. Les systèmes de refroidissement de centaines de cartes graphiques tournent jour et nuit, 24 h sur 24, sept jours sur sept, pour “miner”, c’est-à-dire pour vérifier les transactions qui, une fois validées et rendues accessibles à tous, formeront un nouveau bloc dans la chaîne de blocs (“blockchain”), ce répertoire infalsifiable qui constitue la fondation du bitcoin. Ce travail est aujourd’hui rémunéré à hauteur de 6 bitcoins environ par bloc, soit, au taux actuel de la cryptomonnaie, plus de 300.000 dollars. Mais à partir du mois d’avril, la rémunération sera réduite de moitié, ce qui laissera quand même aux mineurs, si la valeur du bitcoin se maintient, plus de 150.000 dollars par bloc validé, ce qui continue à attirer les investisseurs qui construisent ces “fermes” bruyantes et gourmandes en énergie.

Merci la SEC

Si la planète crypto est un enfer pour certains, pour d’autres, c’est le paradis retrouvé. Ceux qui détiennent un portefeuille libellé en bitcoins, le plus connu des cryptoactifs, sont à nouveau aux anges. La plus célèbre des cryptos a repassé voici quelques jours la barre des 50.000 dollars. La valeur des bitcoins en circulation dépasse les 1.000 milliards de dollars. Ce n’est pas la première fois que cette crypto franchit le cap du billion de dollars, mais ce rebond marque son entrée dans la cour des grands, au même titre que l’or, les actions ou les obligations.

Cette entrée a été facilitée par la justice américaine. Un gestionnaire d’actifs, Grayscale, l’avait en effet saisie parce que la SEC, le gendarme américain des marchés, ne lui permettait pas de créer des ETF en bitcoins spot. Petite traduction pour les non-initiés : un ETF (exchange traded fund) est un fonds négocié en Bourse, comme une action, qui vise à dupliquer la performance d’un actif quel qu’il soit (indice boursier, matières premières, etc.). C’est donc un instrument aisément accessible, qui permet aux particuliers, par exemple, d’investir en or, en pétrole, en actions indiennes… Un “ETF bitcoin spot” est un ETF qui détient directement des bitcoins.

Grayscale avait donc lancé, il y a quelques années déjà, un trust investi en bitcoins, un produit d’investissement moins simple et moins favorable fiscalement qu’un ETF. Il voulait transformer ce trust en ETF, mais la SEC n’avait pas donné son agrément. La justice américaine avait cependant donné raison à Grayscale en août de l’an dernier. Depuis, toute la planète crypto attendait que la SEC, obligée de suivre les juges, donne le feu vert à ces nouveaux produits d’investissement. Ce qu’elle a fait six mois plus tard. Et ce qui explique qu’entre l’été 2023 et aujourd’hui, la valeur du bitcoin a quasiment doublé, atteignant, au moment d’écrire ces lignes, plus de 51.000 dollars, et tirant au passage derrière elle les autres cryptomonnaies.

Enthousiasmes multiples

Ces nouveaux ETF cassent d’ailleurs la baraque : le fonds GBTC de Grayscale pèse près de 24 milliards de dollars, celui de BlackRock a 5,7 milliards de dollars sous gestion et celui de Fidelity, plus de 4 milliards. Ne cherchez pas, toutefois : il n’est pas possible d’en acquérir si l’on est un épargnant standard, car ces fonds ne disposent pas du passeport européen qui leur permettrait d’être distribués chez nous et ne sont accessibles qu’aux patrimoines en gestion discrétionnaire. Reste que l’attente des investisseurs est grande. Voici un an, le baromètre ING des investisseurs indiquait que 40% des investisseurs belges de moins de 35 ans envisageaient d’opter pour des cryptomonnaies dans les six prochains mois.

Cet enthousiasme tient à plusieurs choses, explique Philippe Ledent, senior economist chez ING Belgique et enseignant à l’UNamur et l’UCLouvain : “Il y a quelque temps, l’engouement pour le bitcoin reposait sur l’idée que c’était une nouvelle monnaie. Puis le soufflé est retombé. Pour fonctionner, d’ailleurs, une monnaie doit perdre de la valeur (c’est l’inflation, ou l’érosion monétaire, Ndlr), pour qu’on s’en défasse pour acheter des biens. Un nouvel engouement est apparu quand on a considéré le bitcoin comme un nouvel actif. Le soufflé est également retombé quand les taux sont remontés. Aujourd’hui, l’ouverture d’ETF en bitcoins redonne l’espoir de multiplier le nombre de détenteurs. Et comme l’offre est mécaniquement limitée, toute perspective d’une plus grande demande ne peut que faire augmenter le prix”. En effet, le concepteur supposé du bitcoin, l’énigmatique Satoshi Nakamoto, a limité à 21 millions le nombre de bitcoins pouvant être créés. Et la seule manière d’en créer est le minage.

Un or digital ?

C’est cette rareté, ajoute Philippe Ledent, qui fait que le bitcoin est souvent assimilé à un actif refuge comme l’est l’or. “Si les investisseurs considèrent qu’une valeur peut être un refuge, et que de plus en plus d’investisseurs baignent dans cette idée, de plus en plus d’investisseurs vont l’acheter, poursuit Philippe Ledent. Mais l’or est une valeur refuge parce qu’il a été une monnaie pendant des centaines d’années. En outre, c’est un actif tangible, qui existe même si plus rien ne fonctionne. Il faudra m’expliquer quelle est l’utilisation d’une monnaie électronique en cas de grave crise économique, financière et monétaire, ajoute l’économiste. Dans ce cas-là, il n’y aura probablement plus assez d’électricité pour faire fonctionner le système.”

De grands acteurs de marché poussent cependant, pour des raisons de profitabilité évidentes, cette idée de bitcoin refuge. Des banques d’affaires, telles que ­Goldman Sachs, songent aux nouveaux produits qu’elles vont pouvoir commercialiser. En 2022, la même Goldman Sachs avait d’ailleurs publié une étude dans laquelle elle estimait qu’avec sa capitalisation, le bitcoin n’était pas ridicule face à l’or qui, comme placement ou valeur de réserve, approchait alors les 2.600 milliards de dollars (aujourd’hui, il frôle plutôt les 3.000 milliards).

2022, le grand nettoyage ?

Alors bien sûr, entretemps, la planète crypto a connu plusieurs secousses et l’année 2022 a été véritablement horribilis. Plusieurs grands tremblements de terre ont fait s’effondrer l’ensemble des cryptos. Il y a d’abord eu le crash, en mai, de l’écosystème Terra/Luna, qui pesait 40 milliards de dollars et était basé sur une “stablecoin” arrimée au dollar, Terra USD, et Luna, un crypto au cours variable. Un subtil mécanisme d’échange entre les deux permettait de maintenir le cours de Terra USD arrimé au billet vert… jusqu’à ce que la mécanique éclate. Six mois plus tard, c’était le scandale FTX. On découvrait que cette société, la troisième plateforme de trading au monde, et sa société sœur Alameda, spécialisée dans le trading de cryptos, reposaient en grande partie sur du vent et étaient gérées par une bande de jeunes geeks que les scrupules n’étouffaient pas.

Pour Kevin de Patoul, le CEO de Keyrock, société bruxelloise teneur de marché sur plusieurs plateformes crypto, ce qui s’est passé cette année-là n’est finalement pas une mauvaise chose. Car les événements ont permis de renforcer la maturité du marché. “Si l’on regarde ce qu’il s’est passé depuis deux ans, nous avons assisté à la constitution d’une bulle, jusqu’au début de l’année 2022. Il y a eu une excitation, un enthousiasme exagéré, qui a fini par s’écrouler avec la chute de Terra/Luna, la faillite de Celsius (un prêteur de cryptoactifs, Ndlr) et celle de FTX, qui a été vraiment l’événement majeur. Ces éléments très négatifs ont cependant permis de filtrer un ensemble d’acteurs amateurs ou d’escrocs du marché. Un an et demi plus tard, ces acteurs ont été évacués.”

“La valeur ajoutée de la blockchain existe bien. Ceux qui disent qu’elle ne repose sur rien se trompent, tout simplement.’’ – Kevin de Patoul (Keyrock)

Retour aux fondamentaux

Ce nettoyage n’a en effet pas empêché la planète crypto de s’agrandir. On ne parle pas seulement des cours, mais aussi de la technologie sous-jacente. “On continue de construire et de développer des solutions, et l’on continue d’avoir une acceptation de plus en plus grande des actifs digitaux, avec en point d’orgue cette approbation par la SEC de 11 ETF Bitcoin spot, se réjouit Kevin de Patoul. Nous arrivons à une acceptation grand public du bitcoin comme un actif à part entière, avec des moyens de distribution qui sont similaires à ce qu’on pourrait avoir pour des actions, des obligations. Cependant, ce qui explique la hausse du bitcoin n’est pas ce seul événement. C’est aussi le fait de fondamentaux.”

Le CEO de Keyrock poursuit : “depuis sa création, le bitcoin est soumis à des cycles avec une excitation exagérée, suivis de dépressions qui le sont tout autant. Toutefois, ce qui ne change pas, c’est la valeur ajoutée des cryptos. Il y a énormément de projets d’entreprises qui créent toujours plus de solutions à valeur ajoutée pour leurs clients. La valeur ajoutée de la blockchain existe bien. Ceux qui disent qu’elle ne repose sur rien se trompent, tout simplement.”

La blockchain permet en effet de gérer un système d’échanges de manière décentralisée et pratiquement infaillible. Le génie de ce système est qu’il se passe des intermédiaires – par exemple, plus besoin de banques pour assurer la bonne fin d’un transfert de cryptoactifs entre deux personnes – et qu’il est inaltérable : chaque nouvelle transaction, impliquant un nouveau minage, vérifie l’intégrité de la totalité de la chaîne. Cette technologie permet d’authentifier tout ce qu’on veut : une œuvre d’art numérique, un titre financier et bien d’autres devises encore que le bitcoin, et sert de base à des “contrats intelligents”, qui se déclenchent automatiquement si certaines conditions sont réunies.

Ce qui fait la force du bitcoin, ajoute Kevin de Patoul, est que cette crypto est sans doute une des preuves les plus solides du fonctionnement et du potentiel de la “chaîne de blocs”.

“Proof of concept”

“Pour moi, poursuit notre interlocuteur, l’intérêt de la blockchain est qu’elle permet de représenter de la valeur de manière complètement digitale. On peut se trouver, comme aujourd’hui, dans un monde centralisé. Mais il existe aussi une option pour passer à quelque chose qui est potentiellement décentralisé. Ma vue personnelle est qu’à terme, dans les marchés financiers et même au-delà, toute valeur sera représentée via ce système. Et c’est là l’intérêt des actifs digitaux, la crypto telle qu’elle est aujourd’hui, d’offrir les premiers exemples. Ce sont des proof of concept, des preuves de la faisabilité de projets, des preuves que des valeurs peuvent être représentées de manière totalement digitale.”

Le député régional bruxellois Christophe de Beukelaer (Les Engagés) partage cette vision : “La valeur du bitcoin est le réseau, souligne-t-il. Nous avons besoin de bitcoins pour faire fonctionner le réseau. Beaucoup de gens disent : ‘oui à la blockchain, non aux cryptomonnaies’. Mais c’est ne pas comprendre qu’une blockchain publique décentralisée nécessite une crypto, sinon le système ne fonctionne pas.”

“Le bitcoin monte aujourd’hui parce que la conscience collective intègre les dangers, les risques et les externalités négatives du système financier traditionnel.” – Christophe de Beukelaer (Les Engagés)


En 2022, Christophe De ­Beukelaer a même décidé de toucher pendant un an son salaire en bitcoins. “Ce n’était pas un investissement financier mais un acte politique, nous dit-il. Je voulais attirer l’attention des pouvoirs publics et économiques sur la révolution numérique en cours.” Le député explique son geste comme “un combat pour la liberté financière. Il faut avoir un contre-pouvoir par rapport au monde financier traditionnel, qui a connu beaucoup de dérives, et contre le flux gigantesque d’émissions de monnaies classiques. Le bitcoin monte aujourd’hui parce que la conscience collective intègre les dangers, les risques et les externalités négatives du système financier traditionnel.”

“Le bitcoin a du sens”

Kevin de Patoul est toutefois très réticent à assimiler les cryptos dans leur ensemble à une classe d’actifs. “Les cryptos sont un ensemble de valeurs représentées de manière digitale. Elles ont la technologie sous-jacente en commun. Mais chacune est différente. Certaines ont du sens, d’autres n’en ont aucun”, dit-il.

Mais le bitcoin, précisément, a-t-il du sens ? “Honnêtement, oui, répond le CEO de Keyrock. Il existe depuis des années, non comme moyen de paiement (la rapidité des transactions, en tout cas telle qu’elle existe aujourd’hui, ne le permet pas) mais comme une sorte d’or digital. Avec, dans le cas du bitcoin, des particularités uniques : une offre fixe, une capacité de stockage comme toute valeur digitale, une capacité de transaction 24 h sur 24, sept jours sur sept, des coûts réduits… C’est pour cela que le bitcoin a, selon moi, un intérêt en tant que valeur refuge digitale. C’est un actif qui a tout à fait sa place et procure des avantages aux investisseurs qui décideraient de le posséder, aujourd’hui ou dans le futur.”

“L’adoption institutionnelle actuelle tend à prouver que cette vue, mise en avant sur le marché crypto depuis des années, est de plus en plus adoptée par les grandes institutions, comme BlackRock. Et sera la prochaine vague d’innovations financières. L’apparition d’une réglementation plus claire et l’absence de mauvaises nouvelles depuis deux ans expliquent à mon sens l’engouement actuel pour le bitcoin”, conclut-il.

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