Trends Summer University: “L’ère des taux bas n’est peut-être pas encore terminée”

le modérateur Peter de Keyzer, avec Bruno De Backer et Ronald Temple.
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Les banques centrales européenne et américaine semblent maîtriser l’inflation sans déclencher de récession. C’est un exploit, mais le plus dur reste peut-être à venir. L’importance de la dette publique, le vieillissement de la population, la montée du protectionnisme et l’instabilité géopolitique promettent de rendre la vie difficile aux banquiers centraux.

La route promet encore d’être cahoteuse, mais la destination finale est en vue. La Banque centrale européenne (BCE) prévoit le retour de la stabilité des prix dans la zone euro d’ici à la fin de 2025, avec un taux d’inflation avoisinant les 2 %. “Nous devons être honnêtes. Les banques centrales ont fait de leur mieux pour maîtriser l’inflation, mais la baisse de celle-ci est principalement due à la diminution des prix de l’énergie”, a déclaré Bruno De Backer, chef du groupe Politique monétaire de la Banque nationale, lors de la 11e édition de la Trends Summer University (TSU) à Knokke.


Il est remarquable que la réaction d’abord hésitante, puis très agressive des banques centrales face à la poussée inflationniste de 2022 n’ait pas provoqué de récession.

“Beaucoup se sont demandé pourquoi l’économie n’a pas abandonné plus facilement les hausses de taux, poursuit Bruno De Backer. Mais regardez le niveau des taux d’intérêt réels. La BCE a rapidement porté le taux directeur à 4 %, mais avec une inflation de 10 %, cela a produit un taux d’intérêt réel extrêmement négatif de moins 6 %. Actuellement, les taux d’intérêt réels se situent légèrement au-dessus de zéro. Cela suggère que la politique monétaire est désormais restrictive, mais ce n’est le cas que depuis peu et elle n’est probablement pas très restrictive.”

Atterrissage en douceur

L’économie occidentale est également restée à flot parce qu’elle a fait le plein pendant la pandémie, déclare Ronald Temple, Chief Market Strategist chez Lazard Asset Management. “Les ménages américains ont accumulé un excédent d’épargne de 2,5 milliards de dollars pendant la pandémie, ajoute Roland Temple. Les consommateurs ont ainsi pu dépenser pour éviter une récession potentielle. L’économie américaine a connu le plein emploi au cours des deux dernières années et demie. Le taux de chômage est inférieur à 4 % depuis 30 mois. Aujourd’hui, ces excédents d’épargne sont largement épuisés, mais l’économie américaine peut soutenir une croissance de 2 % en 2024 et 2025. Il s’agit là d’un résultat remarquable, compte tenu du resserrement monétaire le plus marqué depuis 40 ans. La banque centrale américaine (la Fed) a réussi à maintenir l’économie en douceur. On pourrait même parler de ‘non-atterrissage’ plutôt que d’atterrissage en douceur.” 


Les gouvernements n’ont pas lésiné sur les moyens pendant la pandémie pour maintenir l’économie à flot. “Ce qui est vraiment différent dans ce cycle, explique Ronald Temple, c’est la politique budgétaire expansionniste des Etats-Unis. Selon les calculs du FMI, pendant la pandémie, les mesures de relance budgétaire à l’échelle mondiale ont atteint 10.800 milliards de dollars. Les Etats-Unis en ont représenté la moitié. Quatre pour cent de la population mondiale a donc bénéficié de 50 % des mesures de relance budgétaire. La forte demande intérieure a joué un rôle important dans la hausse de l’inflation aux Etats-Unis, en plus des goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement et des perturbations sur les marchés du travail.” 


Il est important de noter que les prévisions d’inflation sont restées ancrées autour de 2 %, ajoute Bruno De Backer : “C’est une grande différence par rapport aux vagues d’inflation des années 1970. A la fin des années 1970, les anticipations d’inflation aux Etats-Unis atteignaient 10 %. Si tout le monde s’attend à une inflation de 10 %, il est extrêmement difficile de la ramener à 2 %. Au début des années 1980, Paul Volcker a dû restaurer la crédibilité de la Fed en menant une politique monétaire particulièrement restrictive. Cette fois-ci, la Fed n’a pas eu à nuire autant à l’économie, précisément parce que les attentes en matière d’inflation sont restées ancrées.”


Depuis le pic d’environ 10 %, l’inflation a chuté de manière sensible, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Toutefois, la dernière ligne droite promet d’être la plus difficile, car une légère spirale salaires-prix s’est installée dans les secteurs des services à forte intensité de main-d’œuvre.

“Les salaires réels ont baissé aux Etats-Unis au cours des deux dernières années. Les travailleurs veulent une compensation pour cette perte de pouvoir d’achat, ajoute Roland Temple. Si le marché du travail reste tendu, les salaires continueront à augmenter assez rapidement, ce qui obligera les entreprises à augmenter leurs prix. La banque centrale américaine restera donc prudente. Entre-temps, sur le marché du travail, les tensions se relâchent quelque peu, ouvrant la voie à une croissance plus modérée des salaires. La Fed pourra commencer à réduire ses taux en septembre. Nous prévoyons trois baisses de taux aux Etats-Unis cette année. Dans la zone euro, nous prévoyons également deux baisses de taux d’intérêt cette année.”

Protectionnisme imminent

Si l’inflation semble être maîtrisée à court terme, les chausse-trapes ne manquent pas pour la relancer.

Dès cet automne, la possible réélection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis et une nouvelle poussée de protectionnisme se profilent. La mondialisation est-elle en train de vivre ses dernières heures?

“Pour l’instant, il n’y a pas de démondialisation, affirme Ronald Temple. Exprimé en pourcentage du PIB mondial, le commerce international n’augmente plus, mais il ne diminue pas non plus. Les importations proviennent davantage des pays alliés ou de pays au moins neutres. Cela crée une pression inflationniste supplémentaire limitée. L’élection présidentielle américaine sera très importante dans ce contexte. Donald Trump a promis des droits de douane de 10 % sur tout, y compris sur les importations en provenance de pays amis. Pour les importations en provenance de Chine, Trump parle même de droits de douane de 60 %. Les Etats-Unis importent chaque année pour 550 milliards de dollars de marchandises en provenance de Chine. Il s’agit donc potentiellement de 330 milliards de dollars de droits de douane. Ce sont des sommes considérables, même pour une économie américaine dont le PIB s’élève à 28.000 milliards de dollars. Il sera très difficile pour les entreprises de répercuter des droits de douane de 60 % sur les consommateurs. Et que se passera-t-il si la Chine et l’Europe prennent des contre-­mesures protectionnistes ?”

Fin des dividendes 
de la paix

Une réélection de Donald Trump pourrait également avoir des conséquences géopolitiques majeures, elles aussi inflationnistes.

Les dividendes de la paix n’étaient qu’un mirage. 
Nous avons démantelé notre capacité à nous ­défendre.” – Ronald Temple (Lazard AM)

“Nous avons eu la paix en Europe au cours des 75 dernières années parce que le concept de dissuasion fonctionne, poursuit Ronald Temple. L’adversaire savait que l’Otan était unie et prête à lutter contre un agresseur. Avec Trump comme président, la détermination des Etats-Unis est remise en question. C’est particulièrement risqué pour la sécurité de l’Europe qui, inévitablement, que Donald Trump ou Joe Biden soit élu, doit investir beaucoup plus dans la défense. L’année dernière, la Russie a produit 1.400 chars et l’Europe 100 chars. Même si l’Europe le voulait, elle ne pourrait produire que 500 chars au maximum au cours des deux prochaines années. L’Europe doit construire un complexe industriel capable de fabriquer des équipements militaires. Le monde doit accepter que les dividendes de la paix n’étaient qu’un mirage. Nous avons démantelé nos capacités à nous défendre.”

Pression sur les banques centrales ?

Les dépenses supplémentaires en matière de défense interviennent à un moment où de nombreux gouvernements occidentaux sont à court de liquidités et luttent contre la hausse des taux d’intérêt. La transition climatique nécessitera également des milliards d’investissements au cours des prochaines années. Quelle pression les gouvernements exerceront-ils sur les banques centrales indépendantes pour qu’elles les renflouent financièrement par une politique monétaire accommodante ?

 Les règles fiscales européennes crédibilisent l’indépendance 
de la BCE.” – Bruno De Backer (BNB)

“En tant que banquier central, il est de mon devoir de rappeler que les gouvernements sont responsables de la bonne santé de leurs finances publiques, affirme Bruno De Backer. La gestion monétaire est confiée à une banque centrale indépendante pour éviter que les gouvernements n’impriment de l’argent pour financer leurs politiques. Les finances publiques doivent rester saines pour éviter que les politiciens ne fassent pression sur les banques centrales. Les règles budgétaires européennes crédibilisent l’indépendance de la BCE. Les banques centrales doivent-elles autoriser une politique budgétaire trop laxiste ? Absolument pas. Cela signifie que les taux directeurs resteront élevés si les banques centrales le jugent nécessaire pour lutter contre l’inflation. Les gouvernements devront alors faire face à des charges d’intérêt plus élevées”.

L’impact de la démographie et de l’IA

Cependant, les banques centrales ne doivent pas seulement faire face aux forces inflationnistes. La démographie européenne reste une source de déflation qu’il ne faut pas sous-estimer. L’ère de l’inflation et des taux d’intérêt bas, qui était la norme en Europe dans les années précédant la pandémie, n’est peut-être pas terminée.

L’intelligence artificielle peut faire dans le secteur 
des services ce que la mondialisation a fait dans 
le secteur des biens.” – Ronald Temple (Lazard AM)

“L’espérance de vie augmente, mais l’âge de la retraite reste stable. Cela implique que les gens doivent épargner davantage. Et si les gens épargnent davantage, cela exerce une pression à la baisse sur les taux. Nous pourrions revenir à un monde de taux d’intérêt structurellement bas”, juge Bruno De Backer.


Enfin, dans quelle mesure la percée de l’intelligence artificielle peut-elle précipiter l’inflation ?

“Je compare la percée de l’IA à la mondialisation, explique Ronald Temple. Cette mondialisation a exercé une pression à la baisse sur l’inflation pendant des décennies. L’intégration de la Chine dans l’économie mondiale a ajouté 500 millions de travailleurs à l’offre mondiale de main-d’œuvre, ce qui a réduit le pouvoir de négociation des travailleurs occidentaux. C’était une mauvaise chose pour la société, mais nous avons payé les biens moins cher. La Chine a exporté la déflation. L’intelligence artificielle peut faire dans le secteur des services ce que la mondialisation a fait dans le secteur des biens. L’IA peut générer d’importants gains de productivité dans les services, ce qui peut entraîner une baisse des prix si une partie de ces gains se répercute sur les consommateurs.

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