Pour le président de la FSMA, “le train de la finance durable est parti”

Jean-Paul Servais entre le président américain Joe Biden et Michael Bloomberg. © White House
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Patron de l’IOSCO, l’organisation qui rassemble les gendarmes des marchés de la planète, notre compatriote Jean-Paul Servais se réjouit du travail normatif accompli dans le domaine de la finance durable qui, à terme, permettra aux investisseurs de comparer les informations de 130.000 sociétés. Mais il avertit que ce changement sera costaud.

Il y a une quinzaine de jours, Jean-Paul Servais, qui préside la FSMA, notre gendarme financier, se tenait entre le président américain Joe Biden et Michael Bloomberg, l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour le climat. Pourquoi cette photo de famille ? Parce que Jean-Paul Servais préside aussi l’IOSCO (International Organization of Securities Commissions), l’organisation internationale qui regroupe les gendarmes financiers de 130 pays ou juridictions, couvrant ainsi 95% des marchés financiers mondiaux.

En marge de l’assemblée des Nations unies, New York accueillait aussi une climate week, qui réunissait quelques acteurs et organismes majeurs œuvrant en faveur du climat. Et parmi eux, il y avait l’IOSCO, qui a approuvé l’an dernier un ensemble de normes mondiales, des normes qui permettent de voir plus clairement ce que font les entreprises en matière de durabilité. Une étape indispensable pour développer l’utilisation d’instruments financiers durables.

En quoi l’IOSCO peut-elle apporter sa pierre à l’édifice ? Et en quoi cela concerne-t-il l’investisseur belge ? Jean-Paul Servais nous répond.

TRENDS-TENDANCES. Il y a environ un peu plus d’un an vous vous étiez réjoui de l’adoption par vos membres, c’est-à-dire les gendarmes des marchés de 130 pays, des normes de reporting mondiales pour les sociétés en matière de durabilité. Où en est-on aujourd’hui ?

JEAN-PAUL SERVAIS. J’avais dit à l’époque que l’objectif était qu’à terme 130.000 sociétés utilisent ce référentiel élaboré par l’ISSB (International Sustainability Standards Board), parce que je suis convaincu que le meilleur moyen de lutter contre le greenwashing est d’utiliser un même standard au niveau mondial. Nous avions alors émis, à l’unanimité de nos membres, un call for action (un appel à l’action), ce qui revenait à dire aux États : à vous maintenant de voir si vous voulez laisser appliquer ces normes par les sociétés sur une base volontaire, en requérir l’utilisation obligatoire ou bien les utiliser comme point de départ pour vos propres normes.

Une année après notre endossement, 25 juridictions (et je compte l’Union européenne comme une seule d’entre elles) ont mis en œuvre les mesures qu’il fallait pour permettre l’utilisation volontaire ou obligatoire de ces normes ISSB. Cela représente à peu près 55 % du PIB mondial, plus de 40% de la capitalisation boursière mondiale et plus de 50 % du total des émissions de gaz à effet de serre.

Il est important également de souligner que ces mises en œuvre n’ont pas eu lieu uniquement dans des pays avec des marchés sophistiqués, mais un peu partout dans le monde : au Brésil, au Kenya, au Bangladesh, etc. Un certain nombre de pays ont déjà mis sur pied les organes qui doivent approuver ces normes au niveau national. Nous assistons à un véritable basculement.

Et j’ajoute que la plupart du temps les juridictions qui commencent à mettre en œuvre ces normes le font sans y adjoindre une possibilité d’augmenter ou de diminuer la voilure, sans laisser tomber une partie du puzzle. C’est une très bonne nouvelle parce que mon objectif est d’avoir la capacité de publier la masse la plus importante de chiffres et de données de qualité. Si nous voulons que le monde change, il faut avoir un point de basculement en termes de quantité et de qualité.

La Commission européenne vient d’entamer une procédure contre 17 pays européens, dont la Belgique, qui n’avaient pas encore traduit dans leur droit national la directive CSRD. Cette directive oblige les grandes entreprises (et les sociétés cotées européennes) à publier des informations environnementales et sociales détaillées selon des normes qui répondent aussi au standard mondial de l’ISSB. Cela vous préoccupe-t-il ?

Effectivement, la Belgique n’a pas encore transposé la directive européenne à temps, parce qu’il n’y a pas de gouvernement. Mais ce n’est qu’une question de semaines ou de mois. En tout cas, en Belgique, à terme, 2.000 sociétés publieront de l’information sur leur impact environnemental et social, contre 200 aujourd’hui.

Plus généralement, quand nous disons qu’il y aura 130.000 sociétés qui publieront de l’information, cela ne signifie pas que cela se fera en un an. C’est un processus progressif. Et le fait qu’il y ait des retards de transposition n’est pas un problème dans la mesure où ce n’est qu’une question de temps. Car la décision a été prise au niveau européen. L’Europe a même diminué de 30 % ses exigences initiales en matière d’information. Pour moi, le danger le plus important est de croire qu’on peut être parfait en un jour. Cependant, pour les entreprises, ne pas faire des efforts pour appliquer ces normes pourrait leur coûter cher à l’avenir.

Du temps et de l’argent

Pourquoi ?

Bien sûr, appliquer ces normes demande du temps et de l’argent. Mais prenez l’exemple du passage à l’euro. Quand on a commencé à en parler en 1999, les bons élèves avaient déjà adapté leur comptabilité. Je suis convaincu que le coût de l’euro s’est avéré moins lourd pour ces entreprises que pour celles qui ont attendu la dernière minute et qui ont été obligées d’engager des consultants très chers parce qu’elles étaient acculées.

C’est un peu le même réflexe, si ce n’est qu’évidemment la finance durable n’est pas comme une monnaie dont l’utilisation est obligatoire. Mais autant s’y prendre à temps. Si vous n’avez pas la capacité d’imprégner votre organisation de toute cette nouvelle culture, vous risquez un jour d’avoir un rapport avec réserve ou abstention, ou un refus d’approbation de vos comptes par l’auditeur. Ce n’est pas rien en termes de crédibilité.

Amasser toutes ces données, c’est indispensable ?

Fondamentalement, si vous voulez être utile en termes de finance durable, il vous faut expliquer en quoi, par rapport à vos concurrents, par rapport à votre secteur, par rapport à votre marché, vous avancez plus vite (ou moins vite) que les autres, en quoi vous atteignez plus ou moins rapidement les objectifs que vous vous étiez fixés. Il existe déjà des données, mais il n’y en a pas encore beaucoup. L’avenir consiste donc à continuer à en accumuler, afin d’avoir de plus en plus de détails accessibles à tous : investisseurs, autorités de contrôle, banquiers (pour l’octroi de crédits), assureurs (pour déterminer le coût d’une assurance), etc.

C’est d’ailleurs le but du CDSC (Climate Data Steering Committee), initiative soutenue par le président français Emmanuel Macron et Michael Bloomberg. Le CDSC a pour objectif d’aider à construire une grande base de données largement accessible pour permettre ces comparaisons, contrôler la qualité de ces données et avoir des informations sur le plan de transition des entreprises vers une plus grande durabilité. La participation du président américain Joe Biden à la Climate Week de New York souligne l’importance de l’élaboration d’un cadre mondial pour les données et les informations à fournir sur le climat.

Jean-Paul Servais se réjouit du travail normatif accompli dans le domaine de la finance durable qui, à terme, permettra aux investisseurs de comparer les informations de 130.000 sociétés. © BELGA

Pourtant les investissements dans les fonds qui respectent les critères ESG (liés à l’environnement, au social et à la gouvernance) stagnent, voire reculent, aux États-Unis et en Europe. Comment l’expliquer ?

Je crois que cette année 2024 est plus clivante que 2023. Pour un certain nombre d’entreprises, de gestionnaires d’actifs, les attentes des stakeholders, (l’ensemble des parties prenantes d’une entreprise comme les fournisseurs, clients, personnel, communautés locales, etc., ndlr) ne sont pas les mêmes. Certains veulent aller plus vite vers la finance durable, d’autres moins.

L’investissement responsable en Belgique avait commencé en force. Je ne suis donc pas étonné que nous ayons atteint un palier. Des questionnements se sont également posés, c’est normal, parce que la connaissance technique des investisseurs est plus fine qu’avant. Il y a davantage de codifications, qui peuvent être ressenties différemment et qui peuvent prendre du temps à être digérées.

“L’investissement responsable en Belgique avait commencé en force. Je ne suis pas étonné que nous ayons atteint un palier.”

Jean-Paul Servais

Président de Iosco et de la FSMA

Je n’ai pas de problème avec tout cela, parce que le changement est fondamental. L’impact sur le business model de certaines entreprises peut être sérieux. Même chez nous : la FSMA compte environ 360 personnes. La charge de travail nécessaire pour contrôler l’ensemble de l’agenda de la finance durable (notamment la mise en œuvre de la CSRD, des informations ESG des entreprises pour classer les fonds en fonction de ces catégories, les préférences en matière de durabilité, les green bonds, etc.) occupera une vingtaine de personnes. Ce n’est pas négligeable. Pour pas mal d’entreprises, le changement sera costaud. Il faut donc y aller progressivement et ne pas croire que l’on peut être parfait en un jour.

“Pour pas mal d’entreprises, le changement sera costaud. Il faut donc y aller progressivement.”

Jean-Paul Servais

Président de de Iosco et de la FSMA

Le rapport Draghi

Le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité de l’économie européenne est dans l’actualité. Ces normes seront-elles un atout ou un frein pour les entreprises européennes ?

Mario Draghi lui-même a dit : attention, une approche mal calibrée de la réglementation européenne pour lutter contre le changement climatique peut être un frein pour la compétitivité des entreprises européennes. Ce n’était peut-être pas attendu, mais il a raison. Cela peut être un frein si le processus est mal maîtrisé, si l’on ne répond pas aux questions des entreprises et si on les force à s’engager dans une voie qui n’est pas encore assumée en termes techniques. Je me retrouve assez bien dans son message.

C’est pour cela que je dis qu’il faut maintenant une consolidation réglementaire de manière à donner la priorité à la mise en œuvre des acquis européens en la matière.

L’Europe a été pionnière dans beaucoup de choses. Mais il ne faut pas venir trop vite avec de nouvelles exigences réglementaires. Maintenant, ma priorité est de bâtir des capacités, de récolter des données de qualité, pour être utile non seulement aux émetteurs, aux auditeurs locaux, mais aussi à nos collègues, aux autorités. Il y a déjà assez de données qui vont être produites. Ce ne sera pas parfait. Il y aura sans doute des questionnements. Mais au moins, le train est parti.

“C’est aussi le métier d’une autorité de contrôle moderne de faire évoluer l’organisation d’une banque de manière adéquate.”

Jean-Paul Servais

Président de de Iosco et de la FSMA

“Notre métier, ce n’est pas uniquement infliger des amendes”
La FSMA a récemment infligé une amende à Belfius et a obligé la banque à compléter son comité de direction en lui adjoignant un juriste. Les explications du président du gendarme financier, Jean-Paul Servais.
Une des décisions récentes de la FSMA qui a fait le plus de bruit ces derniers temps est la sanction que le gendarme des marchés a infligé à Belfius. Au printemps 2023, la banque avait commercialisé des bons de caisse sans avoir rédigé un prospectus et sans l’avoir fait valider par le gendarme des marchés, ce qui aurait dû être effectué dès que les souscriptions dépassent 75 millions d’euros. Belfius n’avait pas non plus demandé une approbation préalable de sa publicité.
Comme il s’agissait de la deuxième infraction de la banque – en 2021 déjà, elle avait oublié de soumettre à la FSMA une publicité concernant un fonds d’investissement – la sanction a été plutôt lourde : la banque doit payer un million d’euros et est obligée de revoir sa structure.
Lacunes dans l’organisation
La FSMA estime en effet “que ces infractions révèlent certaines lacunes dans l’organisation de Belfius Banque, ainsi qu’un manque de réflexes juridiques et de culture du risque juridique au sein de certains de ses départements”. Belfius s’est donc engagé à “renforcer son comité de direction en lui adjoignant un nouveau membre doté d’une solide formation juridique”.
Certains se sont demandé s’il était bien de la compétence de la FSMA de s’occuper de la gouvernance d’une banque, compétence qui relèverait plutôt de la Banque nationale et du superviseur bancaire européen.
“Il n‘y a aucun problème en termes de compétences de la FSMA. Le législateur (Twin Peaks) a offert une base légale à la FSMA pour intervenir le cas échéant dans l’organisation des établissements de crédit. Dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer le respect des règles en matière de protection des consommateurs”, répond Jean-Paul Servais. Le modèle Twin Peaks mis en place en 2011 confère le contrôle microprudentiel et systémique ainsi que le contrôle macroprudentiel à la Banque nationale alors que la supervision du respect des règles de conduite, que doivent suivre les intermédiaires financiers pour assurer un traitement loyal, équitable et professionnel de leurs clients, est confiée à la FSMA. Cette dernière est donc compétente pour ce qui relève du contrôle des produits, de la protection des consommateurs, rappelle le président de la FSMA.
Twin Peaks
Et l’organisation entre BNB et FSMA est harmonieuse, ajoute le président de la FSMA. “Par exemple, c’est l’apanage de la Banque nationale et du MSU de réaliser le fit and proper du nouveau juriste (s’assurer que la personne est compétente et honorable, ndlr), mais la BNB nous consultera, comme c‘est toujours le cas le cas, dit-il. Tous les jours, j’ai au moins une dizaine de lettres qui partent et Pierre Wunsch m’en envoie autant pour ce qui touche au fit and proper des dirigeants assurances, banques, asset managers,… ».
Jean-Paul Servais ajoute : “Je crois que c‘est aussi le métier d‘une autorité de contrôle moderne de se dire que son but n’est pas uniquement d’infliger des amendes, mais de faire évoluer l‘organisation d’une banque de manière adéquate.”

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content