Pourquoi la France a pris l’économie belge d’assaut
Nagelmackers aujourd’hui, PetroFina, Générale de Belgique ou Fortis hier… La France est devenue l’an dernier le premier investisseur étranger en Belgique, en nombre d’opérations effectuées. Dans la banque, les entreprises françaises jettent leur dévolu sur leurs consœurs belges. Pour de bonnes et, parfois, de mauvaises raisons.
Tout récemment, la Caisse d’Epargne des Hauts de France, membre du géant bancaire BPCE, annonçait avoir mis la main sur la banque Nagelmackers. L’assureur chinois Anbang, désireux de recentrer ses activités, cherchait depuis un certain temps à vendre sa filiale belge. Et c’est donc finalement un groupe bancaire français qui acquiert la plus vieille banque privée du pays, soufflant la politesse à Belfius qui se serait bien vue, elle aussi, étendre son périmètre par cette acquisition.
Encore une banque qui part à l’étranger après Fortis, BBL, Degroof, etc. se lamenteront certains. Encore une entreprises belge rachetée par la France, se lamenteront d’autres. Car au-delà du secteur bancaire, voilà des années que l’on parle de la mainmise française sur des pans entiers de notre économie, dans des secteurs emblématiques comme l’énergie, la banque, l’assurance, la grande distribution. Est-ce vrai ? C’est ce que nous allons tenter de voir.
De PetroFina à Fortis
Ce qui est certain, c’est qu’une série de symboles économiques et financiers belges ont été acquis par des capitaux de l’Hexagone depuis une trentaine d’années. Rappelons brièvement : en 1988, la prise de contrôle par Suez de la Générale de Belgique va permettre au groupe français de mettre la main sur Electrabel et Tractebel, nos fleurons énergétiques. En 1998-1999, PetroFina passe chez Total et Royale Belge est rachetée par Axa. Un an plus tard, c’est au tour de GB d’être avalé par Carrefour. En 2008-2009, Fortis est rachetée par BNP Paribas. Une opération qui a pu être rondement menée parce que les deux groupes s’étaient déjà approchés par le passé.
Ce qui renforce ce sentiment de mainmise, c’est qu’aujourd’hui pas mal de nos grands groupes ont également des dirigeants venus de l’Hexagone : Ilham Kadri chez Solvay puis Syensqo, Philippe Kehren chez Solvay, Guillaume Boutin chez Proximus, Jean-Christophe Tellier chez UCB, François Michel chez John Cockerill, etc. Mais ces quelques noms risquent toutefois de donner une image faussée de l’ensemble. Car, selon une étude réalisée il y a quelques mois par les chasseurs de têtes Heidrick & Struggles, “seulement un quart des CEO du BEL 20 sont d’origine étrangère (26%).”
Par ailleurs, il n’y a rien de surprenant, pour une économie ouverte comme la nôtre, de voir les personnes et les capitaux y circuler, et spécialement entre la France et la Belgique, deux Etats voisins. Les échanges commerciaux entre les deux pays ont dépassé l’an dernier 108 milliards d’euros : près de 48 milliards sont des exportations de la France vers la Belgique et près de 60 milliards sont des exportations belges vers la France, mais une bonne partie de ce déficit commercial s’explique par les importations d’énergie fossile débarquées à Anvers et Zeebrugge.
De même, pour les investissements, les liens sont tout aussi forts. Les deux pays entretiennent des investissements directs étrangers (IDE) croisés importants. L’an dernier, selon le cabinet EY, l’Hexagone a même pris la tête des investisseurs étrangers en Belgique, avec 38 projets, devant les Etats-Unis et les Pays-Bas.
140 milliards investis
Cette attractivité ne date pas d’hier. Si l’on fait le compte du stock d’investissements, la Belgique est, selon la Banque de France, le troisième stock d’investissements directs étrangers français avec un montant de 139 milliards recensés jusqu’en 2022, derrière les Pays-Bas (195 milliards) et les Etats-Unis (233 milliards). Ce stock a été multiplié par trois de 2000 à 2016, reflétant les grandes prises de participations (Fortis, GB, etc.) réalisées à cette époque.
N’oublions pas, au passage, que ces capitaux français génèrent activités et emplois. D’après la dernière enquête de l’Insee, l’Institut français des statistiques, 2.480 filiales françaises étaient actives en 2021 dans notre pays, réalisant un chiffre d’affaires de 77,6 milliards d’euros et employant 173.594 salariés.
Ces filiales sont essentiellement présentes dans le secteur financier (Axa, BNP Paribas Fortis, Société Générale), le commerce et la distribution (Carrefour, Decathlon, Intermarché, Fnac), le transport (AF-KLM, CMA-CGM, Eurostar) et les télécoms (Orange). Mais l’industrie n’est pas en reste, avec Air Liquide et TotalEnergies dans la chimie, Danone dans l’agroalimentaire, Sanofi dans la pharmacie, Alstom dans les matériels de transport, Safran dans l’aéronautique et Thalès dans les équipements de défense. Et puis, il y a évidemment l’énergie, avec Engie-Electrabel, EDF Luminus et, à nouveau, TotalEnergies.
2.480 filiales françaises étaient actives en 2021 dans notre pays, réalisant un chiffre d’affaires de 77,6 milliards.
Ce partenariat va dans les deux sens : “plus de 2.000 filiales d’entreprises belges sont recensées en France et emploient en 2022 près de 133.000 personnes”, observe le Trésor français, qui ajoute que cela “fait de la Belgique le sixième employeur étranger en France. (…) Les enseignes les plus remarquables sont le groupe agroalimentaire Delhaize, qui détient Cora et Truffaut (18.000 employés), le prestataire informatique Econocom (6.500) et le groupe chimique Solvay (3.700)”, ajoute-t-il.
Deux pays très ouverts
Et si l’on s’inquiète des investissements étrangers en Belgique, le discours en France est au contraire de leur ouvrir les bras. La France est le pays européen sur la première marche du podium en termes d’IDE (investissement direct). Elle a accueilli l’an dernier près de 1.200 projets d’investissements étrangers, loin devant l’Allemagne (733) ou le Royaume-Uni (929). En proportion, avec 215 IDE en 2023, la Belgique ne se positionne pas mal du tout non plus, dépassant de justesse l’Italie (214) ou les Pays-Bas (157).
Les activités de Tikehau Capital sont un exemple de ce qu’une proximité géographique et culturelle peut apporter. Tikehau, qui gère plus de 40 milliards d’euros d’actifs, a tissé de nombreux liens avec la Belgique. Le premier lien, celui qui a mis Tikehau sur les rails, a été celui avec Albert Frère. Mais ensuite Luc Bertrand, Christian Dumolin, la famille du Monceau, Léon Seynave et Patrinvest sont entrés au capital de cette société de gestion d’actifs parisienne. Et en retour, Tikehau a investi ces cinq dernières années plus d’un demi-milliard d’euros, en dettes et en fonds propres. Tikehau est ainsi entré l’an dernier au capital de Biobest, la filiale de Floridienne, en y apportant 120 millions d’euros.
Si tout cela montre que la coopération ne date pas d’hier, il reste une question : pourquoi le secteur bancaire belge attire spécialement les convoitises outre-Quiévrain ? En 2008, Fortis tombait dans l’escarcelle de BNP Paribas ; en 2012 Citibank Belgique était rachetée par le Crédit Mutuel du Nord ; à l’été dernier, Degroof Petercam passait sous la coupe d’Indosuez/Crédit Agricole et, cet été, Nagelmackers devient elle aussi bleu blanc rouge.
Attirante Belgique
Jacques Favillier, l’ancien président de Beobank, banquier français qui connaît très bien notre pays, explique ces manœuvres en analysant les diverses motivations qui poussent les banquiers français à regarder au-delà de la frontière. Un premier élément est simplement le fait que certains vivent dans un marché local contraint.
“Parmi ces acquéreurs (Caisse d’Epargne des Hauts de France, Crédit Mutuel Nord Europe,…), il y a des institutions mutualistes, qui se sont fixées elles-mêmes des contraintes géographiques pour éviter de se marcher sur les pieds, observe-t-il. La Caisse d’Epargne des Hauts de France n’a pas le droit d’aller faire concurrence à la Caisse d’Epargne du Cantal. Et donc, pour s’étendre, elle pense à la Belgique.”
“Les institutions mutualistes françaises se sont fixées des contraintes géographiques pour éviter de se marcher sur les pieds. Pour s’étendre, elles pensent donc à la Belgique.” – Jacques Favillier (ex-Beobank)
“Un autre élément, poursuit Jacques Favillier, est que ces banques mutualistes qui rachètent certains établissements belges n’ont pas les mêmes contraintes de rentabilité du capital investi que celles des banques commerciales cotées en Bourse.” Autrement dit, elles peuvent mettre un prix un peu plus élevé. “Enfin, ajoute l’ancien président de Beobank, ces banques françaises ne peuvent bien souvent pas se racheter entre elles parce qu’il n’y a plus beaucoup d’acquisitions disponibles en France, parce que les autorités ne leur donneront sans doute pas le droit de le faire et parce qu’une acquisition franco-française susciterait des remous syndicaux épouvantables. Quand vous rachetez les banques de votre propre pays, vous avez tout le monde contre vous. Il est donc plus simple d’aller s’étendre à l’étranger. C’est pour toutes ces raisons, je pense, que les institutions françaises trouvent la Belgique plus attirante.”
Et Jacques Favillier conclut, avec un brin de malice : “Sur les Belges, d’ailleurs, il est amusant de constater que certaines institutions françaises ont des idées fausses : elles pensent que les Belges sont comme les Français, elles s’imaginent qu’ils parlent tous français. Elles ne réalisent pas au départ la difficulté de travailler en Flandre, et ne réalisent pas non plus qu’il y a un certain nombre de réseaux bancaires en Belgique qui sont composés d’indépendants. Cela n’existe pas en France, où l’on ne trouve des indépendants que parmi les courtiers d’assurances, pas dans la banque.”
Bref, certains groupes ne découvrent la réalité du plat pays qu’une fois le rachat effectué. Mais cela, c’est une autre histoire.
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