Les banques cachent-elles leur bonne santé derrière un “écran de fumée”?
Au premier semestre, les banques belges ont enregistré des résultats record. Ceux-ci ont été alimentés en partie par les intérêts payés par la Banque centrale européenne. Mais ces versements commencent à poser problème.
Voici quelques jours, lors d’un forum à Milan, Andrea Enria, qui préside le Conseil de surveillance prudentielle de la Banque centrale européenne (BCE) jusqu’à la fin de cette année, observait que les grandes banques européennes étaient particulièrement en forme. Elles affichent en effet des revenus d’intérêt en progrès de 20% par rapport au début 2021 et des rendements sur fonds propres de près de 10% (voir le graphique ci-dessous), alors qu’ils étaient encore inférieurs à 7% en 2021.
“Les hausses rapides des taux d’intérêt ont stimulé le revenu net d’intérêt, les marges d’intérêt nettes et le rendement des capitaux propres à des niveaux jamais atteints depuis longtemps”, explique Andrea Enria, qui ajoute: “le cycle actuel de la hausse des taux se caractérise par une répercussion plus lente sur les taux de dépôt par rapport aux cycles antérieurs. Un rattrapage possible après une période de taux négatifs.”
Lire aussi | Christine Lagarde vit-elle sur Mars?
Pourtant, l’image que veut donner le secteur chez nous est plutôt celle d’un convalescent, se remettant doucement d’une période de taux plancher, voire négatifs, et pris en tenaille entre, d’un côté, une hausse des taux qui renchérit leur coût de financement, et, de l’autre, des revenus encore faibles parce que leurs portefeuilles de prêts ne rapportent encore pas grand-chose.
Face à la Commission des finances de la Chambre qui évaluait récemment la nécessité d’imposer un taux minimum aux dépôts d’épargne, le directeur de Febelfin, Geert Gielens, expliquait: “beaucoup d’actifs bancaires (les prêts hypothécaires par exemple) sont à taux fixe, sur une longue durée”. Une grande partie de la nouvelle production des prêts hypothécaires est par exemple à 15 ans, et les prêts aux entreprises sont de cinq ans en moyenne. Il faut sept ans pour renouveler entièrement un portefeuille de crédit (et donc profiter de la hausse des taux).
“Les revenus d’une banque sont donc figés à des niveaux très bas pour le moment, et cela pose un grand problème”, notait Geert Gielens, faisant aussi remarquer que si les intérêts sur l’épargne étaient bas, ceux sur les crédits l’étaient tout autant. Et c’est vrai, en moyenne, les taux hypothécaires sont plus bas chez nous qu’en moyenne dans la zone euro. “Mais la France a des taux plus bas malgré le fait que les banques françaises offrent des taux moyens sur l’épargne supérieurs”, a rappelé devant la même Commission des finances Eric Dor, le directeur de la recherche auprès de l’IESEG School of management.
“Une banque n’est pas l’autre”
Alors, les banques vivent-elles des moments difficiles au point de ne pas pouvoir rémunérer davantage les épargnants? Ou cachent-elles plutôt leur bonne santé derrière un “rideau de fumée” pour éviter d’apparaître au grand jour comme des établissements très profitables, comme le soupçonne l’économiste belge Paul De Grauwe, qui enseigne à la London School of Economics?
Si l’on se penche sur les résultats des banques aux premiers semestres, le secteur se porte bien. Les six principales banques du pays ont réalisé un résultat avant impôt de 6,3 milliards d’euros (4,7 milliards après impôts), soit 27% de plus qu’au premier semestre de l’an passé. On peut donc penser que 2023 sera une année record, plus profitable encore que 2022 au cours de laquelle l’ensemble des banques belges avait engrangé 7,6 milliards de bénéfices nets.
Comme l’explique notamment Argenta, c’est la hausse des taux qui est à l’origine de ces performances. “Argenta Banque d’Epargne a enregistré un résultat solide au premier semestre 2023, avec un bénéfice net de 132 millions d’euros, principalement grâce à l’augmentation des revenus nets d’intérêts”, observe l’enseigne dans un communiqué. Argenta n’est pas la seule. Le groupe des six grandes banques du pays a récolté en effet au cours des six premiers mois de l’année presque 12,6 milliards de revenus d’intérêt, soit 45% qu’à la même période l’an dernier.
“Les banques ont la possibilité de rémunérer davantage les épargnants.” Paul De Grauwe
Alors bien sûr, comme le souligne encore Geert Gielens, “une banque n’est pas l’autre”. Certaines, généralement des petites enseignes d’épargne, seraient peut-être plus mal prises que les banques plus importantes aux revenus et aux sources de financement plus diversifiés, si elles étaient obligées de rémunérer davantage les épargnants. Mais il est plus que vraisemblable que même ces petites banques d’épargne bénéficient aujourd’hui d’une situation favorable puisqu’elles ont acheté des instruments de couverture contre la hausse des taux qui les protégeront encore un moment.
“Une manne qui tombe du ciel”
“Les banques ont la possibilité de rémunérer davantage les épargnants car elles font des profits énormes”, clame d’ailleurs Paul De Grauwe. “En grande partie grâce à la rémunération des liquidités qui sont logées à la Banque centrale européenne”, ajoute-t-il.
Voilà des mois que l’économiste et d’autres estiment qu’il y a un grave problème lié à la décision de la BCE de remonter, en même temps que le taux auquel elle prête des liquidités aux banques, le taux auquel elle rémunère les liquidités excédentaires déposées chez elle. Dans un article publié au début de cette année avec sa consœur Ji Yuemei, Paul De Grauwe notait que la BCE avait créé “une machine à cash qui enrichit les banquiers pendant qu’ils dorment”. Les banques peuvent en effet déposer leurs liquidités excédentaires auprès de la BCE ou, plus exactement, auprès des banques de l’Eurosystème (les banques centrales nationales de la zone euro).
Les liquidités excédentaires y sont rémunérées au taux de la facilité de dépôt de la BCE qui est passé à 4% le 20 septembre. Or suite aux injections massives de liquidités en réponse aux crises successives, les banques européennes ont, en dépôt, 3.600 milliards d’euros auprès de la BCE (ou plus précisément de l’Eurosystème). Rémunéré à 4%, cela signifie une recette de 164 milliards d’euros, dont profitent les banques belges. Celles-ci ont déposé 251 milliards auprès de la Banque nationale de Belgique, ce qui fait que la BNB sera obligée de payer 10 milliards d’intérêt par an. Pour être honnête, la moitié de ces 251 milliards provient d’établissements comme Euroclear ou Bank of Mellon New York qui sont des dépositaires et qui, avec les sanctions contre la Russie, ont vu leurs liquidités augmenter. En revanche, les 125 milliards restants sont des liquidités des banques commerciales qui vont donc percevoir, si rien ne bouge, 5 milliards par an.
“C’est une manne qui tombe du ciel, poursuit Paul De Grauwe. Et qui en profite? Pas les épargnants, ni le trésor public. Mais les actionnaires. KBC a par exemple annoncé en août un programme de rachat d’actions (de 1,3 milliard d’euros, Ndlr). C’est invraisemblable.”
Bruits de couloir à Francfort
“Cela coûte beaucoup à l’Eurosystème”, abonde Eric Dor. Avec des conséquences sur les résultats des banques centrales et donc sur les trésors publics qui voient se réduire et même disparaître les dividendes qu’elles leur versaient. Notre Banque nationale accuse sa première perte depuis 70 ans. Le problème commence donc à s’imposer aux banquiers centraux. “Et s’il n’est pas encore abordé officiellement, on en discute en revanche dans les couloirs de la BCE”, observe Eric Dor.
“Cela coûte beaucoup à l’Eurosystème.” Eric Dor
Ce sont d’ailleurs les banques centrales du nord qui commencent à la trouver particulièrement saumâtre. Car, clin d’œil de l’histoire, elles paient aujourd’hui le manque de solidarité observé en 2015, lorsque la BCE avait finalement décidé de se lancer dans le quantitative easing, c’est-à-dire dans l’achat d’obligations d’Etat pour injecter de l’argent dans le système et faire baisser les taux longs. “Souvenez-vous, l’idée avait aussi été de placer toutes les obligations achetées dans un pot commun et de répartir les revenus en fonction du capital que chacun des pays détient auprès de la Banque centrale européenne. Mais les Pays-Bas et l’Allemagne n’en avaient pas voulu. Ils se sont bien trompés”, sourit Paul De Grauwe.
Car le paradoxe aujourd’hui est que si la Bundesbank accuse des pertes importantes, ce n’est pas le cas de la Banca d’Italia. “La Bundesbank a acheté par le passé des obligations qui étaient à taux zéro et qui ne rapportent donc pas de revenu d’intérêt, alors qu’elle doit payer désormais des intérêts sur les dépôts qu’elle accueille, explique l’économiste. Ce déséquilibre n’existe pas en Italie, où la Banca d’Italia avait acheté des obligations italiennes qui offraient encore des coupons de 3% voire davantage. De plus, si la Banca d’Italia paie quand même des taux d’intérêt de 4% sur les dépôts, ceux-ci sont plus rares puisqu’on a assisté à un transfert de capital de l’Italie vers l’Allemagne. Nous sommes donc confrontés à quelque chose d’un peu pervers, avec des banques centrales du nord qui accusent des grosses pertes, contrairement à leurs homologues du sud.”
Réduire le transfert
Voilà pourquoi existe une pression de plus en plus grande pour réduire cette manne distribuée aux banques commerciales. Pour résoudre ce problème, Paul de Grauwe propose de placer une partie des liquidités excédentaires des banques sur un compte non rémunéré, celui des réserves obligatoires que chaque banque doit verser auprès de la BCE.
“La moitié des liquidités serait déposée sur les réserves obligatoires, ce qui diminuerait fortement les transferts d’argent de la banque centrale aux banques commerciales et permettrait à la BCE de continuer à faire ce qu’elle fait aujourd’hui. Voici deux semaines, j’étais à la Bundesbank et j’ai argumenté en ce sens. J’ai eu l’impression que la Bundesbank trouvait ce discours sympathique”, note Paul De Grauwe.
L’idée commence en tout cas à percoler. Voici quelques jours, le gouverneur de la Banque centrale autrichienne, Robert Holzmann, a proposé de multiplier par 10 le montant des réserves obligatoires non rémunérées des banques. Ces réserves s’élevaient cet été à 157 milliards. On les ferait donc passer à 1.570 milliards. Une petite moitié des 3.600 milliards de liquidités excédentaires des banques ne seraient donc plus rémunérées, ce qui rejoint la proposition de Paul De Grauwe.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici