Un même langage en matière de durabilité pour toutes les sociétés

En tant que président de l’IOSCO, Jean-Paul Servais est venu présenter les avancées en matière de finance durable à la Cop28. © dr
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Premier Belge à présider l’IOSCO, l’organisation qui chapeaute les gendarmes des marchés de la planète, Jean-Paul Servais explique les avancées en termes de finance durable qui ont été actées à la Cop28.

Quand on préside l’IOSCO, l’Organisation internationale des commissions de valeurs qui regroupe 130 pays et couvre ainsi 95% des marchés financiers mondiaux, il ne faut pas avoir le mal du voyage. Nous avons cueilli Jean-Paul Servais, également prési­dent de la FSMA qui est notre gendarme des marchés, à son retour de Dubaï et de la Cop28.

Il y était essentiellement pour trois choses : présenter un rapport de consultation proposant des bonnes prati­ques pour promouvoir l’intégrité et le bon fonctionnement des marchés volontaires du carbone ; présenter la publication d’un rapport final sur les pratiques de supervision pour lutter contre le green­washing ; et rappeler l’accord important scellé en juillet dernier qui a mis sur pied des standards de reporting mondiaux pour les sociétés en matière de durabilité.

Des standards élaborés par l’ISSB, l’International Sustainability Standards Board, organisme qui, avec l’aval de l’IOSCO, a élaboré un cadre mondial. Ce cadre impliquera que 130.000 sociétés cotées venant des quatre coins du monde (parmi lesquelles 2.000 belges) parleront un même langage en matière de durabilité.

TRENDS-TENDANCES. Parlons d’abord de ce nouveau cadre normatif. Quel est-il au juste ?

JEAN-PAUL SERVAIS. Ces nouvelles normes ne concernent pas directement les comptes de résultat ou les bilans des entreprises cotées mais les informations reprises dans les disclosures, c’est-à-dire les annexes. Avec ces normes, nous avons désormais les éléments qu’il faut pour effectivement assurer la comparabilité entre les sociétés et pour expliquer quelle est la trajectoire, c’est-à-dire la volonté que chaque société a à réduire sa production de gaz à effet de serre dans les trois scopes.

Le bilan carbone d’une entreprise tient compte des émissions de gaz à effet de serre en fonction de trois périmètres ou scopes.
Le scope 1 concerne les émissions directes de l’entreprise (par exemple les émissions de sa flotte de véhicules).
Le scope 2 concerne les émissions indirectes (par exemple les émissions liées à la consommation d’électricité de l’entreprise).
Et le scope 3 est encore plus large : il inclut les émissions dont la source n’est pas contrôlée par l’entreprise.
On parle ici des émissions des fournisseurs, des clients, des salariés qui viennent au travail, etc.

Cela permet d’expliquer comment une entreprise progresse en ces matières. Cela permet également aux entreprises de définir leurs ambitions, leurs risques et opportunités, d’expliquer comment elles se situent par rapport à leurs pairs. Cela permet aussi de convaincre les investisseurs de rester à bord, puisque tout le monde va “utiliser la même langue”.

Il y a un an, lors de la Cop27 à Charm el-Cheikh, j’avais expliqué que mon objectif, en tant que nouveau prési­dent de l’IOSCO, était que les entreprises puissent établir, lorsque ces normes seront reprises dans chacune des législations nationales, leurs comptes 2024 avec l’aide de cette “boîte à outils” mondiale. Et quand vous y pensez, le trajet effectué en moins de deux ans est incroyable. En 2021, lors de la Cop26 à Glasgow, la fondation IFRS (celle qui édicte les nor­mes comptables internationales, Ndlr) a annoncé la création d’ISSB, un organisme de normalisation piloté par l’ancien PDG de Danone Emmanuel Faber et destiné à élaborer des normes d’information financière relatives au développement durable. Et en juillet de cette année, les deux premières normes de reporting de durabilité proposées par l’ISSB ont été validées par l’IOSCO. La première norme porte sur les dispositions générales en matière de publication d’informations non financières liées à la durabilité. La seconde concerne les exigences relatives à la publication d’informations matérielles sur les risques et opportunités significatifs liés au climat.

Mais qu’est-ce qui change pour l’homme de la rue ?

M. et Mme Tout-le-Monde, à savoir les investisseurs particuliers, veulent avoir à leur disposition une seule et unique “boîte à outils” qui leur permette partout dans le monde de disposer des informations utiles pour fonder leurs décisions : est-ce que oui ou non, j’investis dans telle ou telle société ou dans tel ou tel produit financier ? Ces produits et ces sociétés sont-ils en conformité avec mes atten­tes ESG ? Ici, dès le départ, nous avons un outil global, complémentaire aux textes européens. Les normes européennes seront d’ailleurs interopérables avec les normes ISSB. Cela signifie qu’au final, il y aura 130.000 sociétés dans le monde qui utiliseront ce référentiel, dont 40.000 en Europe et 2.000 en Belgique.

Ce n’est pas la seule initiative. Vous proposez aussi un contrôle plus strict des marchés volontaires du carbone. Ces marchés couvrent, dans les pays émergents notamment, des projets de réduction des émissions de CO2 (reboisement, biogaz, panneaux solaires, etc.) qui génèrent des crédits carbone que les entreprises achètent pour compenser leurs émissions. Pourquoi s’intéresser à ce sujet ?

C’est un défi assez classique : un nouveau modèle se développe, des petits marchés naissent au niveau national, prennent de l’importance. Pour éviter des accidents, des fraudes, des problèmes d’intégrité, nous avons pris les devants. Nous sommes la première organisation mondiale à avoir sorti une “boîte à outils” sur ce qu’il faut savoir pour éviter des problèmes quand on lance ces marchés volontaires de carbone. Nous avons lancé une consultation publique de 90 jours sur un ensemble de bonnes pratiques destinées à promouvoir l’intégrité et le bon fonctionnement de ces marchés. Ces 21 “bonnes pra­tiques” ne sont pas nécessai­rement des révolutions. On les applique depuis longtemps dans le cadre du contrôle des Bourses, des gestionnaires d’actifs, etc. Il s’agit par exemple de veiller à standardiser les contrats, d’éviter les conflits d’intérêts, de s’assurer d’un calcul correct du prix du crédit carbone.

Vous agissez seuls ?

Nous sommes en train de chercher des partenariats, de cons­truire une coalition de bonne volonté avec les Nations unies, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Pourquoi ? Parce que la Banque mondiale, par exemple, s’occupe du risque environnemental, ce qui n’est pas notre métier, qui est de nous occuper des risques financiers et de l’intégrité financière. L’objectif de ce partenariat est que la Banque mondiale dise à un acteur national : “Vous développez un marché de carbone, très bien. Prouvez-moi que vous êtes à même de tenir compte des risques financiers”. Et pour cela, le document de référence est celui de l’IOSCO. De même, en ce qui concerne GFANZ, la coalition lancée à Glasgow par Mark Carney (ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, aujourd’hui envoyé spécial des Nations unies pour le Climat, Ndlr) qui regroupe les grandes institutions financières : si une banque est intéressée à financer un nouveau marché de carbone, elle tiendra compte des recommandations de l’IOSCO. Et c’est la meilleure manière de montrer en quoi l’IOSCO est utile.

Il y a un débat aujourd’hui sur la crédibilité des standards ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) et sur les labels “durables” qui s’appliquent aux produits financiers. Comment lutter contre le greenwashing, ce verdissement de surface sans changer l’intérieur ?

Vous savez ce qu’a fait l’agence de notation de fonds d’investissement Morningstar il y a un an et demi ? Elle a rétrogradé 300 fonds parce qu’ils ne correspondaient pas à ses attentes en termes d’ESG. C’était une bonne nouvelle : l’industrie “faisait le job”. Cela aurait été une mauvaise nouvelle si un tel événement s’était reproduit chaque semaine. Ce qui heureusement n’a pas été le cas. Je vous rappelle qu’au niveau européen, nous avons un règlement, SFDR, qui concerne la publication d’informations de durabilité à l’intention des investisseurs. Ce règlement classe les fonds entre les “article 6”, pour lesquels rien ne change, les “article 8” qui promeuvent des caractéristiques sociales ou environnementales et peuvent investir dans des investissements durables et les “article 9”, c’est-à-dire les fonds vert foncé. J’ai dit à l’industrie que je préférais être très strict. Parce qu’il est très dangereux de faire monter à bord des investisseurs en leur disant : “vous êtes dans un fond vert foncé” et, après un ou deux ans, leur dire que finalement, ces fonds ne le sont plus. C’est le meilleur moyen de provoquer une perte de confiance.

Mais ma philosophie est assez claire : n’allons pas trop vite tant que nous n’avons pas toutes les informations. C’est d’ailleurs la même chose pour tout ce qui relève des règles de conduite MiFID (les directives qui harmonisent les règles de protection des investisseurs, Ndlr). Il y a au niveau européen ce que l’on appelle les “ESG Preferences” : quand vous avez un dialogue avec votre banquier ou votre asset manager pour savoir dans quoi vous voulez investir, on doit vous demander si vous avez des préférences pour des inves­tissements ESG. Si c’est le cas, on va devoir vous présenter un éventail de fonds ou d’investissements qui tiennent compte de ce souhait.

Au niveau européen, les règles sont souvent obligatoires, mais pas au niveau mondial…

En effet, l’IOSCO concerne le monde entier. Et nous publions donc des “bonnes pratiques”. Ce n’est pas une nouveauté. Quand vous regardez les règles européennes pour les sicav, les hedge funds, les agences de rating, chaque fois c’est l’IOSCO qui a pris l’initiative. Et puis après, le cas échéant, ces recommandations ont été traduites au niveau national ou par la Commission européenne et ce sont devenus des directives et des règlements.

Je préfère voir des rapports remplis de kilowatts, d’ampères et de joules que de belles photos.

Je vous fais troquer votre casquette de président de l’IOSCO pour celle de président de la FSMA. Dans la lutte contre le greenwashing, la FSMA a développé une sorte d’outil automatique pour déceler les fonds qui poseraient problème à cet égard. Comment cela fonctionne-t-il ?

Je suis très content que vous abordiez ce point parce que nous avons à la FSMA une équipe d’une dizaine de data scientists, des docteurs en économie, en mathématiques, etc., qui développent des outils d’intelligence artificielle permettant de voir dans quelle mesure des fonds, notamment ceux qui tombent dans le champ de la directive SFDR, utiliseraient des termes qui ne seraient pas conformes à nos attentes ou des publicités qui n’auraient pas été approuvées ex ante par la FSMA. Toutes les publicités relatives aux fonds belges doivent en effet être approuvées avant que ces fonds ne soient mis sur le marché. Nous approuvons 3.000 publicités par an, tous produits financiers confondus.

Le data mining est un nouveau monde pour nous, je ne vous le cache pas. Nous utilisons des outils de web scraping qui nous permettent de “malaxer” l’information disponible sur les sites internet ou dans des informations non structurées (comme les notes d’information). Et nous opérons notamment comme cela pour débusquer le greenwashing.

C’est un réel danger ?

Le pire serait de croire que la vérité viendra des belles photos. Je l’ai même dit dans un panel à la Cop. Si l’agenda de la finance durable tient à la qualité des photos d’un rapport annuel, il y a risque de greenwashing. Je préfère voir des rapports remplis de kilowatts, d’ampères et de joules. C’est moins glamour, mais notre travail consiste à emporter l’adhésion des investisseurs.

Profil
· Né le 13 septembre 1963
· Licencié en droit (ULB) et en économie (VUB).
· De 1999 à 2002 : chef de cabinet adjoint puis chef de cabinet du ministre des Finances Didier Reynders.
· Avril 2007 : est nommé président de la CBFA (Commission bancaire) puis de la FSMA (gendarme des marchés) en 2011.
· Elu en octobre 2022 pour deux ans à la présidence de l’IOSCO.

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