Comment les sociétés familiales veillent de plus en plus à leur impact environnemental
Efficacité énergétique accrue, investissement dans les énergies renouvelables, création d’unités de recyclage… Comme Vandeputte ou Derbigum, plus d’une entreprise familiale a fait de la question environnementale un de ses priorités. Un choix pertinent, qui combine écologie, intérêts économiques et stratégies pour se démarquer de la concurrence.
Un camion s’apprête à reculer dans le hangar. Pierre Vandeputte suggère de s’écarter afin de le laisser passer. Le semi-remorque s’arrête à la hauteur d’une grande grille fixée au sol. Le chauffeur ouvre la porte arrière. De fines graines marron s’échappent de la benne. Une odeur de céréale emplit le hall. ” C’est notre matière première depuis plus de 130 ans “, s’exclame fièrement le CEO de Vandeputte. La graine de lin a en effet bâti l’entreprise mouscronnoise. ” Notre arrière-grand-père, Gustave Vandeputte, était meunier et pressait la graine de lin à la force du vent dès 1887 à Rekkem, à six kilomètres d’ici “, poursuit-il. Le lin était autrefois cultivé autour de la Lys, à Courtrai, pour créer du textile. Gustave Vandeputte a alors l’idée de presser ces graines, considérées comme un déchet, pour en extraire l’huile. Elle sera d’abord utilisée pour fabriquer des peintures avant de servir de base pour la composition de savons dans les années 1930. Aujourd’ hui, les moteurs ont remplacé le moulin à vent d’antan, et 250 personnes travaillent pour l’entreprise mouscronnoise. Mais Vandeputte produit toujours des savons liquides, des produits de nettoyage, et des liquides vaisselle pour différentes marques de grande distribution ou pour le marché professionnel. Et le résidu des graines pressées est séché puis vendu aux agriculteurs. Un tourteau qui servira d’alimentation pour les animaux.
Ces investissements sont d’abord le fruit d’une conviction. Mais l’écologie rejoint souvent l’économie. ” Pierre Vandeputte (Vandeputte)
Le camion a terminé sa livraison. Les 20 à 25 tonnes de graines qu’il transportait proviennent notamment du Kazakhstan, de Russie, ou du Canada, acheminées par bateau au port de Gand. Mais ce sera bientôt de l’histoire ancienne. Une plateforme fluviale est en cours de construction à Pecq, le long de l’Escaut, à quelques kilomètres de l’usine. Objectif : raccourcir les trajets en camion et ainsi diminuer les émissions de CO2. Ainsi que les coûts de transport ? ” C’est un peu moins cher, mais c’est tout de même un investissement de plus de 5 millions d’euros pour Vandeputte “, explique Gauthier Vindevogel, son general manager oils and oleochemicals. Mené avec la Région wallonne, financé en partie par les fonds européens de développement régional (Feder), l’Agriport de Pecq réunit plusieurs sociétés. Outre Vandeputte, y sont associées Cosucra, la société de traitement de déchets Dufour et la société Walagri qui fournit des produits d’agriculture et d’horticulture. Le site devrait être opérationnel fin 2019.
Energie plus renouvelable
Nous voici maintenant dans le laboratoire de l’entreprise, truffé de bocaux multicolores soigneusement étiquetés. Ici, on développe et on surveille la concurrence. Fin des années 1950, la savonnerie a créé sa propre marque, Mousse de lin. Depuis, la gamme s’est considérablement élargie. Coiffés d’une charlotte, habillés d’un tablier jetable, nous parcourons ensuite le hall de fabrication remplit de tuyaux, de vannes et de cuves, et nous nous arrêtons devant la machine d’embouteillage, qui emplit 100 bouteilles par minute d’un nettoyant vert pour la cuisine. Ces flacons sont actuellement fabriqués à partir de plastique pur ou recyclé, selon la demande du client. Pierre Vandeputte n’exclut pas de s’en passer un jour et de proposer des produits en vrac. ” Mais pour réussir le vrac, nous avons besoin d’accéder aux consommateurs, nuance-t-il. Il faut qu’une marque développe le concept ou qu’un distributeur adhère à cette démarche. ”
Pour alimenter ces machines en électricité, 6.000 panneaux solaires ont été installés sur les toits des différents bâtiments en 2013 et 2016, soit une puissance d’un mégawatt. Insuffisant cependant pour alimenter l’ensemble du site en énergie verte. ” En pointe, le site consomme 2,5 MW d’électricité, précise Gauthier Vindevogel. Nous avions un projet éolien, mais il y a des habitations à proximité. Avec la législation wallonne, nous sommes limités en hauteur. ” Pierre Vandeputte le regrette un peu : ” Nous avons eu un moulin il y a plus de 130 ans. En termes d’image, l’éolien nous intéressait”.
Vision à long terme
L’entreprise a par ailleurs modernisé sa chaîne de production en optant pour des moteurs à meilleur rendement afin de diminuer sa consommation d’électricité. Notons enfin qu’un projet de centrale de cogénération est aussi à l’étude. Ce sera un moteur au gaz qui produira de l’électricité. En parallèle, le système de refroidissement permettra de chauffer de l’eau à 80-90 °C. Et un système d’échange de chaleur grâce aux fumées fournira aussi de la vapeur d’eau.
En 2016, l’entreprise s’est également agrandie en rachetant l’ancienne usine de son concurrent, Ecovert, à Boulogne-sur-Mer. Intégrée dans un parc d’activités aux normes environnementales élevées, elle est recouverte d’un toit végétal qui permet de mieux isoler le bâtiment et de réaliser des économies d’énergie de l’ordre de 25%. Un choix qui a un coût. ” En fonctionnement, le site de Boulogne est plus cher qu’une usine classique “, explique Pierre Vandeputte. Mais opter pour des panneaux solaires et probablement investir dans une centrale de cogénération permettra aussi de faire des économies… ” Ces investissements sont d’abord le fruit d’une conviction, explique le CEO. Mais l’écologie rejoint souvent l’économie. Plus elle trouvera un sens économique, plus elle aura du succès. ”
Notre réserve stratégique dort sur les toits” Koen Sneiders (Derbigum)
Etre une entreprise familiale permet aussi de réaliser des travaux avec un temps de retour sur investissement plus long. Et autorise une vision à long terme. ” Même si notre volonté est d’aller vers une production plus verte, nous devons toujours tenir compte des impératifs économiques, nuance Gauthier Vindevogel. Si nous nous lançons dans des investissements pharaoniques, nous pouvons mettre la clé sous le paillasson. ”
Clientèle plus sensibilisée
Dans le hall de stockage, plusieurs sigles sur les fûts entreposés attirent le regard : il s’agit de produits corrosifs, voire dangereux pour l’environnement. Beaucoup de matières premières, dont la graine de lin, sont d’origine naturelle. D’autres, cependant, sont des produits de synthèse, concentrés, qui sont ensuite dilués en fonction des recettes des différents savons. De 15 à 20% des savons fabriqués par Vandeputte sont éco- labellisés. Des produits qui intéressent particulièrement la génération des millennials. ” Mes enfants ont entre 20 et 28 ans. Leurs amis ont le même âge. Ils sont plus sensibles aux produits ayant moins d’impact sur l’environnement, affirme Pierre Vandeputte. Et nous travaillons beaucoup pour le marché français, où le bio est en train de faire un grand boom. ”
A côté de l’huilerie et de la savonnerie, la division oleochemicals produit aussi des additifs utilisés dans la fabrication d’encres, ou du liant pour des peintures et des vernis. Des produits peut-être plus difficiles à ” éco-labelliser “. Mais dans les laboratoires, les chercheurs ont développé un bitume composé d’ingrédients d’origine naturelle pour préparer l’après-pétrole. Une invention qui n’est justement pas sans rappeler une innovation d’une autre entreprise familiale : Derbigum…
Hier un déchet, aujourd’hui une ressource
A Perwez, dans le Brabant wallon, cette entreprise s’est lancée, elle aussi, dans une démarche environnementale innovante. Aux mains des familles Blake, De Goussencourt, et Molitor, Derbigum produit des membranes bitumineuse, installées sur des toitures plates chez des particuliers, sur des supermarchés voire dans des ouvrages de génie civil (comme des ponts de chemin de fer, Ndlr) pour en garantir l’étanchéité.
Dans les années 1990, produire ces membranes générait beaucoup de déchets. ” Il y a des phases dans la production, lors du démarrage et en fin de cycle notamment, où les rouleaux sont invendables “, explique Koen Sneiders, recycling and waste manager chez Derbigum. Seule solution à l’époque : mettre ces déchets en décharge. ” La direction a considéré que la facture était double : perte de la matière première et coût de la mise en décharge “. Un groupe de travail composé d’ingénieurs internes fut donc mis en place afin de trouver une solution. Après l’élaboration de plusieurs prototypes, une ligne de recyclage est finalement lancée en 2008.
Aujourd’hui, les déchets sont déchiquetés en ” chips ” de 2 cm2 avant de passer dans l’unité de recyclage qui récupère le bitume et les polymères qui composent les membranes. Ceux-ci sont ensuite mélangés avec du bitume brut avant d’être réinjectés dans la ligne de production. Le produit fini peut ainsi contenir jusqu’à 25% de matières recyclées.
Toutes les membranes commercialisées par Derbigum ne sont pas composées de ces matières recyclées, pour lesquelles l’entreprise a développé des labels bien spécifiques. ” Dans les pays scandinaves et aux Pays-Bas, beaucoup de clients sont intéressés par ces nouveaux produits, par cette économie circulaire, détaille Koen Sneiders. En Belgique, par contre, notre clientèle demeure encore très traditionnelle. ”
Economie circulaire
Des membranes invendables, hier considérées comme des déchets et aujourd’hui comme des ressources : bel exemple d’économie circulaire, qui évite de trop puiser dans les matières premières et permet de réduire les émissions de CO2 liées à leur extraction, leur transport et leur transformation.
En collectant les chutes issues de la pose de nouvelles toitures et en récupérant les membranes après la destruction de bâtiments, Derbigum va même un pas plus loin dans cette dynamique. La société a ainsi tissé des collaborations avec des entreprises de démolition qui lui livrent cette matière première à l’usine de Perwez. Ces entreprises de démolition y gagnent au change : le tarif demandé par Derbigum est moins élevé que celui en vigueur pour la mise en décharge de ces déchets. La société familiale n’est cependant pas une entreprise de gestion des déchets. Elle prélève d’abord un échantillon de la membrane à collecter, l’analyse en laboratoire et donne ensuite son feu vert pour la livraison. Elle ajuste également sa capacité de matières à recycler en fonction de ses capacités de production.
Mais l’intérêt d’un tel procédé d’économie circulaire dépend de nombreux facteurs. Par exemple, les prix des matières premières sur les marchés internationaux. L’évolution des cours du pétrole a en effet un impact sur la rentabilité de l’unité de recyclage de Derbigum. Si les matières premières se révèlent meilleur marché que les produits issus du recyclage, c’est toute cette filière qui perd sa légitimité économique. Aucune inquiétude à avoir, toutefois. ” Les produits finis des raffineries ont atteint un tel prix que notre procédé est aujourd’hui parfaitement rentable “, assure Koen Sneiders. Un prix qui, d’ailleurs, pourrait bien augmenter à l’avenir, du fait de ressources de plus en plus rares ou de plus en plus difficiles à extraire.
S’intégrer dans une logique d’économie circulaire, c’est donc aussi préparer l’avenir. ” Notre réserve stratégique dort pour l’instant sur les toits “, explique malicieusement Koen Sneiders.
Aujour-d’hui, la société veut dépasser cette limite de 25% de matières recyclées. Et développe un produit ” biosourcé ” : le Derbipure. Cette membrane est produite grâce à des huiles végétales et des résines issues de papeteries. Des huiles dont Derbigum assure vérifier l’origine, afin de ne pas contribuer à la déforestation de certaines régions du monde ou nuire à l’agriculture.
Les efforts de Derbigum ne s’arrêtent d’ailleurs pas là. Au début des années 2000, l’entreprise a entrepris un monitoring de ses installations afin d’en scruter la consommation. Objectif : ne plus laisser certaines machines en action lorsque la production est à l’arrêt, modifier les réglages des moteurs voire opter pour des modèles à haut rendement. Quelques années plus tard, Derbigum est allée plus loin en changeant une partie de l’alimentation de son usine. Pour produire ses membranes bitumineuses, le site de Perwez utilisait jusqu’alors du mazout. Il est ensuite passé au gaz naturel – facilitant au passage l’introduction du gaz de ville dans la commune. L’entreprise a également installé un oxydeur thermique, dispositif permettant de brûler les composés organiques volatiles présents dans les fumées et ainsi éviter qu’ils ne s’évaporent dans l’atmosphère. Une partie de la chaleur que l’oxydeur dégage est par ailleurs récupérée et réutilisée.
27% d’émissions en moins
Conséquences de ces investissements ? En 2008, la société Derbigum a réduit ses émissions de CO2 de 27% par mètre carré produit par rapport à l’année 2000. ” Et c’était avant d’opter pour un fournisseur d’électricité verte “, précise Michel Getlichermann, sustainability manager de l’entreprise familiale. Une partie de l’alimentation électrique est également assurée par des panneaux photovoltaïques placés sur les toits. Une efficacité énergétique qui sera également au coeur de la nouvelle ligne de production actuellement en cours de construction. Elle devrait être opérationnelle dès la fin de cette année.
A l’image de Vandeputte ou de Derbigum, se lancer dans une démarche de réduction de ses émissions de CO2 peut se révéler une stratégie payante pour assurer à la fois l’avenir d’une entreprise et celui de la planète. Mais comment procéder ?
” Il faut d’abord déterminer un périmètre sur lequel l’entreprise peut agir, explique Pascal Vermeulen, managing partner auprès du bureau de consultance Climact. En fonction de son business, il faut choisir d’être très ambitieux ou plus raisonnable. ” Faut-il juste prendre en compte l’activité interne de l’entreprise ? Faut-il aller au-delà en impliquant les clients, les partenaires, et les fournisseurs ?
Il s’agit ensuite de faire une ” photographie ” de son entreprise en mesurant son empreinte écologique : déterminer par exemple les émissions de CO2 des systèmes de production, de la livraison des matières premières et des produits finis, de la mobilité des travailleurs, etc. Cette collecte de données permet d’avoir un point de départ et ainsi, de fixer un point d’arrivée.
Ensuite, il est important de déterminer toutes les actions qui pourraient être mises sur pied pour répondre à ses objectifs de réduction. Lister ces actions permet également, au fur et à mesure, de retenir celles qui ont économiquement du sens, et d’identifier celles qu’il vaut mieux écarter.
Pascal Vermeulen conseille également d’élaborer un plan : impossible de tout faire en même temps. Il faut privilégier les actions à mener en priorité en fonction de leur coût ou de leur importance stratégique pour la société. Ne sous-estimez pas cette étape : le diable est dans les détails. Une fois analysées en profondeur, certaines idées de départ devront par exemple sans doute être écartées à cause d’une législation défavorable ou d’un retour sur investissement incertain.
Il est ensuite temps d’ agir, de mettre en place ces solutions, sans oublier de créer des outils de suivi. Il faut en effet procéder à une évaluation continue des actions menées par rapport aux objectifs fixés et aux moyens mis en place.
Les investissements en matière de protection de l’environnement réalisés par des sociétés comme Vandeputte et Derbigum ne sont pas des cas isolés. Mais ils s’expliquent aussi par la volonté de la filière des industries chimiques et des sciences de la vie, représentée par la fédération Essenscia dont elles font partie, de réduire ses émissions de CO2 et d’améliorer son efficacité énergétique. Cette filière a conclu, en ce sens, deux accords de branche avec le gouvernement wallon. Le premier a permis de réduire, entre 2003 et 2012, de 23,3% la consommation d’énergie et de 25% les émissions de gaz à effet de serre des entreprises signataires. Un second accord rassemble une petite cinquantaine de membres d’Essenscia qui se sont engagés à augmenter leur efficacité énergétique de 14% et réduire leurs émissions de CO2 de 16% en 2020 par rapport à 2005. Vandeputte et Derbigum participent depuis le début à ces deux accords.
Trois quarts des sociétés belges sont des entreprises familiales. Elles comptent pour un tiers de notre PIB et 45 % de l’emploi. C’est pourquoi Trends-Tendances souhaite leur accorder encore plus d’attention. Et ce, via différents canaux de communication. Chaque mois, votre magazine publie un dossier sur une thématique propre aux entreprises familiales, tandis que Canal Z dresse le portrait d’entreprises familiales originales. Vous pouvez par ailleurs retrouver toute l’information liée à l’entrepreneuriat familial sur www.tendances.be/ familybusiness. Et, last but not least, notre newsletter mensuelle Trends Family Business vient compléter l’offre d’information sur le sujet.
Trends Family Business, un projet 360 ° décliné grâce au soutien de BDO.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici