Carl-Alexandre Robyn
Capitalisme collectif, épargne populaire et actionnariat salarié : une manne inespérée en Belgique et… un potentiel colossal
L’ère post-Covid-19 peut voir émerger un capitalisme plus social faisant la place à de nouvelles règles de justice au travail.
Nous avons tous remarqué au cours de cette pandémie que c’est grâce aux aides soignants, aux caissières de supermarchés et aux agents d’entretien que le royaume tient. Mais ils sont mal payés. Grande utilité sociale mais petit salaire car faible qualification et productivité financière modérée. Comment mettre fin à cette injustice ?
La distribution d’actions gratuites dans les entreprises (grandes et petites, publiques et privées) permettrait de répondre à la question des bas salaires et serait, en outre, un préambule à la mobilisation de l’épargne des ménages dans l’économie réelle.
L’idée est d’aligner les intérêts financiers des salariés et des actionnaires. C’est un complément de revenu au salaire qui peut aussi alimenter une épargne retraite. L’actionnariat salarié répond donc à une triple problématique : justice, pouvoir d’achat, pensions.
Le contexte belge est assez favorable à l’expansion de l’actionnariat participatif. L’Etat a fait sa part de boulot, notamment avec la loi sur la participation aux bénéfices et l’actionnariat salarié, votée en 2002 et qui s’adresse à l’ensemble du personnel des entreprises sur un plan collectif. Et pourtant, la Belgique est très en retard par rapport aux autres pays européens (*) et donc notre marge de progression est monumentale.
Le problème ne vient pas de l’environnement légal, fiscal et social. En Belgique, il existe plusieurs formes de participation des travailleurs : la participation aux bénéfices, l’actionnariat salarié, les plans d’options sur actions, la cession d’actions limitée, le droit à la plus-value des actions et les plans d’achat d’actions.
Les formules d’actionnariat sont exonérées de charges sociales pour les employeurs et les salariés. Les régimes d’intéressement aux bénéfices sont assujettis à des charges forfaitaires. Toutes les formes de participation bénéficient d’avantages fiscaux, quoique à des degrés divers. Les salariés qui sont prêts à endosser une partie du risque lié à la gestion de leur entreprise jouissent des mesures fiscales les plus avantageuses.
L’obstacle se loge plutôt dans la mentalité des entrepreneurs et des investisseurs belges, nourrie de préjugés et de critiques infondées. Et c’est également un problème de méthode employée pour appliquer le modèle d’actionnariat salarié : celle-ci ne fait clairement rien pour favoriser la motivation individuelle, ni des travailleurs, ni des fondateurs, ni des investisseurs.
En outre, la répartition de l’actionnariat salarié est très inégale. 75 % des grandes entreprises sont “équipées” mais seulement 5 % des TPME. Lorsqu’ on interroge les patrons, ce sont toujours les mêmes remarques qui reviennent. Le régime belge d’actionnariat salarié est trop compliqué. Surtout, les dirigeants actionnaires, en particulier lorsqu’ils sont les fondateurs de leur entreprise, veulent rester maîtres chez eux.
Partager les dividendes ne pose pas de souci. Partager le pouvoir, si. Cela peut se comprendre. Je formule ici une proposition pour augmenter fortement l’actionnariat salarié dans les Très Petites et Moyennes Entreprise (TPME) et en direction des bas salaires.
La proposition concrète se décompose en deux mesures.
Premièrement, autorisons toutes les sociétés, quels que soient leur taille et leur statut, à distribuer gratuitement à chaque salarié une action dite “de préférence” (c’est-à-dire avec des caractéristiques particulières) sans droit de vote. Cette action préférentielle pourrait se substituer aux accords de participation.
Deuxièmement, mettons en place un “crédit d’impôt d’actionnariat salarié” pour les entreprises qui réservent plus de 20 %des dividendes distribués à leurs salariés, via des actions préférentielles sans droit de vote. Les crédits d’impôt sont efficaces. Il faut les utiliser davantage.
Ces dispositifs ne se substituent pas à des augmentations salariales mais ils peuvent remplacer avantageusement les différents systèmes de primes, intéressements et autres gratifications… Il reviendra toujours aux partenaires sociaux de défendre les salaires.
De même, la crainte que le salarié perde son épargne en cas de faillite est infondée. N’oublions pas qu’il s’agit bien de proposer un patrimoine financier comme complément de revenu à des personnes qui, en raison de leur niveau de salaire faible, n’ont pas accès à l’épargne.
Certes, cette “poire pour la soif” est un peu risquée. C’est pourquoi je propose que les entreprises puissent distribuer des actions gratuites. Ce qui diffère du mécanisme des plans d’options sur actions (Stock options) où les salariés qui en bénéficient ont le droit d’acheter des actions à un “prix d’ami” dans des conditions spécifiques : ici nulle gratuité des actions proposées.
Enfin, les investisseurs institutionnels n’ont pas à s’effrayer d’avoir à partager l’actionnariat des entreprises avec le peuple, puisque ce dernier n’ayant pas voix au chapitre (en échange de dividendes préférentiels) ne siège pas au Conseil d’administration.
Ce modèle d’actionnariat participatif, spécialement réaménagé pour les bas salaires, a un impact sur la motivation individuelle des travailleurs puisqu’il leur procure un bénéfice patrimonial direct ou indirect. Il assure ainsi la stabilité (taux de rotation et taux d’absentéisme des “petites mains” se réduisent à la portion congrue) et la continuité de l’entreprise, tout en la rendant plus performante, ne fut-ce déjà que d’un point de vue social.
Promouvoir l’actionnariat salarié est la meilleure façon de faciliter l’éclosion d’un “capitalisme collectif populaire”, c’est-à-dire un système de collaboration capital-travail (apparenté à l’expérience d’intéressement des travailleurs) dans lequel :
– l’État cède des actions des entreprises publiques aux petits épargnants…
– les TPME distribuent gratuitement des actions aux salariés.
– les fonds de pension achètent des actions des TPME.
Les fonds de pension représentent des fonds d’investissement gigantesques qui, grâce à l’épargne populaire liée aux actifs détenus par les caisses de retraite, modifient progressivement le paysage économique du monde. Les Anglo-Saxons dominent ce marché financier exceptionnel, à tel point que les centaines de milliards de dollars qu’ils constituent aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Japon sont presque équivalents à leur PIB.
La Belgique, qui rejette le système de retraite par capitalisation, serait bien inspirée de ne pas rester au bord de la route… Puisque notre Etat provisionne les retraites, pourquoi ne créerait-il pas un fonds de pension public ou mixte, mais indépendant, qui puisse lui aussi se porter acquéreur des entreprises pseudo familiales qui se délitent ou des entreprises tout court ?
L’ère post-Covid-19 peut voir émerger un capitalisme plus social faisant la place à de nouvelles règles de justice au travail. Et, comme l’écrit Nicolas Bouzou, économiste et essayiste, directeur du cabinet de conseils Asterès, dans sa tribune du magazine l’Express datée du 22 juillet: “L’actionnariat salarié au XXIe siècle, comme le mutualisme au XIXe siècle, contribuerait à rendre l’économie et la société plus résilientes, et non pas moins performantes“.
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