La lutte contre le blanchiment d’argent oblige les banques à contrôler leurs clients et à demander des précisions sur certaines opérations. Si, en principe, ces contrôles visent à prévenir la criminalité financière, ils peuvent, en pratique, apparaître intrusifs et poser la question de leur proportionnalité.
De toute évidence, les banques ne se contentent plus de collecter des dépôts et d’octroyer des crédits. Au-delà de leur métier traditionnel de protection de l’épargne et de financement de l’économie, elles sont devenues les premières sentinelles de la sécurité financière, placées en première ligne dans une guerre invisible contre l’argent sale. Dans la lutte contre la fraude fiscale, le blanchiment d’argent ou encore le financement du terrorisme, elles sont sommées de collecter, d’analyser et de transmettre des données sensibles sur leurs propres clients.
Depuis deux décennies, l’Union européenne ne cesse de renforcer son arsenal législatif pour lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Après la sixième directive AML (Anti-Money Laundering), une septième est déjà en préparation. Ces textes imposent aux banques et aux professions financières une série d’obligations : identification systématique des clients (règles du KYC, pour Know Your Customer), analyse de l’origine des fonds, notamment dans le cas d’un rapatriement d’argent de l’étranger (KYT, pour Know Your Transaction), signalement obligatoire en cas de suspicion à la CTIF (la cellule qui traque l’argent sale en Belgique), etc.
Résultat ? Le citoyen n’est plus seulement un client à servir, mais aussi un risque potentiel à évaluer. Chaque virement, chaque retrait, chaque profil atypique peut déclencher une alerte, être disséqué, puis signalé aux autorités compétentes. Si bien que la CTIF a enregistré un chiffre record de plus de 90.000 déclarations de soupçons l’an dernier, dont l’essentiel provient des banques.
Le citoyen n’est plus seulement un client à servir, mais aussi un risque potentiel à évaluer.
Le règne des algorithmes
Les banques dénoncent-elles dès lors trop vite leurs clients ? Face à la multiplication des témoignages de certains d’entre-eux se disant “éjectés” sans explication, elles invoquent la stricte application des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent. Elles soulignent aussi la charge administrative croissante qu’impose ce cadre réglementaire de plus en plus exigeant, au détriment de leur cœur de métier. Pour y répondre, il faut en effet dégager des moyens humains et financiers : équipes de compliance renforcées, outils technologiques sophistiqués pour le suivi des transactions, investissements dans des procédures de contrôle interne, etc.
Les clients, eux, s’interrogent sur la confiance qu’ils peuvent encore accorder à leur banquier, désormais perçu comme un informateur agissant pour le compte des autorités. Les contrôles peuvent vite paraître intrusifs : un retrait d’espèces inhabituel, une série de virements à l’étranger et la relation bancaire se transforme en interrogatoire de police. L’employé de banque ne se contente plus d’exécuter l’opération : il interroge le client, par exemple, sur un retrait important en liquide.
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Protection de la vie privée?
Si les banques se défendent de faire de l’excès de zèle, cette lutte contre le crime financier n’est toutefois pas sans soulever nombre de questions fondamentales sur le plan de la protection de la vie privée. “La vigilance devient surveillance”, alerte le député Mathieu Michel, inquiet de la place grandissante accordée aux algorithmes. Selon lui, la grande majorité de ces contrôles ne sont plus effectués par des humains, mais par des systèmes d’intelligence artificielle qui passent au crible des millions de transactions pour détecter ce qui “sort de l’ordinaire”.
Problème : les critères qui déclenchent une alerte restent opaques, laissant planer le doute sur l’équilibre entre efficacité et protection des libertés individuelles, toujours selon Mathieu Michel. “Les banques scrutent en permanence nos comportements financiers à travers ces algorithmes. Les critères utilisés par ces algorithmes sont rarement publiés. On sait qu’ils utilisent certains seuils – montants, fréquence, pays d’origine, type de client – mais on ignore comment ces paramètres sont combinés, tout cela est laissé à l’appréciation des banques.”
Une banque n’est pas l’autre
Selon Mathieu Michel, la finalité est également floue. “Ces outils servent-ils uniquement à la lutte anti-blanchiment, ou peuvent-ils aussi être utilisés à d’autres fins comme le marketing, l’évaluation du risque de crédit ou encore la fermeture de comptes jugés trop risqués ?”, s’interroge le député. La question de la temporalité complique encore le problème, ajoute-t-il. “Certaines banques déclenchent des signalements très tôt, par excès de prudence, tandis que d’autres attendent plusieurs années avant d’agir, comme l’a montré l’affaire récente Didier Reynders.”
Mais pour Mathieu Michel, il y a plus grave encore : l’absence de standards communs. “Les règles, algorithmes et seuils de détection varient d’une banque à l’autre. Une opération jugée suspecte chez ING pourra peut-être sembler normale chez Belfius ou KBC. Argenta fermera peut-être les yeux sur ce que Crelan considère comme douteux. Cette situation crée une inégalité de traitement manifeste : deux citoyens effectuant la même opération financière peuvent être surveillés ou signalés différemment selon leur banque”, souligne Mathieu Michel.
Avec un département AML comptant 35 collaborateurs, alors qu’elle doit superviser près de 200 acteurs – banques, assureurs, établissements de paiement ou sociétés de Bourse –, la BNB rappelle pour sa part que son rôle est avant tout préventif. “Il ne s’agit pas de surveiller les citoyens au cas par cas, mais de vérifier que les banques disposent de mécanismes robustes pour identifier les risques. Ce sont les institutions financières qui sont les mieux placées pour observer leurs clients et leurs flux. Elles constituent la première ligne de défense”, indique le porte-parole Geert Sciot, qui précise que la BNB ne se contente pas de “croire” aux algorithmes, mais qu’elle procède aussi à des inspections et peut sanctionner en cas de manquements.
Institutions sensibles
La BNB admet néanmoins la complexité d’un système fragmenté. Elle constate une professionnalisation croissante. Les blanchisseurs proposent littéralement un “menu” de services aux criminels. Pour y répondre, les banques doivent adapter leurs scénarios et recourent de plus en plus à l’intelligence artificielle pour filtrer les transactions. Les algorithmes peuvent varier d’une banque à l’autre, reconnaît-elle. Tout comme les seuils de détection, ce qui s’explique par des profils différents des banques. Ce qui n’est pas nécessairement un problème, fait valoir le gendarme bancaire, qui défend une logique de proportionnalité.
Ce qui compte, selon la BNB, ce n’est pas la taille en soi, mais le niveau de risque de l’institution. Des petites entités peuvent avoir un niveau de risque important en fonction du type de clientèle, les géographies couvertes, etc. “Chaque banque doit adapter ses moyens à son profil de risque. De notre côté, nous appliquons la même logique : nous allouons davantage de ressources aux institutions les plus sensibles”, précise Geert Sciot.
La question du “derisking”
En réalité, la question centrale est celle du “derisking“, c’est-à-dire l’exclusion de catégories de clients jugés plus risqués ? Le sujet est délicat, car il touche aussi à la liberté contractuelle. Une banque peut légitimement choisir de se concentrer sur un segment de clientèle particulier et pas sur un autre. En revanche, elle ne peut pas pratiquer de discrimination sur la base d’une appartenance à une catégorie. Par exemple refuser un client simplement parce qu’il a des liens avec le Congo, considéré comme un pays tiers à haut risque. Dans ce cas, la banque doit évaluer le risque de manière précise. Si ce risque peut être atténué, elle est tenue de maintenir la relation en mettant en place les mesures de mitigation appropriées. Si le risque ne peut pas être maîtrisé, alors seulement elle doit mettre fin à la relation, souligne la Banque nationale.
Quant aux données collectées, elles doivent servir uniquement à la lutte anti-blanchiment, assure Geert Sciot. “Elles ne peuvent pas être exploitées à des fins commerciales. De plus, une banque ne peut pas écarter arbitrairement un client. Elle doit d’abord évaluer si le risque peut être réduit, par exemple en demandant plus d’informations. Dans certains cas, comme avec les personnes politiquement exposées, une vigilance accrue est obligatoire.”

Harmonisation
Plus largement, cette question de la cohérence et de l’harmonisation se pose désormais au niveau européen. L’Union a décidé de franchir une étape supplémentaire en créant l’AMLA (Anti-money laundering authority). Cette nouvelle autorité de supervision est basée à Francfort. Sa mission sera de prendre directement en charge la surveillance des 40 groupes considérés comme les plus risqués de l’Union européenne. Parallèlement, elle imposera des standards communs qui devront être respectés par tous les États membres et par l’ensemble des acteurs financiers et non-financiers également (notaires, avocats, diamantaires…). De quoi répondre à la fragmentation actuelle du système, qui entraîne des différences notables entre pays et crée des zones de vulnérabilité exploitables par les criminels.
“La lutte contre le blanchiment ne peut pas devenir un prétexte pour instaurer une surveillance bancaire généralisée, opaque et inégale” – Mathieu Michel, député
Conséquence de tout ce qui précède? C’est la place même du citoyen dans la relation bancaire qui est en train d’être redéfinie. Client ou suspect ? Acteur économique ou risque potentiel ? “La lutte contre le blanchiment est indispensable. Mais elle doit se faire dans le respect de la vie privée et de la présomption d’innocence. Aujourd’hui, on force les banques à agir comme le prolongement de l’autorité publique. En les dotant de pouvoirs d’enquête qui dépassent largement leur rôle traditionnel, sans disposer de la légitimité démocratique qui va avec. La lutte contre le blanchiment ne peut pas devenir un prétexte pour instaurer une surveillance bancaire généralisée, opaque et inégale”, conclut Mathieu Michel.
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