Jacinda Ardern, l’ancienne Première ministre de Nouvelle-Zélande, oppose aux tendances actuelles quelque peu brutales et autoritaires un leadership fondé sur l’empathie. Elle ne cache aucun de ses combats personnels lors de l’exercice du pouvoir, car elle veut que le public voie les dirigeants comme des êtres faillibles.
Depuis 2024, Jacinda Ardern œuvre à la John F. Kennedy School of Government de l’Université de Harvard, à Cambridge (Massachusetts). Elle y mène des recherches sur l’extrémisme en ligne et le développement du leadership, nourries par son expérience de Première ministre de Nouvelle-Zélande entre 2017 et 2023. L’essentiel de sa pensée est exposé dans La Nouvelle Puissance, son autobiographie.
Nos collègues de Trends ont soumis plusieurs de ses thèses à Jesse Segers, psychologue, professeur honoraire à l’Université d’Exeter et associé au cabinet Gingko Consulting, spécialisé dans les processus de transformation et de leadership.
Le plaidoyer d’Ardern pour un leadership empathique semble aller à contre-courant. Est-il exact que le leadership autoritaire est en progression ces dernières années ?
JESSE SEGERS. « Plusieurs études confirment en effet que le leadership autoritaire est en hausse, surtout en politique. Même dans une démocratie, le degré de démocratie tend à diminuer ; on assiste à une autocratisation. On observe de plus en plus de régimes hybrides entre démocratie et autocratie, comme en Hongrie. Mark van Twist, directeur de la Nederlandse School voor Openbaar Bestuur (NSOB), a avancé le terme de “nouveau brutalisme public” (new public brutalism) pour désigner ce phénomène. Donald Trump en est évidemment la parfaite illustration, mais ce type de leadership émerge aussi en Europe, en Hongrie, mais également en Italie ou en Roumanie.
Un ouvrage récent intitulé Ungoverning, signé par deux professeurs de l’université de Princeton, décrit cette attaque contre les administrations publiques et la création d’un chaos politique organisé. Ils y montrent comment l’État est consciemment démantelé sans qu’aucune alternative ne soit mise en place. La meilleure illustration en est peut-être Elon Musk et le projet DOGE.
Dans le monde de l’entreprise, on rencontre également des dirigeants toxiques, autoritaires, destructeurs, mais ces comportements sont moins tolérés : les protestations émergent plus rapidement. Dans le secteur public, en revanche, le nouveau brutalisme gagne du terrain. »
Le leadership empathique défendu par Ardern est-il la bonne réponse au brutalisme ?
SEGERS. « C’est une des réponses possibles. Mais répondre au nouveau brutalisme public ressemble à un dilemme classique, un peu comme le roman Catch 22 où les règles se contredisent et bloquent toute issue. On peut identifier cinq stratégies pour contrer les brutalistes.
La première consiste à les affronter et à tenter de les démasquer, comme essaye de le faire le président ukrainien Volodymyr Zelensky avec Donald Trump. Cela mène souvent à une escalade et renforce le récit “eux contre nous”. Cela donne une impression d’arrogance et l’illusion d’une supériorité morale. Les brutalistes veulent que tout soit simple et binaire ; celui qui souligne la complexité d’un problème devient suspect à leurs yeux.
La deuxième option est de composer avec eux, de leur tenir un discours complaisant, comme le fait le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte. Mais ce faisant, on normalise des idées extrêmes et l’on sape sa propre identité et sa propre crédibilité sur le long terme.
La troisième stratégie consiste à les ignorer ou les exclure, avec le cordon sanitaire par exemple. Mais cela ouvre la voie au martyre et alimente davantage encore la polarisation.
Une quatrième stratégie repose sur l’humour déstabilisant, sur le fait de jouer le jeu tout en montrant son désaccord. C’est un peu ce qu’a fait récemment le président sud-africain Cyril Ramaphosa lors d’une visite aux États-Unis où il a rencontré Trump.
La cinquième et dernière option est celle d’Ardern et d’autres : s’appuyer sur son ambition morale propre, fondée sur des valeurs comme l’empathie, le lien social, l’ouverture aux autres. Le mot-clé chez Ardern est l’“engagement”.
Je comprends très bien qu’elle y tienne, et c’est certainement une tentative louable, mais personne ne peut garantir que cela fonctionne réellement. »
Ardern souligne toutefois que l’empathie seule ne suffit pas, qu’elle doit aller de pair avec des actions concrètes. Elle cite comme exemple la réforme rapide du droit des armes après l’attentat dans les deux mosquées de Christchurch, qui fit 51 morts. A-t-elle raison ?
SEGERS. « Cette position est tout à fait correcte. Un dirigeant doit remplir cinq fonctions : il doit se concentrer sur les tâches, sur les relations humaines, sur le changement interne, sur le changement externe et sur les valeurs de l’organisation.
Le leader tourné vers les tâches agit principalement. Dès les années 1960, l’attention s’est portée sur le leader relationnel, centré sur l’empathie et le coaching. La combinaison des deux a donné le leadership situationnel. Dans les années 1980, l’accent a été mis sur le changement, c’était l’ère du leadership transformationnel. Depuis 2000, l’attention se porte davantage sur les changements systémiques, à l’échelle de l’écosystème dans son ensemble – pensez à des figures comme Herman Van Rompuy ou Job Cohen. Et ces dernières années, on met l’accent sur le leadership fondé sur les valeurs, qui s’oppose frontalement au leadership toxique.
Peu de dirigeants peuvent incarner ces cinq dimensions en même temps, car cela exige une très grande complexité. C’est pourquoi on observe une tendance au leadership collectif, où plusieurs profils complémentaires se partagent les rôles. En réaction, on assiste aussi à un retour du leadership autoritaire, univoque, centralisé. Plus la situation est complexe, plus la demande d’un leader fort, capable de présenter les choses de manière simple, devient forte. C’est une figure qui offre direction, ordre et sécurité, conforme à l’image qu’un enfant de huit ans se fait d’une figure d’autorité. »
Une autre thèse d’Ardern est qu’elle a transformé son “syndrome de l’imposteur” – l’idée de ne jamais être à la hauteur et de tromper tout le monde – en une force. Est-ce possible ?
SEGERS. « C’est tout à fait possible. Tout dépend bien sûr de l’intensité du mal-être et de la manière dont on y fait face. Mais tout inconvénient peut se transformer en avantage. Si cela pousse à mieux se préparer, à travailler plus dur, alors cela peut devenir un atout. Et il est rassurant de savoir qu’on n’est pas seul à en souffrir. C’est donc positif qu’Ardern en parle. Ce phénomène a déjà été décrit, notamment par des femmes occupant des fonctions élevées dans le management, même si le syndrome de l’imposteur touche aussi des hommes. »
Dans son autobiographie, Ardern évoque largement sa vie privée et ses doutes, car elle veut que l’on considère les dirigeants comme des personnes ordinaires. Est-ce une bonne chose ?
SEGERS. « Je pense que c’est une excellente chose. J’ai moi-même publié à ce sujet, et des auteurs comme Gianpiero Petriglieri (Insead) ou Simon Sinek insistent également sur cette nécessité. Robert Kaplan a décrit le leadership comme une tragédie grecque, où il faut choisir entre plusieurs “biens”. Mais ce qui est bon pour les uns ne l’est pas toujours pour les autres, et ce qui est bénéfique à court terme peut s’avérer désastreux à long terme. La tragédie, c’est qu’un leader nuit toujours à quelqu’un, autant le savoir dès le départ.
Le leadership use. On a vu Barack Obama grisonner pendant sa présidence. Ou encore un entraîneur comme Jürgen Klopp, constamment contraint d’exceller sous pression. Cela demande énormément. C’est pourquoi nous devons concevoir le leadership comme un relais : un leader passe le témoin à un autre, tout en semant les graines pour son successeur, comme Klopp l’a fait à Liverpool avec Arne Slot. En ce sens, il est également louable qu’Ardern ait admis, après six années éprouvantes, qu’elle était fatiguée, que son réservoir était vide. C’est profondément humain. »
Jacinda Ardern, La Nouvelle Puissance – Le leadership de demain, Éditions Meulenhoff, 400 pages, 27,99 euros.