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“Peut-on prévoir les crises financières ?”
Didier Sornette, physicien français dirigeant un département à l’Institut polytechnique de Zurich, s’est fait une spécialité de prévoir quand les bulles financières éclatent.
Une bulle se développe quand une majorité d’intervenants sur un marché se convainquent à juste titre que le prochain prix sera supérieur au prix actuel. Alors, un ask, un prix réclamé par un vendeur, plus élevé que le prix actuel, trouvera un bid, un prix offert par un acheteur, prêt à le suivre à la hausse. Et la bulle enflera aussi longtemps qu’il restera des acheteurs prêts à embrayer pour des prix plus élevés. En l’absence momentanée de transactions, il existe un spread, un écart entre l’ ask du vendeur prêt à vendre au prix le plus bas et le bid de l’acheteur prêt à acheter au prix le plus haut. Par exemple, pour un ask de 22,25 et un bid de 22,00, le spread est de 0,25. Le spread s’évanouit quand le bid et l’ ask coïncident et qu’une transaction a alors lieu à ce niveau.
Quand la bulle s’essouffle, l’écart grandit, le spread se creuse. Par exemple, un ask ambitieux de 22,75 et un bid hésitant à 20,50. Soit un spread de 2,25 au lieu de 0,25. Si un acheteur accepte alors ce prix offert, le prix de marché aura soudain décroché d’un seul coup de 2,25. Ce qui encouragera les acheteurs à baisser significativement leur bid, espérant une nouvelle baisse aussi importante.
Les distinctions arbitraires entre économie et finance ainsi que l’ignorance délibérée de la géographie et de l’histoire constituent des obstacles majeurs à la prévision des crises.
Le risque se crée alors de ce qu’on appelle sur les marchés, un ” trou d’air ” : un spread très vaste, que des vendeurs soudain pris de panique accepteront pourtant. Le marché sera entré en mode de krach. Le creusement du spread constitue donc un excellent indicateur d’un effondrement tout proche. Mais une crise financière est en général bien plus complexe que l’éclatement d’une bulle sur un marché particulier.
Dans la période 2002-2008, certains financiers étaient conscients d’une bulle dans l’immobilier américain. D’autres niaient son existence. Ainsi, Alan Greenspan, alors à la tête de la Réserve fédérale, qui affirmait que la hausse du prix des maisons était seulement relative. Les prix baissent dans tous les secteurs, disait-il, en raison des gains de productivité dus à l’informatique, mais comme la construction n’est pas affectée, son prix monte relativement aux autres.
Le marché des titres adossés à des prêts subprimes était de faible taille et nous n’avons été qu’une poignée à prédire qu’il pourrait pourtant être à l’origine d’une catastrophe financière globale. Que fallait-il voir que la quasi totalité des économistes et des ingénieurs financiers étaient incapables de voir ? Il fallait relier les pointillés entre des faits à première vue indépendants. Et pour cela, il fallait faire sauter des préjugés inscrits dans le cadre traditionnel des analyses.
Il fallait ignorer la distinction arbitraire qui existe entre économie et finance. Il fallait hausser les épaules devant la distinction entre questions microéconomiques et macroéconomiques. Tuer le préjugé que la bonne santé de l’immobilier n’a rien à voir avec ce qui se passe à la Bourse. Il fallait considérer comme essentielles les attitudes traditionnelles vis-à-vis de l’emprunt des emprunteurs constituant le secteur prime et celles des emprunteurs subprimes. Et pour cela, il fallait outrepasser l’interdiction faite par la loi aux Etats-Unis de s’intéresser à l’origine ethnique des emprunteurs subprime : ” hispaniques ” d’une part, qui sont dans leur quasi-totalité des Amérindiens originaires d’Amérique centrale, dont la population a été spoliée par des colons d’origine européenne, afro-américains d’autre part, dont la population subit, encore aujourd’hui, les séquelles de l’esclavage d’autrefois. Bref, il fallait tirer les conséquences du fait que la finance ne vit pas dans une bulle.
Ces préjugés, à savoir les distinctions arbitraires entre économie et finance et entre sous-disciplines à l’intérieur de celles-ci, et l’ignorance délibérée de la géographie et de l’histoire, constituent des obstacles majeurs, toujours présents, à la prévision des crises.
Mais le changement est en vue car nous allons confier la solution des problèmes hyper-complexes auxquels nous sommes maintenant confrontés à l’intelligence artificielle. Mise en face de l’ensemble des données, celle-ci débusquera les véritables mécanismes causaux sous-jacents, sans se laisser impressionner ni inhiber par les tabous que nous avons imposés sur la manière de voir les choses, le plus souvent, d’ailleurs, pour conforter les privilèges de ” spécialistes ” régnant sur un domaine étriqué, prisonnier de ses traditions.
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