Mette Lykke (Too Good To Go) : “Notre plus grand concurrent reste la poubelle”

Myrte De Decker Journaliste TrendsStyle.be

La lutte contre le gaspillage alimentaire est loin d’être terminée. Pourtant, Mette Lykke voit des signes d’amélioration. La CEO de l’application Too Good To Go se bat sur tous les fronts pour sensibiliser. « La nourriture crée aussi du lien social. »

À Bruxelles, les équipes belges et néerlandaises de Too Good To Go sont réunies. Mette Lykke est venue tout droit du siège à Copenhague pour adresser quelques mots d’encouragement aux troupes. L’entreprise connaît une croissance fulgurante, avec plus de 100 millions d’utilisateurs enregistrés. L’application fonctionne comme une place de marché pour sauver des aliments invendus de la poubelle, provenant de supermarchés, restaurants, boulangeries et autres points de vente. Ces produits sont proposés sous forme de « paniers surprises ». Les utilisateurs peuvent se rendre chez 175 000 partenaires, et plus de 400 millions de repas ont déjà été sauvés. Depuis octobre 2022, l’entreprise est rentable et a clôturé 2023 avec un EBITDA positif de 7,5 millions d’euros.

Vous avez un agenda très chargé.


METTE LYKKE. « C’est normal lorsqu’on dirige une scale-up en pleine croissance. Notre chiffre d’affaires augmente chaque année avec une croissance à deux chiffres. Nous avons démarré en 2016 dans huit pays, nous sommes aujourd’hui présents dans dix-neuf. Ma fonction de CEO a évolué avec cette croissance. Ma tâche principale aujourd’hui, c’est de déléguer (rires). Je pense que je m’en sors plutôt bien, soutenue par une bonne équipe. Il ne faut pas vouloir tout faire soi-même. »

Comment expliquez-vous le succès de Too Good To Go ?


LYKKE. « Nous nous attaquons à un problème mondial : près de 40 % des aliments sont gaspillés. Notre solution est gagnante sur trois aspects. Elle est bénéfique pour les commerçants, pour les consommateurs et pour la planète. Nous faisons quelque chose qui a du sens. »

Too Good To Go fêtera ses dix ans l’année prochaine. Qu’est-ce qui a changé ?


LYKKE. « Nous créons plus d’impact, car nous sommes actifs dans plus de pays. Au début, l’objectif principal était d’intégrer de nouveaux commerçants à notre place de marché. Aujourd’hui, il s’agit de s’assurer que ces partenaires sont satisfaits de nos services et les aider à réduire au maximum leur gaspillage.

Notre marque est aussi beaucoup plus forte. Nous avons désormais une influence pour sensibiliser les consommateurs et changer leurs habitudes. Nous avons œuvré pour modifier les étiquetages alimentaires. Environ 10 % du gaspillage alimentaire domestique dans l’UE est dû à une mauvaise interprétation des dates de péremption. Notre initiative “regarder, sentir, goûter” vise à encourager les consommateurs à faire confiance à leurs sens pour les produits à consommer de préférence avant une certaine date. Cette campagne est active dans quatorze pays, en collaboration avec 550 marques, dont certaines multinationales. Les enquêtes montrent qu’elle a inspiré les consommateurs à utiliser davantage leurs sens. »

Pourquoi le gaspillage alimentaire persiste-t-il malgré tout ?


LYKKE. « Notre plus grand concurrent reste la poubelle. C’est une question de mentalité. Les générations précédentes respectaient beaucoup plus la nourriture. Mes grands-parents – je pense à ma grand-mère qui a 101 ans – ont grandi dans la pénurie, pendant les guerres. Il n’y a jamais trop de nourriture dans leur frigo, et tout est toujours bien organisé. Il ne faut pas oublier que le gaspillage alimentaire est responsable de 10 % des émissions mondiales de CO2. C’est énorme. »

Est-ce pour cela que vous avez diversifié vos activités ?


LYKKE. « Nous voulons proposer une solution tout-en-un pour les producteurs, les détaillants et les consommateurs. D’un côté, nous offrons maintenant des paniers surprises livrés à domicile, pour ceux qui n’ont pas de magasin partenaire à proximité. De l’autre, nous avons développé une plateforme software-as-a-service (SaaS) pour les commerçants qui gère les dates de péremption de tout leur stock, connectée à notre app. Les employés peuvent ainsi cibler précisément les produits proches de leur date limite pour les proposer en promotion. Notre plateforme suggère aussi le pourcentage de réduction nécessaire pour inciter à l’achat. »

Votre rapport personnel à la nourriture a-t-il changé depuis que vous êtes CEO ?


LYKKE. « Absolument. Je ne réalisais pas combien de nourriture était jetée, ni que c’était un enjeu climatique. Aujourd’hui, c’est tout à fait différent. Ma mission est de sensibiliser. Chaque petit geste compte. Par exemple, si vous partez en vacances, ne jetez pas ce qu’il y a dans votre frigo : donnez-le à vos voisins. La nourriture crée du lien social. »

Quel genre de CEO êtes-vous ?


LYKKE. « Je m’appuie sur mes valeurs personnelles. Si vous avez les capacités de faire quelque chose, vous avez aussi le devoir de le faire. Ce ne sera peut-être pas parfait, mais il faut faire de son mieux. Je crois beaucoup en la transparence : diriger en expliquant le contexte, pour que les gens comprennent pourquoi on fait les choses. Ils peuvent être en désaccord avec la décision, mais ils doivent au moins comprendre pourquoi elle a été prise.

Je déteste l’expression ‘leadership authentique’, car cela sonne comme une stratégie. J’ai travaillé dans des endroits où je devais porter un tailleur et jouer un rôle. Ce n’est pas dans ce cadre que je donne le meilleur de moi-même. Tout CEO ne devrait-il pas simplement être lui-même, capable de parler de sujets difficiles et de se montrer vulnérable ? »

Aviez-vous un style de management différent chez Endomodo, l’app de fitness que vous avez fondée ?


LYKKE. « Ce qui est génial dans l’entrepreneuriat, c’est qu’on définit soi-même la culture d’entreprise avec son équipe. Et la culture d’alors comme d’aujourd’hui correspond à mes valeurs. Cela rend la gestion beaucoup plus fluide. »

« Si vous avez les capacités de faire quelque chose, vous avez aussi le devoir de le faire. »

Avez-vous regretté d’avoir vendu Endomodo au groupe américain Under Armour ?


LYKKE. « J’ai regretté que l’app perde son indépendance et ait été absorbée aussi rapidement. Vendre est toujours une décision difficile, mais je ne pense pas que je le referais autrement. Nous avions levé des fonds auprès d’investisseurs privés qui croyaient en nous. Il y avait même un électricien qui avait mis toute sa pension dans notre réussite. On a une responsabilité envers ces gens, pour qu’ils récupèrent leur mise et un bénéfice. »

Tout CEO ou entrepreneur a-t-il une responsabilité morale, qu’elle soit financière ou climatique ?


LYKKE. « Si vous avez l’opportunité de jouer un rôle, vous avez le devoir de le faire. Regardez la crise climatique : les solutions arrivent trop lentement. Si on attend uniquement les gouvernements, on n’y arrivera pas à temps. Le secteur privé a un rôle à jouer, tout comme les consommateurs. Les entreprises sont probablement les mieux placées pour provoquer un changement à grande échelle. »

Quel est votre objectif final ?


LYKKE. « Nous définissons notre impact à trois niveaux. D’abord, nous sommes une société avec un impact social directcar nous sauvons de la nourriture. Ensuite, nous allons plus loin avec la nourriture que nous avons sauvée, avec des initiatives comme “regarder, sentir, goûter” ou en faisant du lobbying. En Espagne, par exemple, nous avons participé à l’élaboration d’une nouvelle loi contre le gaspillage alimentaire, comme nous l’avons déjà fait en Allemagne et en Autriche. Enfin, nous inspirons d’autres entreprises à faire mieux pour la planète. Je suis passionnée d’entrepreneuriat, et nous voyons de plus en plus de jeunes entrepreneurs curieux de cette alliance entre business et responsabilité sociale. Nous avons d’ailleurs créé des études de cas à destination des écoles de commerce pour montrer qu’il est possible d’entreprendre autrement. »

Croyez-vous encore en la bonté du monde face à la situation actuelle ?


LYKKE. « Dans le climat actuel, notre rôle devient encore plus grand et encore plus important. Il faut rappeler aux gens que chaque action, petite ou grande, peut faire la différence. Sauver un panier de nourriture de la poubelle ne changera pas le monde, mais c’est une étape dans la bonne direction. Et aujourd’hui, c’est plus important que jamais. »

Too Good To Go en Belgique
L’application existe en Belgique depuis 2018. L’entreprise y emploie une trentaine de personnes, compte plus de 3 millions d’utilisateurs enregistrés et plus de 5 700 partenaires actifs. Depuis son lancement, plus de 19 millions de paniers surprises ont été vendus via l’application, ce qui représente l’équivalent des émissions annuelles de CO₂ de 2.983 Belges, de la consommation d’eau de 6.156 piscines olympiques et de l’utilisation de terres correspondant à 7.451 terrains de football

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