Vivrons-nous encore des krachs extrêmes ? La réponse de Didier Sornette, éminent spécialiste des bulles financières
Le Français Didier Sornette est une autorité mondiale dans le domaine des bulles et de l’instabilité financières. Nous lui avons demandé ce que lui inspiraient actuellement les marchés financiers. Des banques centrales qui contrôlent tout au déclin de l’Occident, le tableau qu’il brosse n’est pas forcément engageant.
C’est peut-être étonnant mais il existe des experts en bulles – l’expression anglaise “bubble expert” est encore plus savoureuse. Le Français Didier Sornette est ainsi reconnu dans les cercles académiques et financiers du monde entier comme un éminent spécialiste des bulles financières. De formation, l’homme est pourtant… physicien. Après avoir étudié la géophysique et les tremblements de terre pendant plusieurs années, il s’est penché sur la théorie des systèmes. Ce qui l’a amené aux sciences économiques et à la finance. Depuis 2006, il est professeur au très renommé ETH Zurich où il a fondé notamment l’ETH Risk Center et le Financial Crisis Observatory.
C’est depuis ce dernier qu’il publie chaque mois un rapport sur les bulles. “Nous y scannons 600 à 800 actifs financiers, comme des actions, des matières premières, de secteurs, des régions ou des indices, pour évaluer dans quelle mesure ils se trouvent dans une bulle. C’est une sorte de baromètre de l’exubérance des marchés financiers“, explique l’expert qui a lancé ce rapport après la crise financière de 2008. “A la veille de la crise, nous avions vu se multiplier des indices de bulles, et notamment des hausses non durables d’actifs financiers. Normalement, c’est aux organismes de contrôle et aux banques centrales qu’il revient d’être vigilants face à des phénomènes de ce type, mais ces instances ne les manifestement ont pas vus. Cela m’a mis en colère.”
De nombreux marchés financiers sont actuellement à un pic. Le moment était donc idéal pour demander à cet éminent professeur ce qu’il entendait par bulles et risques.
Le marché d’actions ne fonctionne plus. Il est totalement déstabilisé par la politique de taux zéro des banques centrales.”
TRENDS-TENDANCES. Pour commencer: comment définit-on une bulle?
DIDIER SORNETTE. Voilà immédiatement une question piège. La définition générale, c’est: il y a bulle quand le prix de quelque chose diverge substantiellement de sa valeur fondamentale. Mais une observation s’impose immédiatement: quelle est cette valeur fondamentale? La valeur fondamentale d’un actif est souvent le fruit de calculs complexes qui sont très sensibles aux chiffres que l’on utilise. Une différence minime dans le taux d’actualisation employé dans un modèle de valorisation peut ainsi doubler la valeur fondamentale d’un actif. Il n’est donc pas facile de déterminer l’écart entre le prix et la valeur. On peut également définir une bulle comme une augmentation exponentielle du prix de quelque chose. Mais je n’aime pas cette définition, car en économie et en finance, toute hausse est exponentielle. C’est la loi des intérêts composés. Si quelque chose augmente chaque année d’un pourcentage donné, même très faible, on obtient une hausse exponentielle.
Formulons donc la question autrement: comment définissez-vous une bulle?
Pour moi, il est question de bulle quand un prix augmente de manière “super-exponentielle”. Autrement dit: pas quand il augmente de 5% par an, mais de 5% la première année, de 15% l’année suivante, puis de 30%, de 100%, etc. Il est impossible d’extrapoler une telle courbe. Théoriquement, on obtiendrait en effet une hausse infinie dans un intervalle de temps fini. Mais cela ne se produit jamais. A terme, on assiste toujours à une correction. De manière générale, une bulle se caractérise par un écart entre la valeur financière et économique d’une catégorie d’actifs. Cet écart peut se maintenir un certain temps, mais tôt ou tard, la gravité va à nouveau rapprocher les deux.
Comment un investisseur particulier peut-il reconnaître une bulle?
Un bon exemple est la saga GameStop et les “actions mèmes” du début de cette année (des investisseurs particuliers avaient fait s’envoler les cours de certaines actions via des forums en ligne, Ndlr). Une grande attention médiatique est souvent un indice de bulle. Les bulles gonflent suivant un processus presque immuable. Elles commencent par quelque chose de neuf et d’intéressant, quelque chose qui suscite un enthousiasme justifié. Mais elles se transforment rapidement en hype que des marketeers malins exploitent pour attirer un maximum d’investisseurs et provoquer une envolée des prix. Le principal défi pour les investisseurs est de garder la tête froide et de ne pas avoir peur de manquer quelque chose.
Vous conseillez donc de ne pas y participer?
Chacun choisit ce qu’il veut faire. Attention: il est possible de gagner beaucoup d’argent avec les bulles. Mais les risques sont à l’avenant. La difficulté consiste à estimer le stade d’avancement d’une bulle. Ces histoires d’investisseurs devenus subitement très riches sont une autre caractéristique des bulles. En fait, on peut également identifier une bulle à une augmentation hyperbolique d’un prix sans qu’aucune information nouvelle ne justifie cette hausse et une augmentation de la valeur
Voyez-vous actuellement des bulles quand vous observez les marchés financiers?
Depuis 2008, nous nous trouvons dans un régime très particulier: les banques centrales du monde entier soutiennent et contrôlent artificiellement tous les marchés financiers. Le processus d’établissement des prix sur ces marchés ne fonctionne plus comme auparavant, quand on s’intéressait avant tout à la valeur sous-jacente des actions. Le marché d’actions ne fonctionne plus. Il est totalement déstabilisé par la politique de taux zéro des banques centrales, qui gonfle les prix des actifs financiers.
Comment?
La valeur d’un actif s’obtient en actualisant les cash-flows futurs à un taux donné. Les futurs loyers d’une maison, par exemple. Le problème, c’est si l’on actualise ces cash-flows futurs à un taux très bas ou nul, leur valeur augmente à l’infini, ce qui est impossible dans la pratique. Les banques centrales maintiennent ces taux nuls en rachetant des quantités inédites d’obligations publiques. Ce marché ne fonctionne plus comme avant, quand des assureurs, des fonds de pension ou des entreprises jouaient encore un rôle dans l’établissement du prix des obligations publiques. Aujourd’hui, tous les marchés reposent sur le “central bank put” (un put est un instrument financier qui garantit un cours plancher, Ndlr).
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Quelles en sont les conséquences?
Je n’attends plus de krach de plus de 20%, comme celui de 2008. Lors du prochain krach boursier, je prévois que les banques centrales iront jusqu’à racheter directement des actions. On dit souvent que le marché d’actions anticipe l’évolution de l’économie, que c’est le canari dans la mine. Pour maintenir une conjoncture économique positive, les banques centrales vont donc continuer à le soutenir.
Dites-vous ainsi que la valorisation n’a plus aucune importance pour les investisseurs?
La valorisation est toujours importante mais c’est déjà un exercice difficile pour les investisseurs professionnels qui travaillent parfois à plusieurs sur ces données pendant un mois avant de décider d’investir ou non. Pour les particuliers, c’est impossible. Je leur conseille surtout d’investir à long terme. Les investissements ont besoin de temps pour révéler leur valeur. En outre, les investisseurs doivent tenir compte du nouveau régime qu’ont instauré les banques centrales. Celui-ci exige une plus grande diversification dans des catégories d’actifs à même de résister à d’éventuelles erreurs politiques des banques centrales et à la folie dans laquelle nous nous trouvons actuellement.
Le refuge, est-ce le bitcoin, l’or ou les matières premières?
Le bitcoin est un grand pari sur l’avenir parce qu’il n’a pas de valeur sous-jacente. Le bitcoin est une construction sociale, il n’a de valeur que tant que tout le monde lui en attribue. Vous pouvez placer une partie de votre portefeuille en cryptomonnaies, mais jamais plus que ce que vous êtes prêt à perdre. L’or est moins risqué. Ce marché existe depuis très longtemps et l’or possède des propriétés physiques et chimiques qui lui confèrent une valeur. Je privilégierais les actifs qui déterminent la qualité de vie, comme l’immobilier. Sauf que celui-ci est devenu très cher ces dernières années.
L’économie est la seule branche dans laquelle les experts n’apprennent pas – ils semblent même désapprendre.
La fin des krachs est une bonne nouvelle pour les investisseurs, non?
Au niveau micro, des bulles comme les actions mèmes, Tesla ou le bitcoin sont encore possibles çà et là. Mais je n’envisage effectivement plus d’éclatement de grandes bulles comme la bulle dotcom – sauf la gigantesque bulle de dette publique que les banques centrales ont créée et essayent de contenir.
Est-ce là que réside actuellement le principal risque?
Le problème des pays très endettés est qu’ils doivent payer des intérêts sur ces dettes. Si les taux montent, ils se retrouvent en difficulté. C’est pourquoi le principal risque actuel réside dans une accélération de l’inflation. Les banques centrales sont prises entre le marteau et l’enclume. Si elles augmentent les taux, elles poussent des pays à la banqueroute. Si elles laissent courir l’inflation, elles mettent le reste de l’économie en danger, car l’inflation provoque un appauvrissement d’une grande partie de la population, surtout des couches les plus basses. Et cela peut mener
à la catastrophe.
Comment cela?
Ma plus grande crainte aujourd’hui est celle d’une instabilité sociale mondiale et d’un effritement de la démocratie, pas d’un krach sur les marchés financiers. La politique menée après 2008 a appauvri et paralysé la classe moyenne dans le monde entier. Plus de 90% de la population mondiale s’est appauvrie ces 10 dernières années, et ce processus va encore s’accélérer. Les banques centrales et les gouvernements mettent tout en oeuvre pour maintenir le statu quo, pour préserver la stabilité des marchés financiers et des gouvernements. Ils essayent de maintenir en place un système pourri jusqu’à l’os, et ce, aux dépens de la classe moyenne. Après la crise financière, 2.000 économistes avaient écrit une lettre ouverte disant globalement que la politique avait failli. On aurait pu croire que cette initiative amorcerait un tournant, mais plus de 10 ans plus tard, nous nous retrouvons à nouveau avec la même philosophie et la même politique économique. On utilise toujours les mêmes manuels d’économie dans les universités. L’économie est la seule branche dans laquelle les experts n’apprennent pas – ils semblent même désapprendre.
Comment voyez-vous évoluer l’inflation?
Le recul de la globalisation peut être un autre facteur important. Pendant de longues années, la globalisation a posé un frein sur la croissance des salaires qui a bloqué l’inflation. Pendant plusieurs années, la Chine a mis des dizaines de millions de nouveaux travailleurs par an sur le marché. Cette tendance tend à s’inverser. On le remarque déjà aux Etats-Unis où on ne trouve plus suffisamment d’ouvriers pour permettre aux usines de continuer à tourner, ce qui provoque une hausse des salaires. Les travailleurs disposent d’une position de négociation plus forte et peuvent exiger de salaires plus élevés, et cette offre limitée accroît le pouvoir d’achat. C’est un mécanisme qui s’autoalimente et nous n’en sommes encore qu’au tout début. Pour les investisseurs, il s’agira de privilégier des actifs capables d’y résister et de suivre le rythme de l’inflation.
La crise sanitaire reste-t-elle un risque pour l’investisseur?
De la crise sanitaire, nous devons surtout retenir la mauvaise gestion des pays occidentaux, et par contraste, la manière dont l’Asie l’a abordée. Ils ont obtenu des résultats cent fois meilleurs à un coût cent fois inférieur. La crise sanitaire a définitivement acté le déclin de l’Occident et l’émergence de l’Asie.
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