Cryptomonnaies: “L’Europe est la Castafiore de la finance mondiale”, selon Christophe De Beukelaer

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Ce qui inquiète Christophe De Beukelaer, ce n’est pas tant la volatilité des cryptomonnaies que l’incapacité de l’Union à adopter une vision d’avenir. © PG
Baptiste Lambert

En 2022, Christophe De Beukelaer (Les Engagés) devient le premier député en Europe à convertir son salaire en bitcoin. Derrière ce geste symbolique, un message : la révolution des cryptomonnaies est en marche, mais l’Europe est en train de la rater. Le député des Engagés dénonce la frilosité réglementaire de l’Union, l’aveuglement face au potentiel des “stablecoins”, et les risques démocratiques d’un euro digital centralisé.

Avant d’endosser le rôle de négociateur en chef des Engagés pour la formation d’un gouvernement bruxellois, Christophe De Beukelaer était – et reste – un député passionné par les cryptomonnaies, la blockchain et les bouleversements que cette technologie est en train d’imposer à la finance mondiale. Las des tractations politiques qui piétinent depuis près d’un an, et dans l’attente d’initiatives du MR, le député bruxellois nous reçoit dans ses bureaux pour parler… crypto. Car, comme il le dit lui-même, le monde ne s’arrête pas de tourner, et certains enjeux dépassent de loin les lenteurs institutionnelles de la capitale.

C’est en 2022 que Christophe De Beukelaer avait fait parler de lui dans toute la presse européenne en annonçant qu’il convertissait l’intégralité de son salaire en bitcoins. Une décision perçue comme marginale, moquée à chaque chute du marché. Mais aujourd’hui, alors que le bitcoin dépasse les 110.000 dollars, contre 25.000 à l’époque de sa démarche, le député sourit. Non pas par fierté personnelle – “ce n’est pas le plus important”, glisse-t-il – mais parce que ce retournement donne du crédit au message qu’il martèle depuis des années : l’Europe est en train de manquer un virage technologique majeur, comme elle l’a déjà fait avec internet ou l’intelligence artificielle.

Ce qui l’inquiète, ce n’est pas tant la volatilité des cryptomonnaies que l’incapacité de l’Union à adopter une vision d’avenir. Plutôt que d’accompagner l’innovation, la réglementation européenne préfère tout verrouiller. Et, selon lui, la préparation d’un euro digital en est l’illustration la plus préoccupante. En s’orientant vers une monnaie publique, centralisée, émise directement par la BCE, le Vieux Continent emprunte le modèle chinois, fondé sur le contrôle et la restriction, là où les USA ont choisi d’encourager la création de stablecoins privés, interopérables et concurrentiels. Un choix de société, dit-il, aux implications démocratiques majeures.

Car ceux qui sous-estiment les cryptomonnaies risquent de s’en mordre les doigts. Pour Christophe De Beukelaer, cette révolution repose sur une idée aussi simple que puissante : faire mieux que les banques, mais sans les banques. La technologie blockchain permet désormais de transférer, épargner, prêter, investir ou certifier une transaction de manière instantanée, sécurisée, sans intermédiaire, sans frontière. Les stablecoins, eux, rendent tout cela concret : adossés à des actifs stables comme le dollar ou une obligation, ils rendent la finance décentralisée accessible à tous, sans exposition excessive à la volatilité.

Ce phénomène de désintermédiation ne se contente pas d’améliorer les services financiers : il remet en cause les fondements du modèle bancaire traditionnel, en automatisant ce que les banques seules géraient hier, à savoir la garde de fonds, la compensation, la vérification, le transfert. Selon lui, les protocoles décentralisés vont transformer la finance mondiale comme les plateformes numériques ont bouleversé les médias, le commerce ou les transports, redéfinir les rapports de force entre États, et forcer les institutions bancaires à se réinventer – ou à disparaître.

TRENDS-TENDANCES. Pourquoi avoir décidé de convertir votre salaire en bitcoin ?

CHRISTOPHE DE BEUKELAER. Je voulais alerter. Ça faisait des années que j’étais plongé dans l’écosystème, que je comprenais qu’on vivait un saut technologique majeur. L’argent évolue depuis toujours : le troc, le sel, les pièces, le papier, les chiffres dans les banques… et aujourd’hui la crypto. Mon acte politique, c’était de dire : “Regardez, l’argent change à nouveau.” Ceux qui s’y intéressent maintenant auront un avantage immense, comme les Américains avec le dollar et les pétrodollars pendant un demi-siècle.

Vous aviez converti l’intégralité de votre salaire ?

Oui. Tous les mois. Je n’étais pas payé directement en bitcoins – j’aurais aimé, mais techniquement, ce n’était pas possible – donc je convertissais tout, juste après. C’était un geste symbolique, comme quand j’ai dormi devant la résidence du Premier ministre pour dénoncer les migrants à la rue. J’ai voulu mettre le sujet à l’agenda. Et ça a fonctionné : les médias en ont parlé, j’ai été invité à l’international, et j’ai créé un réseau dans le monde crypto. Je ne demandais pas à tout le monde d’en faire autant. C’était un signal pour dire : “On est à un tournant.”

Avec quel accueil ? Moqueries, scepticisme ?

Beaucoup d’incompréhension, parfois même de la condescendance. Certains me prenaient pour un illuminé. On me disait : “Le bitcoin, c’est pour les terroristes”, ou “c’est trop risqué”. Mais aujourd’hui, Bitcoin, c’est la cinquième capitalisation boursière mondiale. C’est au-dessus de Google ou de l’argent-métal. Il faut ouvrir les yeux. J’avais cette phrase en tête de Paul Krugman, Nobel d’économie, qui disait en 1998 : “Internet n’aura jamais plus d’impact que le fax.” Je dis à mes collègues aujourd’hui : attention à ne pas être les Krugman du 21e siècle.

Vous parlez d’un saut technologique. Comment le définissez-vous ?

Comme tous les grands sauts : c’est plus rapide, plus efficace, moins cher. La crypto permet de transférer, stocker, prêter, échanger de l’argent sans banque, de façon instantanée, transparente, sans frais démesurés. Et donc, ça va s’imposer. C’est juste une question de temps.

L’Europe, selon vous, est en train de passer à côté ?

Totalement. C’est même pire. On réglemente à mort au nom de la stabilité, mais on oublie que la stabilité, à vélo, c’est quand on avance. Si tu t’arrêtes, tu t’écroules. Aujourd’hui, l’UE se fige, et pendant ce temps, les États-Unis, la Suisse, le Japon, l’Afrique, avancent.

Fin décembre, l’UE a pourtant adopté le règlement MiCa qui a été salué par beaucoup.

C’est le parfait exemple du problème. MiCa est bien fait sur le papier, tout le monde dit bravo. Mais dans les faits, les entreprises ne restent pas en Europe. Elles vont ailleurs, là où l’on peut innover. On a voulu tout encadrer, tout sécuriser, mais on a oublié la dynamique entrepreneuriale.

“Aujourd’hui, l’UE se fige, et pendant ce temps, les États-Unis, la Suisse, le Japon, l’Afrique, avancent.”

Dans cette révolution technologique, vous insistez beaucoup sur les “stablecoins”. Pourquoi ?

Parce que la BCE ne veut pas de stablecoins. Elle les freine, elle leur met des bâtons dans les roues. Et pourquoi ? Parce qu’elle prépare son propre projet : l’euro digital. Mais ce choix est catastrophique. L’Europe choisit le modèle chinois, public, fermé, ultra-centralisé, plutôt que le modèle américain, ouvert, concurrentiel. Et dans un secteur qui évolue aussi vite, c’est le meilleur moyen de se faire marginaliser.

L’euro digital vous inquiète tant que ça ?

Oui. Pas sur la technologie en soi – je suis technophile – mais sur la philosophie. Un euro numérique directement émis par la BCE, avec un plafond par citoyen (3.000 euros), sans anonymat, non programmable “pour l’instant”… C’est un outil de contrôle potentiellement énorme. On dit aujourd’hui : “Ne vous inquiétez pas, ce sera RGPD compliant.” Mais qui garantit ce qu’un autre gouvernement fera demain ? Les démocraties ne sont jamais acquises. On le voit avec la montée de l’extrême droite partout en Europe.

“Avec l’euro digital, l’Europe choisit le modèle chinois, public, fermé, ultra-centralisé, plutôt que le modèle américain, ouvert, concurrentiel.”

L’euro digital nourrit de nombreux fantasmes, est-il réellement dangereux pour la démocratie, selon vous ? 

Oui. Donner à une entité unique – la BCE – la possibilité de contrôler chaque euro numérique, de suivre chaque transaction, c’est ouvrir la porte à des dérives. Aujourd’hui, on vit en démocratie. Mais demain ? Ce pouvoir est trop grand pour une seule institution. La démocratie, c’est aussi la pluralité, la possibilité de choisir entre plusieurs systèmes. C’est pour ça que la crypto est essentielle : elle est le contre-pouvoir numérique dont nos sociétés ont besoin.

Et concrètement, pour les citoyens, que changent les “stablecoins”? L’euro digital nourrit de nombreux fantasmes, est-il réellement dangereux pour la démocratie, selon vous ?

Ils permettent à chacun de faire tout ce que permet une banque… sans banque. Transférer de l’argent, payer, prêter, emprunter, placer, etc. Mais de manière instantanée, mondiale, à très faible coût. Et comme ils sont stables, on évite la volatilité. C’est la finance accessible à tous, sans barrière à l’entrée.

Avec un risque pour les banques si elles ne s’adaptent pas ?

C’est très clair : c’est la fin des banques telles qu’on les connaît. Une partie de leurs fonctions – certifier les transactions, garder l’argent, gérer les transferts – est en train d’être absorbée par la blockchain. Et si elles ne prennent pas cette technologie à bras-le-corps, si elles n’intègrent pas les stablecoins ou la finance décentralisée dans leur modèle, elles disparaîtront.

Le bitcoin a battu un nouveau record de valeur. Vous le croyez vraiment capable de devenir une réserve stratégique ?

Ça a déjà commencé. Des États y pensent, des gouverneurs de banques centrales l’évoquent. BlackRock conseille à ses clients d’allouer 2% de leur portefeuille au bitcoin. Et surtout, Bitcoin, c’est le réseau informatique le plus sécurisé du monde. Il n’a jamais été hacké et il est décentralisé. De plus, le bitcoin offre une rareté programmée. Il a toutes les caractéristiques de l’or… mais en version numérique.

Certains disent qu’il n’a pas de valeur intrinsèque. Que répondez-vous ?

Mais alors, l’or non plus. Sa valeur d’usage est marginale. Ce qui fait la valeur, c’est la confiance collective, le réseau. Bitcoin, c’est 2.000 milliards de dollars sécurisés, 24h/24, sans intermédiaire. C’est un immense système de confiance décentralisée.

En conclusion, pour l’Europe, est-il trop tard ?

Je suis un optimiste de nature. Mais si on continue à privilégier la stabilité à l’innovation, la sécurité à la liberté, on va se faire dépasser. L’Europe a les talents, le marché, les cerveaux. Ce qu’elle n’a pas, c’est le courage. L’Europe, aujourd’hui, c’est la Castafiore dans Tintin. Elle vit sur ses vieux bijoux, ses institutions, ses règles, et ne voit pas que le monde bouge autour d’elle. Elle a peur de perdre ce qu’elle a. Mais à force de se figer, elle va tomber. Si on ne bouge pas maintenant, on deviendra la zone de survol de la blockchain, comme on est devenu le désert des Gafam.

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