“Notre dépendance à l’Amérique de Trump en matière de réseaux de paiements est dangereuse pour notre souveraineté”


Comme dans les domaines de la défense ou de la diplomatie, l’Europe peine à s’exprimer d’une seule voix lorsqu’il s’agit des paiements. La majorité des paiements effectués en Europe passent par des infrastructures américaines, que ce soit via Visa, Mastercard, PayPal ou encore Apple Pay. Une dépendance qui présente un risque dans un contexte géopolitique tendu, selon Geoffrey Laloux, principal au sein du cabinet de consultance Square Management Belgium.
Si l’utilisation d’une carte de banque émise par une institution financière belge pour payer un achat auprès d’un commerçant local est largement répandue au sein des ménages du pays, rien ne dit que réglons tout le temps nos achats avec du “belgo-belge”. Bien au contraire, avertit Geoffrey Laloux, consultant chez Square Management Belgium, pour qui la dépendance de l’Europe aux réseaux américains dans un secteur aussi critique que les paiements n’est pas anodine.

Début avril, Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE), alertait sur la dépendance de l’Europe aux géants américains des paiements (Visa, Mastercard). A raison ?
Quand un consommateur paye autrement qu’avec des espèces dans un magasin, il utilise ce que l’on appelle un schéma de paiement, un réseau permettant d’acheminer des informations relatives aux transactions financières entre les différentes parties : consommateurs, commerçants, banques, etc. En Belgique, ce rail de paiement national s’appelle bien évidemment Bancontact, dont le logo figure sur toutes nos cartes de débit. En 2024, les Belges ont effectué 2,5 milliards de paiements avec Bancontact (ou Payconiq). Notre champion local est toujours leader sur son marché, mais la concurrence est rude.
Rude, c’est-à-dire ?
Il faut garder à l’esprit que nos cartes de banque sont “co-badgées”. A côté du logo Bancontact, figure également soit celui de Visa ou de Mastercard, deux géants américains (qui proposent aussi désormais chez nous des cartes de débit, dépenses directement débitées de votre compte en banque, ndlr). En fait, c’est comme si nous avions deux cartes de paiement mais fusionnées en un seul support plastique. En fonction des circonstances ou du commerçant, c’est soit la partie Bancontact, soit la partie Visa ou Mastercard qui sera utilisée pour effectuer notre achat. Nos cartes restent ainsi utilisables à l’étranger et dans toutes les situations ou Bancontact n’est pas disponible.
Il n’est donc pas certain que nos paiements soient toujours “européens” ?
Certains (gros) marchands peuvent bénéficier d’arrangements spécifiques qui les incitent à proposer Visa ou Mastercard comme mode de paiement par défaut. Par ailleurs, seules nos cartes de débit sont co-badgées, en cas d’utilisation de la carte de crédit, nous passons obligatoirement par un réseau international. Il faut savoir également que si vous utilisez une application de paiement mobile de type Paypal, Apple Pay ou Google Pay vous augmentez la probabilité de router votre paiement via un réseau américain.
Nos paiements sont donc (souvent) américain ?
Selon la Banque nationale de Belgique (BNB), au final 47 % des achats physiques en Belgique ont été ainsi effectués avec une carte autre que Bancontact en 2023. Pour le commerce en ligne, les réseaux internationaux sont en position de force car de nombreux marchands n’acceptent que les cartes de crédit et seuls ceux qui visent spécifiquement le marché belge proposent Bancontact comme moyen de paiement.
Pourquoi est-ce un problème ?
A l’échelle européenne, cinq autres pays (France, Portugal, Allemagne, Italie et Danemark) disposent également d’un rail de paiement national pour leurs achats par cartes mais, à l’instar de la Belgique, ces réseaux nationaux ne permettent pas de payer en dehors de leurs frontières.Cela signifie que dans les 21 pays de l’Union qui ne disposent pas de rail de paiement national, tout comme pour tous les paiements par carte transfrontaliers, l’utilisation des réseaux extra-européens est incontournable.
Doit-on parler de risque majeur ?
La Banque centrale européenne (BCE) estime que plus de 60 % des paiements par carte de l’UE passent par le duopole Visa / Mastercard, ce qui représente un tiers de tous les types de paiements hors cash effectués par les 27. C’est énorme.
Depuis les années 2000, il y a bien eu quelques initiatives pour la création d’un réseau de carte européen capable de concurrence Visa ou Mastercard mais aucune n’a abouti autant pour des raisons économiques que politiques. En matière de paiements comme pour la défense ou la diplomatie, l’Europe a du mal à parler d’une seule voix.
Il en va de notre de souveraineté financière…
Le fait d’être structurellement dépendant de réseaux américains pour le routage de nos paiements pose effectivement la question de notre souveraineté. Sommes-nous indépendants quand notre pays et même l’ensemble des membres de l’Union pourraient subir la menace d’un blocage à large échelle de nos paiements de la part des Etats-Unis dans un contexte de tensions autour des droits de douane par exemple ? Notre dépendance à l’Amérique de Trump en matière de réseaux de paiements est dangereuse pour notre souveraineté.
Sans parler même de la confidentialité de nos données ?
Depuis la mise en place aux Etats-Unis du Cloud Act en 2018, les autorités américaines sont en effet autorisées à accéder aux données stockées par les entreprises américaines, y compris celles situées en dehors des États-Unis et même si les données ne concernent pas des citoyens américains sans que les utilisateurs ou les régulateurs européens ne soient tenus informés. La Cour de justice de l’Union européenne a déjà par deux fois (2015 et 2020) mis en évidence les incompatibilités légales entre cette possible surveillance et le RGPD européen sans parvenir pour autant à suspendre l’application du Cloud Act.
Comment faire, justement, pour renforcer notre souveraineté ?
Faute de pouvoir espérer à court terme d’avoir un réseau paneuropéen de cartes géré par l’Eurosytème, nous devons à minima encourager tout type de paiements basés sur les transferts de compte à compte. Grâce aux virements instantanés, il est en effet maintenant possible d’envisager des alternatives aux cartes dans plusieurs cas d’usage, en ligne comme dans les magasins. On citera en exemple Wero, une initiative 100 % Européenne qui se déploie actuellement en France, en Allemagne et dans le Benelux et qui va remplacer Payconiq dont le principal défaut était de ne pas pouvoir être utilisé à l’international.
D’autres initiatives comparables existent-elles ?
Oui, mais pour le moment aucune n’est en capacité de capter à terme une part significative des paiements électroniques à l’échelle du continent. Pour atteindre ce but, il est nécessaire que l’Europe dans son ensemble adopte une politique volontariste pour développer et imposer des standards techniques qui permettent une interopérabilité entre les différents systèmes nationaux ou régionaux. L’actualité internationale dicte cependant d’autres priorités, en témoigne la mise en pause des travaux sur la troisième directive sur les services de paiements décidée par la Commission en début d’année.
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