Marc Raisière (Belfius): “Evitons de créer une nouvelle crise bancaire”
Le succès du bon d’Etat est un coup dur pour les banques. Le secteur a vu partir plus de 20 milliards d’euros en direction des caisses publiques. “Compte tenu du succès de ce lancement, nous devons être attentifs aux conséquences négatives”, constate Marc Raisière, patron du groupe de banque et d’assurance Belfius.
Le nouveau bon d’Etat lancé par le ministre des Finances est un incroyable succès. Après l’échec de la réforme fiscale, Vincent Van Peteghem dispose maintenant d’un solide argument à mettre en avant auprès des épargnants qui sont aussi ses électeurs. Pourra-t-il se targuer d’avoir relancé la concurrence sur le marché de l’épargne? Pas sûr. Près de 10% des dépôts d’épargne logés dans les banques du pays, environ 300 milliards d’euros, source de financement stable et bon marché du secteur, ont pourtant pris la direction du bon d’Etat. Une opération historique sur laquelle revient le CEO de Belfius, Marc Raisière.
Profil de Marc Raisière
· Né à Namur, 60 ans
· Licencié en sciences mathématiques et actuarielles (UCL)
· Fait carrière dans l’assurance (Fortis AG, Axa, Belfius Insurance), en Belgique comme à l’étranger
· CEO de Belfius depuis 2014
· Manager de l’Année 2016
–TRENDS-TENDANCES. Avec plus de 20 milliards d’euros récoltés en une semaine, le succès du nouveau bon d’Etat est pour le moins retentissant. Comment analysez-vous ce succès en tant que CEO d’une grande banque?
MARC RAISIÈRE. Je comprends le ministre des Finances. Il a été soumis à une énorme pression. Il a voulu bousculer le secteur bancaire, et c’est réussi. Mais faisons attention: au vu des résultats, il faut rester prudent pour l’avenir. Personne n’a intérêt à ce qu’une crise de liquidités se produise chez certaines banques.
– En clair, vous dites que le gouvernement a été irresponsable?
Je ne dis absolument pas cela. Je dis simplement qu’il faut faire désormais très attention à ne pas créer une nouvelle crise bancaire. Lancer un nouveau bon d’Etat à la fin de cette année, dans les mêmes conditions, ne serait pas une bonne idée.
– Pourquoi? Certaines banques risquent-elles d’avoir des difficultés?
En ce qui concerne Belfius, environ 3,5 milliards d’euros sont sortis de la banque pour aller vers le bon d’Etat. C’est gérable. La plupart des grandes banques disposent d’un modèle de revenus diversifiés et de solides réserves de liquidités, ce qui signifie qu’elles sont bien armées. Mais les autres banques qui vivent de la transformation des dépôts en crédit sont vulnérables à une fuite de ces dépôts. Lorsqu’une banque fait faillite, c’est presque toujours le résultat d’une crise de liquidités. Ce que nous devons absolument éviter, c’est de provoquer nous-mêmes une crise bancaire.
– Doit-on parler de concurrence déloyale vu le précompte réduit de 15% dont bénéficie ce nouveau bon d’Etat?
Nous ne pouvions tout simplement pas rivaliser avec les bons d’Etat. Les banques sont confrontées aujourd’hui à une courbe des taux inversée. Les taux d’intérêt à court terme sont supérieurs aux taux d’intérêt à long terme. Pour proposer le même rendement net que le bon d’Etat, compte tenu du précompte mobilier de 30%, nous aurions dû proposer 4% brut. Et nous aurions dû investir cet argent à un taux d’intérêt inférieur dans des prêts d’une durée moyenne de sept à dix ans. Il ne faut pas perdre de vue non plus que nous payons des taxes bancaires sur les dépôts: 22 points de base en moyenne. Si nous avions concurrencé le bon d’Etat, nous aurions eu des problèmes. En tant que patron de banque, je suis personnellement et pénalement responsable des décisions prises.
Je plaide pour une meilleure réglementation et une transparence totale sur le fonctionnement du compte d’épargne.
– L’opération menace-t-elle vos relations avec le gouvernement et l’Etat qui, rappelons-le, est votre actionnaire à 100%?
Non, nous avons une relation remarquable avec notre actionnaire. Il respecte vraiment la gouvernance de l’entreprise. La meilleure preuve en est qu’aucun de nos nouveaux administrateurs n’a de couleur politique. Ce sont tous des spécialistes du secteur bancaire. Belfius ne fait l’objet d’aucune pression politique et délivre de bons résultats.
– C’est donc une coïncidence si Belfius a été la première des quatre grandes banques à répondre début juin au message du gouvernement qui réclamait de meilleurs taux sur les livrets?
Nous avons été la première banque à annoncer, à la fin de l’année dernière et en juin, qu’elle augmenterait les taux sur ses comptes d’épargne. Normalement, c’est le leader du marché (BNP Paribas Fortis, Ndlr) qui sort du bois en premier, mais nous n’avons pas attendu. Mais à aucun moment, ni Vincent Van Peteghem ni Alexander De Croo ne sont intervenus pour nous demander de faire quelque chose en faveur des épargnants. Ces décisions, nous les avons prises parce que nous estimions que c’était fair vis-à-vis des clients. Et je peux vous le prouver dans la mesure où elles doivent être notifiées par écrit au régulateur, c’est-à-dire à la Banque nationale.
– Reste que la hausse était relativement modeste. Avec 0,9% sur votre compte de base, vous n’êtes pas vraiment beaucoup plus généreux. Pourquoi les banques ne peuvent-elles pas mieux rémunérer l’épargne dans le contexte actuel des taux d’intérêt?
Quand Belfius augmente ses taux, elle le fait pour tous les clients et pour tous les comptes. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Dans certaines banques (dont BNP Paribas Fortis et ING Belgique, Ndlr), il faut ouvrir un nouveau compte pour bénéficier des intérêts plus élevés et des limites de versements par mois ou par compte sont également fixées. Selon moi, c’est fondamentalement injuste. Je pense que l’Autorité des services et marchés financiers (FSMA) ou le gouvernement devraient exiger que les adaptations des taux d’intérêt s’appliquent à tous les comptes d’épargne. C’est là que réside le véritable problème. En tant qu’épargnant, vous ne devriez pas avoir à ouvrir un nouveau compte pour que votre épargne soit mieux rémunérée. C’est la raison pour laquelle je plaide pour une meilleure réglementation et une transparence totale sur le fonctionnement du compte d’épargne.
Il n’est pas exclu que d’ici la fin de l’année, nous adaptions encore nos conditions.
– Le ministre pourra-t-il se targuer d’avoir fait bouger les banques? Allez-vous augmenter vos taux sur le livret?
Il n’est pas exclu que d’ici la fin de l’année, nous adaptions encore nos conditions si les taux ont encore augmenté. Mais nous devons être prudents. Cela dépend de tellement de choses, notamment de ce que fera la Banque centrale européenne (BCE) dans les mois à venir. A ce propos, il serait hautement préférable qu’elle fasse une pause sur les taux, sinon elle risque d’asphyxier l’économie et de provoquer une récession. C’est pourquoi nous avons converti une grande partie de notre provision covid en provision pour les éventuelles conséquences liées à l’inflation et à une récession. Au premier semestre, nous n’avons repris que 55 millions d’euros sur les 235 millions d’euros mis de côté.
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– Selon vous, la BCE doit-elle revoir son objectif d’inflation de 2%?
Cet objectif de 2% n’est plus raisonnable, selon moi. C’est une target irréalisable dans les circonstances actuelles. L’inflation va continuer à être alimentée par une série d’éléments: la transition énergétique, la relocalisation de la chaîne de production, le vieillissement de la population, etc. Tous ces éléments font grimper le coût du travail et poussent les prix à la hausse. Un objectif d’inflation de 2,5% ou 3% me semble beaucoup plus réaliste.
– Revenons au livret d’épargne. Que pensez-vous des initiatives légales visant à doper son rendement en le liant au taux de dépôt de la BCE?
Soyons clairs: je suis absolument contre. Une loi qui imposerait une fixation des taux, pour toutes les raisons que je vous ai expliquées, ce serait très dangereux. Par contre, je trouve logique que la mécanique d’un produit tel que le compte d’épargne soit régulée. Je plaide pour davantage de transparence. Une explication pédagogique du compte d’épargne, de son fonctionnement et de la prime de fidélité me paraît cruciale pour le client.
– Vous plaidez pour davantage de transparence mais le secteur n’est guère transparent sur les conditions des comptes à terme. Vous n’affichez pas les taux. C’est un peu à la tête du client…
Nous voyons le client comme un tout. Celui qui a huit produits chez nous recevra probablement plus que le client qui n’a qu’un produit. Nous voulons aussi nous assurer qu’il a bien compris que son argent est bloqué pendant 12 mois, voire plus, et qu’il ne peut pas le récupérer sans une éventuelle perte. Nous sommes obligés par la FSMA de lui expliquer cela au préalable.
– Plus largement, le “bank bashing” est de nouveau à la mode. Comment vous défendez-vous?
En 2008, nous avons assisté à la faillite du monde bancaire et à une catastrophe économique majeure au niveau mondial. En 2011, avec la crise de l’euro, nous avons vu que non seulement les banques mais aussi les pays pouvaient faire faillite. La Grèce, le Portugal, l’Irlande, et l’Espagne et l’Italie étaient au bord du gouffre. Qu’est-ce qui s’est passé après? Tout le monde bancaire a été confronté à une régulation extrêmement stricte. A cette régulation extrêmement stricte est venue s’ajouter une période de 10 années de taux en diminution et même, à un moment donné, de taux négatifs. Et n’oublions pas non plus une incroyable révolution digitale. Compte tenu de tout cela, je suis non seulement fier de ce que nous avons réalisé chez Belfius durant cette période mais également de voir comment d’autres grandes banques belges comme KBC ont réussi leur transformation et sont aujourd’hui extrêmement solides. Ce sont les banques qui ont soutenu l’économie pendant le covid, la crise de l’énergie et le retour de l’inflation, que personne n’avait anticipés. Avec les moratoires, nous avons fait notre job. Je rappelle enfin que des banques ont dernièrement fait faillite aux Etats-Unis et en Suisse à cause de la remontée brutale des taux.
– La mauvaise image du secteur ne vient-elle pas du fait que les banques, comme en témoignent leurs importants bénéfices, engrangent des milliards “sans rien faire”, comme disent certains économistes? Et ce alors que bon nombre de ménages et d’entreprises éprouvent des difficultés financières.
Effectivement, nous avons annoncé de très bons résultats grâce à une marge d’intérêt qui a augmenté (bénéfice net de 479 millions d’euros au premier semestre, Ndlr). C’est-à-dire grâce à un buffer de liquidités de 45 milliards qui ont été financés sur le marché à des taux corrects et qui sont replacés à la BCE à des taux aujourd’hui plus élevés. Mais les comptes d’épargne ne dorment pas. Ils financent aussi notre portefeuille de crédits qui s’élève à 112 milliards d’euros. Les 20 milliards du bon d’Etat, eux, ne vont pas financer l’économie. Ils vont servir à refinancer la dette. Or, les circonstances ne sont actuellement pas du tout favorables au secteur bancaire. La demande de prêts immobiliers a chuté de 40% au premier semestre. Les marges de crédit n’ont jamais été aussi faibles. D’un autre côté, les ménages en Belgique peuvent être heureux d’avoir des prêts immobiliers à taux fixes et pas à taux variables comme en Espagne ou en Italie.
On nous reproche de faire beaucoup de profits, mais nous avons besoin de ces profits pour renforcer notre capital afin de pouvoir accorder du crédit.
– Les banques sont peut-être une victime facile mais ne donnent-elles pas aussi le bâton pour se faire battre? Aujourd’hui, vu les tarifs qui augmentent et la qualité du service qui diminue, il vaut mieux être actionnaire que client d’une grande banque.
Il est facile de stigmatiser les banques. On nous reproche de faire beaucoup de profits, mais il faut comprendre que nous avons besoin de ces profits pour renforcer notre capital afin de pouvoir accorder du crédit. Les banques financent l’économie. Et avec Belfius, les dividendes reviennent à l’Etat. J’insiste: 94% des clients de Belfius se disent satisfaits ou très satisfaits. Alors, est-ce que le client est satisfait de son taux d’épargne? Evidemment non: qui ne veut pas avoir une meilleure rémunération sur son épargne? Mais n’oubliez pas que nous considérons que notre rôle est aussi d’être la banque des CPAS et des personnes plus fragiles. Cela coûte de l’argent, et nous devons trouver cet argent quelque part. En tant qu’institution financière, nous devons donc voir jusqu’où nous pouvons aller en augmentant les taux d’intérêt sur l’épargne. Il doit y avoir un équilibre entre les produits qui rapportent de l’argent et ceux qui en coûtent.
– N’avez-vous pas sous-estimé la frustration des épargnants?
C’est précisément la contradiction. Nos clients ne sont pas mécontents. Au contraire, comme je viens de vous le dire, plus de 90% d’entre eux se disent satisfaits. Mais les conditions du “bon Van Peteghem” et la couverture médiatique
que lui ont accordée les médias ont été telles que le succès est logique en soi. A vrai dire, je rêve d’une telle campagne marketing gratuite pour le lancement d’une nouvelle offre comme celle que nous allons prochainement lancer en assurance (rire)…
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