Dans le monde des cryptos, personne ne vous entendra crier

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Certains épousent les thèses libertariennes prônant un système constitué uniquement de monnaies privées, comme les cryptos devises. Attention, prévient l’économiste Christian de Boissieu, dans un monde où les banques centrales auraient disparu, personne ne sera là pour sauver le système.

Christian de Boissieu est un économiste français, professeur émérite à la Sorbonne qui a tissé des liens profonds avec la Belgique : « Je suis membre de l’Académie royale de Belgique, dans la section Technologie et Société, depuis environ dix ans, nous dit-il. J’avais été invité par Bruno Colmant.  Et j’ai enseigné pendant une vingtaine d’années au Collège d’Europe à Bruges ». Il a publié, avec Marc Schwartz, « La nouvelle guerre des monnaies » (Odile Jacob).

« La guerre des monnaies a trois dimensions, explique-t-il. D’abord, la guerre des changes, où des pays comme les États-Unis cherchent à manipuler leur devise pour gagner en compétitivité, comme avec les accords du Plaza en 1985 ou aujourd’hui avec Donald Trump. Ensuite, la guerre des monnaies de réserve, avec les débats sur la dédollarisation – plus une velléité politique des pays du Sud qu’une réalité économique, car le dollar domine toujours. Enfin, la guerre entre monnaies publiques et privées, illustrée par l’opposition entre cryptomonnaies et monnaies de banques centrales ». 

Aujourd’hui, avec les guerres commerciales, les interrogations sur le dollar, l’émergence des cryptomonnaies, la volonté de certaines banques centrale de lancer leur devise numérique –, il semble que la monnaie n’a jamais été aussi présente dans les discussions. Est-ce une fausse impression ?

CHRISTIAN DE BOISSIEU. La monnaie a toujours joué un rôle central, tant dans l’histoire économique que dans l’histoire tout court. Prenez, par exemple, la décision de Nixon en août 1971 de rompre le lien entre le dollar et l’or : c’était un tournant historique. Plus récemment, la crise financière de 2007-2008, avec les subprimes et la faillite de Lehman Brothers, a montré que monnaie, banque et finance sont indissociables. Ce n’est pas nouveau, mais l’intensité des débats actuels, notamment autour des cryptomonnaies ou des guerres de changes, amplifie en effet cette perception.

Il y a eu une succession de crises depuis un quart de siècle : l’éclatement de la bulle internet en 2000-2001, puis une crise sur les obligations adossées à l’immobilier qui a dégénéré en crise bancaire en 2008, puis en 2011 une crise obligataire des pays de la zone euro, … Aujourd’hui, beaucoup craignent une crise monétaire, plus spécialement du dollar. Les crises sont inévitables ?

Nous sommes en effet passés d’une bulle à l’autre. La bulle Internet se forme entre 95 et février 2000, puis elle éclate parce que trop, c’est trop. Les boursiers disent : les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Il y a eu un redéploiement des portefeuilles, et à partir de février 2000, aux Etats États-Unis, les investisseurs sont allés vers l’immobilier. La bulle immobilière a pris la suite de la bulle internet. Une bulle chasse l’autre. Je pense que nous n’arrivons pas à l’éviter parce que les marchés d’actifs sont des marchés très importants. On le voit bien aujourd’hui avec l’or, qui bat des records à 3 300 dollars l’once. 

On l’a vu avec le bitcoin qui a dépassé en décembre 100 000 dollars. Il y a forcément des bulles,  d’autant plus que les banques centrales ont dû tout lâcher face à la crise de 2007-2008. Elles ont pratiqué des  politiques monétaires non conventionnelles (le quantitative easing), via l’achat massif d’obligations. Elles ont créé beaucoup de monnaie et ces liquidités créées par les banques centrales doivent se retrouver quelque part. Dennis Robertson, qui était un économiste à Cambridge et qui était assez opposé à Keynes, disait : Money, which is nowhere must be somewhere. La monnaie qui n’est nulle part doit quand même se trouver quelque part. Une partie significative de cette création de monnaies débridée est venue s’investir dans des classes d’actifs, sur les marchés. C’est pour cela ça que nous avons été surpris que cette création monétaire ne provoque pas d’inflation.

Je ne critique pas les banques centrales pour les actions après 2008-2009 : cette création monétaire débridée était sans doute nécessaire. Mais elle est venue alimenter des bulles sur certains marchés d’actifs. Ce n’est qu’à partir du deuxième semestre 2021, accentué avec la guerre en Ukraine qui a débuté en février 2022, que l’inflation est passée sur les marchés de biens services avant de retomber aujourd’hui.

Mais en s’attaquant aux actions, puis aux obligations, et aujourd’hui peut-être à la monnaie, ces crises ne se rapprochent pas du cœur de la finance ?

La monnaie est en effet le socle de la finance et des marchés. Il y a un lien étroit entre la monnaie et la confiance. Mais je ne dirais pas qu’il y a une perte de confiance. L’inflation peut miner la confiance dans la monnaie parce qu’elle réduit le pouvoir d’achat.  Mais les banques centrales, comme la BCE ou la Fed, ont globalement bien géré les crises récentes – subprimes, Covid, guerre en Ukraine.  Cependant, il y a ce débat sur les quasi-monnaies, que sont les cryptos. Les cryptos ne sont pas des monnaies, nous le soulignons dans notre livre. Elles constituent une classe d’actifs, qui vient en effet perturber un peu le débat, même si le volume des cryptos reste limité : elles pèsent environ 3.000 milliards de dollars,  dont la moitié pour le bitcoin. Mais l’arrivée de ces monnaies privées et décentralisées vient modifier un peu le paysage monétaire.

Ces cryptos ne sont pas des devises pour vous. Pourquoi ?

Ce ne sont pas des monnaies au sens strict, mais des actifs spéculatifs, car elles ne remplissent pas les fonctions d’une monnaie qui sont d’être à la fois un instrument de réserve, un instrument d’échange et une unité de compte. Les cryptos remplissent principalement la fonction de réserve de valeur : les gens investissent en espérant une hausse des cours. Mais elles ne sont pas un moyen d’échange universel – sauf au Salvador, où le Bitcoin a cours légal – et elles sont inefficaces comme unité de compte, et sauf pour les stable coins, qui restent liés au dollar, mais dont le statut n’est pas clair.

Quelques collègues croient que les stable coins vont se répandre. Mais si vous avez une monnaie qui est liée au dollar avec une parité intangible ou quasiment intangible un contre un,  autant travailler avec le dollar. Sinon, l’utilité des cryptos est d’être un moyen pour échapper de manière contestable à des contrôles fiscaux, à la lutte contre le financement du terrorisme, au blanchiment de l’argent….

Imaginez un scénario où le Bitcoin s’effondre : il n’y aurait aucune institution pour “sauver” le système.

Mais pour maintenir la confiance dans ces nouvelles formes de la monnaie, il faut de la régulation.  Nous montrons dans notre livre les limites des thèses libertariennes d’un économiste comme Hayek qui s’était fait le défenseur il y a cinquante ans des monnaies privées.  Ces thèses apportent des éléments intéressants, mais je ne suis pas Hayek quand il dit que l’on peut se passer de banque centrale. Nous en avons besoin pour lutter contre l’inflation et atteindre l’objectif de stabilité monétaire. Et pour gérer les crises bancaires et financières.

La confiance dans la monnaie ne peut pas être laissée totalement au jeu du marché. Car la monnaie est un bien commun. C’est la raison pour laquelle il faut une intervention de l’État pour gérer la question du cours légal et déléguer à la banque centrale cette mission de lutter contre à la fois contre l’instabilité monétaire (l’inflation) et l’instabilité financière. Aujourd’hui, les libertariens purs et durs épousent la thèse de Hayek. Ils  veulent aller vers un système où il y aurait des monnaies privées, digitales certes, mais privées. Imaginez un scénario où le Bitcoin s’effondre : il n’y aurait aucune institution pour “sauver” le système. En revanche, derrière l’euro, il y a la BCE et l’Eurosystème ; derrière le dollar, la Fed. Ces garde-fous sont indispensables.

Passons aux États-Unis, où l’actualité est marquée par les propositions économiques de Trump et de ses conseillers, comme Stephen Miran. Leur stratégie semble viser un dollar à la fois compétitif et dominant, tout en imposant des contraintes aux créanciers étrangers. Est-ce viable ?

La thèse de Stephen Miran repose sur l’idée que le déficit commercial américain est causé par une surévaluation du dollar, due à une demande mondiale excessive pour cette monnaie de réserve. Trump veut un dollar plus faible pour booster la compétitivité, tout en maintenant son statut dominant. C’est un jeu dangereux. Si le dollar baisse trop, cela pourrait compliquer le financement du déficit américain, car les créanciers étrangers (Japon, Chine, Europe) pourraient exiger des taux d’intérêt plus élevés pour compenser le risque de change. Une crise de confiance dans le dollar pourrait même accélérer une dédollarisation, bien que celle-ci reste improbable à court terme – il a fallu 20 ans pour que le dollar supplante la livre sterling.

Miran propose aussi des mesures coercitives, comme des droits de douane ou des menaces pour forcer les créanciers à acheter des bons du Trésor américain à bas taux. Qu’en pensez-vous ?

C’est une approche qui défie les forces du marché. Le déficit américain est colossal, et les États-Unis ont besoin de ces flux de capitaux. Obliger les créanciers à accepter des taux bas ou des obligations à très long terme, voire perpétuelles, revient à ignorer leur comportement rationnel. Une alternative, utilisée sous Kennedy dans les années 1960, consistait à émettre des bons du Trésor (les bons Roosa, du nom du conseiller économique de Kennedy) au rendement attractif et dont les intérêts étaient versés dans la devise des créanciers. Cela réduisait le risque de change pour eux, mais impliquait que les États-Unis en assumaient une partie. Je n’ai pas vu cette idée dans le plan de Miran, qui semble préférer la coercition. C’est risqué et pourrait provoquer des tensions économiques et géopolitiques.

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