Pourquoi les banques entrent dans une nouvelle ère

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

La courbe des taux est redevenue normale. Cela ne veut peut-être rien dire pour vous, mais pour les banquiers, cela veut dire beaucoup. Cela signifie qu’il leur est plus facile de faire des bénéfices et que les actions bancaires s’apprécient.

Banquiers et assureurs n’ont aucune raison de bouder leur plaisir : le secteur financier du pays se porte bien. Selon le rapport sur la stabilité financière qui vient de sortir tout chaud des presses de la Banque nationale, le bénéfice net des banques belges atteint 9 milliards d’euros en 2024, et celui des assureurs 3 milliards. Les banques affichent en moyenne des rendements sur fonds propres de 11,5%, les assureurs de 13%.

La santé des acteurs financiers est donc “robuste”, comme l’indique Tom Dechaene, le directeur auprès de la Banque nationale de Belgique (BNB) plus spécialement en charge de la supervision bancaire et de la stabilité financière. Banquiers et assureurs ont oublié les stigmates laissés par la grande crise financière de 2008. Ils affichent une solvabilité très confortable.

Du côté bancaire, le ratio CET1 (les fonds propres durs) s’élève en moyenne à 15% : les fonds propres des banques représentent 15% de leurs actifs pondérés par les risques. Même solidité pour les assureurs : leur capital de solvabilité requis, c’est-à-dire le niveau de fonds propres que les assureurs doivent détenir pour faire face à des pertes importantes sur une période d’un an s’élève à 201% à la fin de 2024, soit un taux deux fois supérieur à celui imposé par la réglementation.

Une histoire de courbe

De multiples raisons expliquent la bonne santé du secteur financier, qui a tiré les leçons de 2008 en développant des stratégies plus prudentes et axées sur leur marché domestique, en ayant un œil attentif sur l’évolution des coûts, en automatisant une série d’activités. Mais l’évolution des taux d’intérêt a joué aussi son rôle. “La bonne nouvelle, se réjouit Tom Dechaene, c’est que finalement, en 2024, la courbe des taux s’est pentifiée. Elle s’est normalisée après des années où la courbe était inversée (les taux à court terme étaient plus élevés que les taux à long terme, ndlr).”

Un contexte normal, c’est quand les taux d’intérêt sont positifs et quand la courbe des taux est pentue, c’est-à-dire quand les taux à court terme sont moins élevés que les taux à long terme. C’est important pour les banques, car une partie de leur travail est de récolter des dépôts, rémunérés sur base des taux à court terme, comme les taux du livret d’épargne, et de les transformer en prêts hypothécaires, crédits aux entreprises, etc. qui sont des prêts à plus long terme. Pour les banques, la situation idéale est d’avoir des taux courts, auxquels elles doivent rémunérer les dépôts, moins élevés que les taux longs, qui sont les taux auxquels elles prêtent.

Or, pendant des années, les banques ont été confrontées à des courbes des taux anormales, qui ne les avantageaient pas.

Paysage chahuté

L’histoire monétaire récente n’a pas été un long fleuve tranquille. Les taux à court terme, qui sont dictés par les taux des banques centrales, ont fortement décéléré entre 2008 et 2021 : la BCE a en effet assoupli très largement sa politique pour contrer les effets de la crise financière de 2008. Les taux ont même commencé à entrer en territoire négatif à partir de 2014 tant les craintes de déflation étaient fortes : l’inflation était très basse et la croissance anémique.

Le paysage change du tout au tout avec le covid et la guerre en Ukraine. Le covid a montré la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales, embrasant le prix des matières premières. La guerre en Ukraine a révélé les tensions géopolitiques et la dépendance de l’Europe au gaz russe. À cette crise logistique est en effet venue se greffer une crise énergétique, avec des prix du gaz qui ont triplé ou quadruplé et une inflation soudainement réveillée qui a parfois dépassé les 10%.

Les investisseurs s’inquiètent

Pour la contrer, la BCE a été forcée de relever brutalement ses taux directeurs qui sont donc passés en quelques mois de – 0,50% à 4%. Cela a eu de l’effet. La poussée inflationniste s’est calmée. Mais voilà qu’arrive Donald Trump, qui entreprend depuis le 2 avril de plonger le monde dans la guerre commerciale. Avec des conséquences diverses. Les investisseurs commencent à s’inquiéter de la dette américaine et les taux à long terme remontent. Mais ils anticipent aussi un ralentissement de l’économie américaine, et les taux courts devraient descendre.

En Europe, les turbulences américaines ont également eu un impact : comme certains investisseurs ont quitté le dollar pour l’euro, la monnaie américaine s’est affaiblie, et les prix de certains biens libellés en dollars, comme le pétrole, ont donc baissé pour les Européens, dont l’économie devrait elle aussi être affectée par la guerre commerciale. Bref, les craintes d’inflation ont fait place à des craintes de déflation, et les taux européens devraient continuer à décroître : en quelques trimestres, le taux directeur européen est déjà passé de 4 à 2,25% et Pierre Wunsch, le gouverneur de la Banque nationale, dit désormais qu’il “ne serait pas choqué si à la fin de l’année, il atteignait 1,75%”.

Les craintes d’inflation ont fait place à des craintes de déflation, et les taux européens devraient continuer à décroître.

Envolée boursière

Le retour tant attendu d’une courbe des taux enfin normale change beaucoup de choses pour les banquiers. Car cette courbe leur a donné des sueurs. Elle a bougé dans tous les sens : elle était négative en 2021, positive mais inversée en 2023 et 2024. Elle redevient donc normale depuis la fin de l’an dernier. Aujourd’hui, le taux à court terme est aux alentours de 2,25%, le taux des obligations de l’État belge à 10 ans est à 3,2%.

“Pour la première fois, il est devenu relativement facile pour les banques de faire des bénéfices. Et cela se reflète dans les cours de Bourse des banques”, souligne Tom Dechaene. Entre fin 2024 et fin avril 2025, les actions des banques européennes ont bondi de 27%, alors que celles des banques américaines ont perdu 4%.

“Pour la première fois, il est devenu relativement facile pour les banques de faire des bénéfices.” – Tom Dechaene (BNB)

Deux modèles bancaires

Cette envolée boursière s’explique aussi parce que dans certains pays d’Europe, “on assiste à un changement spectaculaire, poursuit Tom Dechaene. Il y a en Europe deux modèles bancaires. Il y a celui des pays avec des prêts hypothécaires majoritairement fixes, comme la Belgique et les Pays-Bas. Et puis, il y a des pays où les taux hypothécaires sont plutôt variables. C’est le cas dans le sud de l’Europe, où traditionnellement les taux d’intérêt étaient plus élevés.

Pour permettre aux ménages d’acheter quand même une maison, les banques prêtaient à un taux variable à court terme. Mais lorsque, soudain, les taux d’intérêt montent, ces banques reçoivent des flux d’intérêt plus élevés sur leurs actifs, contrairement à chez nous où une hausse des taux ne se répercute qu’après des années. On observe donc que les banques dans le sud de l’Europe, qui avaient un rendement sur fonds propre plutôt bas, sont désormais extrêmement rentables (le rendement sur fonds propres des banques portugaises est passé de 6% en 2019 à 14% en 2024, ndlr). Et c’est parfaitement normal : cela reflète leur business model“.

Price-to-book

“Nous regardons souvent une mesure particulière, le price-to-book, ajoute Tom Dechaene. C’est le ratio entre la valeur boursière des banques et la valeur comptable des capitaux propres de la banque. En 2008, le price-to-book des banques des deux côtés de l’Atlantique était très, très élevé. En partie parce que les banques prenaient des risques énormes qu’on ne permettrait plus aujourd’hui. Ensuite, aux États-Unis, les banques ont eu un price-to-book beaucoup plus élevé qu’en Europe, entre autres parce que la courbe était plus pentue. Les conditions étaient donc plus favorables pour les banques américaines. Cela n’avait à mon avis rien à voir avec la taille de ces institutions. C’est selon moi un mythe que les banques américaines fassent plus de bénéfices parce qu’elles sont plus grandes.”

“Mais ce qui est assez intéressant, poursuit Tom Dechaene, c’est que pour la première fois depuis 2009, le price-to-book moyen des banques européenne a atteint 1. C’est important. Cela veut dire que le marché juge que les banques arrivent désormais à réaliser un niveau de bénéfices équivalent au coût de leur capital. Et cela change tout car cela permet désormais aux banques, si elles en ont besoin, de lever des capitaux beaucoup plus facilement.”

Fusions et acquisitions dans le secteur bancaire

Tom Dechaene poursuit : “Ce ratio est une moyenne. Il y a des banques qui se situent en dessous, d’autres qui sont au-dessus. Mais lorsque vous lisez dans les journaux qu’il y a depuis peu beaucoup plus d’annonces de fusions et acquisitions dans le secteur bancaire, c’est lié à ce phénomène. Car il est beaucoup plus facile pour une banque de faire une offre sur une banque concurrente lorsque son price-to-book est supérieur à 1.”

Cet environnement beaucoup plus ensoleillé pour les banques belges et européennes ne devrait toutefois pas faire oublier que dans le ciel financier, il y a toujours l’un ou l’autre cygne gris qui peut montrer le bout de son aile.

À côté des divers risques (cyber, réglementaires, politiques, etc.) qui sont toujours susceptibles de s’abattre, deux points d’attention particuliers sont dans le viseur de notre gendarme bancaire.

Une dette publique incontrôlée

Le premier est, encore et toujours, la dette publique. “Un risque majeur pour la stabilité financière est une perte de confiance des investisseurs dans la soutenabilité des finances publiques de certains pays, ce qui pourrait provoquer une hausse désordonnée des rendements des obligations souveraines. De telles tensions sur les marchés obligataires souverains pourraient rapidement se répercuter sur les conditions de financement des banques, des ménages et des entreprises nationales, compromettant ainsi la stabilité financière”, dit le rapport de la BNB.

Mais lorsque l’on interroge le gouverneur Pierre Wunsch, il est plus explicite et rappelle une fois encore sa position : “Ce n’est pas un scoop, il y a une série de pays en Europe comme aux États-Unis où la situation budgétaire n’est pas sous contrôle. Et dans un environnement bancaire où les banques détiennent de la dette souveraine, on a connu des situations de contagion. Il faut regarder au-delà de la dette souveraine elle-même. Si un État est en difficulté financière, d’une manière ou d’une autre, cela aura des conséquences sur le reste de l’économie parce que cet État ne va plus pouvoir faire face à ses obligations, parce qu’il va éventuellement devoir lever des impôts, introduire des réglementations de crise, que sais-je ? On l’a vu lors de la crise grecque, à un moment donné, c’est toute l’économie qui se trouve en situation difficile.”

Finances publiques hors de contrôle

Pierre Wunsch ajoute : “Nous ne sommes pas à deux doigts de revivre la crise grecque, mais je crois que la situation nécessite que l’on répète, en tant que Banque nationale ou moi à titre personnel en tant que président du Conseil supérieur des finances, que les finances publiques ne sont pas sous contrôle. C’est un risque.”

“Il ne faut pas oublier, ajoute Tom Dechaene, qu’il existe un lien entre le secteur financier et la santé des finances publiques. On a vu cette semaine que les États-Unis ont perdu leur triple A chez Moody’s et, tout de suite, les agences de notation ont annoncé qu’elles allaient revoir les notations des grandes banques américaines. Lorsque nous disons que le secteur est robuste, c’est que les marchés, jusqu’aujourd’hui, sont confortables avec la situation de financement de l’État belge. Mais les marchés sont parfois imprévisibles.”

Immobilier commercial

L’autre point d’attention, c’est l’immobilier, et plus spécialement l’immobilier que l’on appelle commercial : les bureaux, les espaces commerciaux, etc. “Dans les secteurs de la construction et de l’immobilier, 1,8% des entités enregistrées à la TVA ont été touchées en 2024, contre 1,5% pour la même période en 2023. L’augmentation des faillites dans le secteur de la construction semble être due non seulement au ralentissement de l’activité de construction, mais aussi à l’abrogation en Flandre de l’exigence de compétences de base en gestion, effective au 1er janvier 2019. Bien que cette mesure ait facilité l’entrée de nouvelles entreprises, elle semble avoir conduit à une augmentation significative du nombre d’entreprises non viables”, pointe la Banque nationale.

Les expositions sont importantes. On estime à 55 milliards d’euros le montant des crédits bancaires dans ce secteur, et les assureurs auraient une exposition de 26 milliards environ.

Des “coussins financiers” contre les imprévus

En cas d’accident, les banques peuvent toutefois libérer ces “coussins financiers” importants qu’elles ont dû constituer. Les assureurs aussi, même si, explique Tom Dechaene, “leur exposition à l’immobilier commercial a augmenté, parce qu’ils sont à la recherche de rendement”. Les problèmes du marché immobilier professionnel, liés à la hausse des taux et aux difficultés de certains promoteurs, se reflètent cependant dans leurs comptes : entre 2022 et 2024, les assureurs belges ont dû inscrire chaque année dans leur portefeuille d’actifs immobiliers des moins-values non réalisées de 10 à 12%.

Tom Dechaene rassure toutefois : “Ce sont des pertes non réalisées. Les assureurs sont bien capitalisés, ils peuvent les supporter. C’est un jeu comptable et il devrait rentrer dans l’ordre avec le temps, aidé par la baisse des taux. J’ajoute qu’il y a plusieurs acteurs sur le marché immobilier commercial qui sont des investisseurs de long terme : les sicafi, les assureurs. Tant que les fondamentaux sont bons en termes de flux des loyers et de taux de vacance, ce qui est le cas pour le moment (les loyers sont restés stables, ndlr), ils n’ont aucun incitant à vendre leurs positions. Mais oui, l’immobilier commercial, où plutôt certaines niches, car le secteur n’est pas hétérogène, reste un point d’attention particulier”, conclut-il.

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