Paul Vacca

Bingewatching, plaisir solitaire et un marché de niche volatile, versus rythme hebdomadaire

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Le rythme hebdomadaire d’une série génère beaucoup plus de ‘frottement social’: articles, élaborations de théories et même polémiques par le fait que tout le monde regarde au même rythme.

Netflix, en adoptant le bingewatching comme mode de diffusion de ses propres séries dès 2013, a mis en place une innovation en phase avec l’esperanto d’internet: le “tout tout de suite”. Une manière aussi d’affirmer son identité face à la télévision hertzienne et au câble qui fonctionnaient par rendez-vous hebdomadaires. Quand Amazon Prime lui emboîta le pas, on a tout logiquement pensé que le bingewatching allait devenir la norme en rupture avec la télé linéaire, alias la télé à papa.

Or, Apple TV+ et Disney+, nouveaux entrants du streaming, ont décidé de distiller certains de leurs programmes par livraison hebdomadaire avec, par exemple, The Mandolarian ou tout dernièrement WandaVision. Pour des raisons prosaïques plus que stratégiques tout d’abord: par manque de programmes frais et donc par nécessité de ménager leur monture, mais aussi pour éviter que les clients gloutonnent leurs programmes lors de l’essai gratuit puis se désabonnent.

Mais chemin faisant, les dirigeants de Disney ont découvert les vertus du rythme hebdomadaire. Celui-ci génère beaucoup plus de “frottement social”: articles, élaborations de théories et même polémiques par le fait que tout le monde regarde au même rythme. En revanche, le bingewatching segmente l’audience avec un bruit social éphémère et étouffé par le risque de contagion de spoilers. Le bingewatching constitue un plaisir solitaire, un marché de niche volatile, là où le visionnage hebdomadaire bénéficie – dans le meilleur des cas, évidemment – d’un effet de mégaphone social qui enfle au fil des semaines. Un mode de diffusion plus apte à produire des séries “machine à café” attirant des prosélytes au-delà de leur public d’origine: on pense évidemment à Game of Thrones qui a rallié des fans bien au-delà des amateurs du genre. Plus qu’une simple modalité de diffusion, il s’agit d’un changement de philosophie. Avec le retour à la diffusion hebdomadaire, les acteurs de la SVoD réinventent la notion devenue obsolète sur internet de “grand public” – telle que l’avait parfaitement théorisée Dominique Wolton dans Eloge du grand public dès 1990.

Pour autant, Netflix n’exprime nullement l’intention d’abandonner le bingewatching. Parce ce que cela fait partie de son ADN et que la puissance de sa marque tient justement au fait qu’elle a toujours cherché à satisfaire chacun de ses abonnés avant de satisfaire un “public”. Netflix résulte de l’addition des satisfactions individuelles plus que par une audience type. En ce sens, l’entreprise est bien la contemporaine des réseaux sociaux: chacun regarde “son” Netflix comme chacun est sur “son” Facebook ou “son” Instagram.

Toutefois, on sent que Netflix se dirige à petits pas vers un modèle plus fédérateur. La première concession à une notion de “public” s’est manifestée quand l’entreprise a décidé, il y a quelques mois, d’établir, un top 10 par pays. Avec Lupin notamment, succès planétaire plébiscité par un public familial dont seuls les cinq premiers épisodes ont été diffusés -en “semi- bingewatching” donc- , l’entreprise a également découvert les bienfaits de la puissance fédératrice. A mesure que son nombre d’abonnés s’accroît (le cap des 200 millions a été dépassé) et que la concurrence frontale s’intensifie, un nouvel arc narratif se joue pour Netflix. Car l’enjeu ne se limite plus à la seule conquête de nouveaux abonnés sur les écrans individuels dans les chambres à coucher, mais aussi à la fidélisation de son public près de la machine à café et autour du téléviseur familial. Une belle équation à résoudre: devenir grand public pour tous mais en restant pointu pour chacun.

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