Pourquoi les étrangers affluent au Luxembourg, le pays le plus riche d’Europe?
La place financière luxembourgeoise bénéficie du chaos politique britannique, certes, mais plus encore de sa réputation de grande stabilité.
Le Grand-Duché est un Etat à la fois prospère et solide. Les Belges le savent… tout en sous-estimant la réalité. Solide ? L’agence de notation Moody’s vient de confirmer son rating AAA, suivie par Fitch, mettant en lumière une dette publique de 21% à peine du PIB. Standard & Poors avait confirmé en mars l’appartenance du Grand-duché au club restreint des triple A, qui ne compte que 11 membres dans le monde. Prospère ? Comme la Banque mondiale, le FMI place le revenu par habitant du Luxembourg en seconde position mondiale, derrière celui du Qatar, avec 109.192 euros en 2017. C’est 2,36 fois plus que la Belgique, qui affiche 46.301 euros ! La prospérité du Luxembourg, c’est d’abord celle d’un secteur financier qui n’arrête pas de croître. Les banques et sociétés de gestion occupent aujourd’hui près de 50.000 personnes, tandis que le Brexit a donné un coup de pouce à l’assurance. Le pays est par ailleurs devenu le tremplin financier de la Chine en Europe.
L’assurance surprend…
Le Brexit, opportunité en or pour la place financière grand-ducale ? Oui, sans doute, mais on est loin de crier victoire. ” Luxembourg et Londres sont des places complémentaires dans certaines activités et elles coopèrent de longue date, rappelle d’emblée Serge de Cillia, CEO de l’ABBL (Association des banques et banquiers, Luxembourg). Si le Royaume-Uni quitte l’Union européenne, l’utilisation du passeport européen n’est plus possible et certaines activités doivent être transférées vers d’autres places financières. Luxembourg en a déjà accueilli un certain nombre. Londres conserve toutefois ses compétences dans une série de domaines et la place va essayer de se repositionner sur un marché qui aura complètement changé après le Brexit. Le risque est que Londres se réinvente, dégagé des règles de l’Union. Deuxième cas de figure : il y a continuité à travers la négociation de mesures spécifiques d’équivalence. ” Pas d’euphorie donc, ni à l’ABBL ni ailleurs à Luxembourg !
Les conséquences les plus spectaculaires observées jusqu’ici dans l’optique du Brexit furent un peu inattendues. C’est en effet le secteur de l’assurance qui a bénéficié d’un afflux de nouveaux venus, une quinzaine au total. La plupart sont des compagnies de pays tiers, qui n’étaient pas présentes sur le Continent et qui ont décidé de transférer leur quartier général européen à Luxembourg. But : ouvrir un réseau de succursales au départ de la capitale grand-ducale, en bénéficiant du passeport européen. Même phénomène dans le secteur des fonds de placement, où l’on a observé le transfert de dizaines de milliards d’euros vers Luxembourg.
… et la banque s’adapte
Du côté des banques, par contre, on ne relève jusqu’ici pas de nouvelles venues à Luxembourg, confirme Serge de Cillia. Les établissements déjà présents se sont toutefois adaptés à la situation nouvelle. Les banques américaines JP Morgan et Citicorp ont ainsi transformé leur entité luxembourgeoise en centre de compétences pour la banque privée européenne, tandis que leur compatriote Northern Trust, qui est une banque dépositaire, en faisait son siège européen. Elle a par ailleurs placé toutes ses succursales européennes sous la responsabilité de Luxembourg. Ces opérations médiatisées ne sauraient cependant occulter les divers renforcements intervenus dans d’autres établissements, souligne le patron de l’ABBL, par transfert tant de capitaux que de clients.
Les banques qui ne réagiraient qu’aujourd’hui seraient hors course : il faut passer par une étude du dossier au niveau national, la recommandation étant ensuite transmise à la BCE. Pour une licence complète, il faut compter un délai de 12 à 18 mois. Pour les compagnies d’assurances par contre, comme pour les fonds, ce sont les régulateurs nationaux qui donnent l’agrément. Le processus est plus rapide, mais il ne faut quand même pas traîner, ainsi que l’Alfi, l’association professionnelle du secteur des fonds, vient de le rappeler aux amateurs.
L’axe Luxembourg-Pékin
Lame de fond moins connue que les conséquences du Brexit, mais aussi importante : la présence chinoise de plus en plus marquée à Luxembourg. Pas moins de 14 établissements chinois y sont aujourd’hui enregistrés. Cette présence est parfois très ancienne, rectifie Serge de Cillia : Bank of China a, cette année, fêté ses 40 ans dans la capitale grand-ducale et ICBC ses 20 ans. Ces banques ont toutes une double structure locale, à savoir une filiale et une succursale. Cette dernière exerce les activités de crédit, en bénéficiant des fonds propres de la maison mère. La première, qui a le statut de banque de droit luxembourgeois et bénéficie du passeport européen, ouvre alors des succursales dans d’autres pays de l’Union.
On mesure empiriquement la présence des banques chinoises à Luxembourg par le nombre et l’importance des bâtiments qu’elles occupent, mais aussi par leur large diversification. Les institutions de l’empire du Milieu ont débuté par les activités traditionnelles de dépôts-crédits, accompagnant les particuliers et entreprises chinois en Europe. Ces dernières années, elles offrent de plus en plus de produits financiers liés à des fonds d’investissement, se positionnent avec force dans la finance verte et proposent même la banque privée. L’une d’entre elles a aussi lancé des crédits hypothécaires ! En outre, on ne saurait oublier que la BIL, banque historique de la place, est depuis l’an dernier détenue à 90% par le groupe chinois Legend Holdings. Ni que divers accords ont été signés entre les deux pays. A Pékin, on est sensible à la stabilité politique, sociale et financière du pays, ainsi qu’à sa vision à long terme.
Des fonds de 4.400 milliards
Les Chinois ne sont pas seuls à apprécier ces qualités. Les banquiers privés aussi, comme leurs clients. ” Une première raison d’être à Luxembourg, c’est l’expertise en matière de fonds de placement, relève Serge Cammaert, directeur de Delen Private Bank Luxembourg, dont le personnel se répartit pour moitiés entre la banque privée et la gestion des fonds. ” C’est pourtant la gestion administra- tive des fonds qui est réalisée au Grand- Duché, ce qui peut sembler très passif, alors que la gestion des portefeuilles, dite ” intellectuelle “, demeure généralement l’apanage du pays d’origine de la banque. ” La gestion administrative, c’est une somme de compétences dans divers domaines, y compris juridique, rétorque notre interlocuteur. Il y a aussi à Luxembourg un brassage de know-how, compte tenu de la multiplicité des acteurs en présence. On a ainsi découvert les classes d’actions différenciées lancées par des gestionnaires américains, ce qu’on ne connaissait guère en Europe. Par ailleurs, l’étiquette Luxembourg est en quelque sorte devenue la norme pour les fonds internationaux : aux Pays-Bas, il est plus facile pour une banque belge de vendre un fonds luxembourgeois qu’un fonds belge. La norme ? Pas étonnant, illustre Marc Boland, associé chez Pure Capital, un gestionnaire d’actifs indépendant : “La place est numéro 2 mondial et compte quelque 3.900 fonds qui, avec leurs divers compartiments, représentent près de 15.000 choix possibles. Total des actifs : 4.400 milliards. Soit 10 fois les capitaux sous gestion dans la banque privée.”
” La réactivité des autorités luxembourgeoises, qui implémentent très rapidement les directives européennes, est un gros atout du Luxembourg, complète Serge Cammaert. Le pays se dote également de législations propres pour aller de l’avant, ce qui attire un certain nombre d’acteurs. ” Luxembourg est, par exemple, le seul Etat de l’Union ayant officialisé le statut de family office, ce qui n’est pas resté sans effet ! ” On ressent au Luxembourg une réelle volonté de soutenir la place financière et de préparer l’avenir “, résume Olivier Havaux, client relationship manager. Pour le reste, la clientèle des banques luxembourgeoises a clairement évolué au cours de la décennie écoulée. Chez Delen, les clients belges ” traditionnels ” sont devenus minoritaires, la majorité étant des résidents luxembourgeois ou personnes habitant un peu au-delà de la frontière.
Le syndrome de l’enfant gâté…
Les banquiers ne sont plus seuls à être aimantés par le Grand-Duché. Ces dernières années, de nombreux Européens fortunés sont venus s’y établir. Un banquier français témoigne : ” Un de mes plus gros clients, loin de fuir le Luxembourg après la disparition du secret bancaire, est venu s’y domicilier. Et il s’y plaît ! D’autant qu’ici, le fisc est là pour vous aider et non pour vous massacrer comme en France. ” Et d’ajouter en souriant : ” N’oublions pas que Paris est maintenant à 2h10 en train direct, ni que les Galeries Lafayette ouvriront en fin d’année sur le boulevard Royal “.
Tout baigne donc à Luxembourg ? Il est quand même un souci que l’on évoque à demi-mots : les salaires princiers des fonctionnaires et leurs retraites impériales. Dans le supérieur, un enseignant frise les 10.000 euros en fin de carrière. Un médecin d’hôpital peut percevoir 20.000 euros par mois à la retraite, tandis qu’un chauffeur de bus arrive à 3.500 euros dès 52 ans, pour cause de travail pénible. C’est le syndrome de l’enfant gâté, ironise un interlocuteur.
Est-ce tenable à terme, ou en cas de retour de manivelle économique ? ” Ce qui m’inquiète davantage, déclare un banquier, c’est le niveau des salaires en général et la flambée des loyers, alors que les marges des banques sont rabotées. A l’inverse, Luxembourg bénéficie d’un sérieux atout face à Hong Kong ou Singapour : ici, il y a encore de la place ! ”
Dans la seconde moitié du 19e siècle, un tiers de la population grand-ducale avait émigré pour fuir la pauvreté. Aujourd’hui, des milliers d’étrangers viennent chaque année s’établir dans le pays le plus riche d’Europe. Résultat : sa population, qui avait passé le cap des 400.000 personnes au milieu des années 1990, atteignait 613.694 unités au 1er janvier de cette année. Dont 47% d’étrangers, une proportion qui grimpe à 70% dans la capitale. S’y ajoutent, les jours ouvrables, quelque 177.000 travailleurs frontaliers, dont un quart de Belges. On comprend dès lors pourquoi la ville de Luxembourg, qui ne compte que 119.000 habitants en dépit de son étendue, abrite des zones de bureaux aussi tentaculaires et connaît un trafic tellement dense !
La mort du secret bancaire, que le Luxembourg fut forcé de supprimer en 2015, allait-elle signer la mort de la banque privée ? Quelques-uns l’ont craint, bien à tort. Sans doute ont-ils sous-estimé l’expertise accumulée sur la place et appréciée des clients sophistiqués. De plus, la plupart des banquiers savaient l’évolution inéluctable et avaient assez largement anticipé en se tournant vers une clientèle peu sensible à ce secret. Enfin, la grande stabilité du pays, y compris en matière financière et fiscale, est une qualité appréciée jusqu’en Amérique latine ! Résultat : les actifs sous gestion ont progressé de 76% en 10 ans, frôlant aujourd’hui les 400 milliards. Plus de la moitié de ces actifs sont le fait de clients très fortunés, c’est-à-dire ayant un patrimoine dépassant 20 millions d’euros, tandis qu’un dixième seulement provient de ceux possédant moins d’un million.
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