La revue stratégique présentée par la BCE lors du forum qu’elle vient de tenir à Sintra enfonce des portes ouvertes et ne clarifie pas grand-chose. Mais elle brille sur un élément : l’absence totale de réflexion sur un point majeur, l’euro numérique.
On attendait certaines clarifications de la Banque centrale européenne sur sa politique monétaire à l’issue du forum que l’institution a tenu à Sintra et qui s’est terminé ce mercredi 2 juillet. La BCE devait y présenter sa « revue stratégique », qui devait être la première grande réévaluation de sa stratégie depuis celle de 2021.
Mais hélas, au lieu d’une clarification, nous n’avons pas eu grand-chose : une bonne dose de fumée, beaucoup d’autosatisfaction, une pointe d’autocritique, et un silence assourdissant sur un élément majeur, qui avait été mis en avant lors des dernières conférences de presse de la BCE, l’euro numérique. Voyons cela en détail.
On enfonce des portes ouvertes
« Le discours de Philip Lane, l’économiste en chef de la BCE, a été particulièrement confus, au point qu’on peut se demander si c’était voulu, observe Éric Dor, le directeur des études économiques d’IESEG school of management. Philip Lane insiste sur deux éléments, nouveaux selon lui. D’une part, il y a le fait qu’une série de chocs structurels, de modifications dans le fonctionnement de l’économie vont induire une plus grande volatilité de l’inflation. Les conflits géopolitiques, la numérisation de l’économie, l’intelligence artificielle, le changement climatique …tous ces chocs additionnés impliquent une plus grande volatilité de l’inflation, une plus grande difficulté à la prévoir. Il existe donc des risques aussi bien de désinflation excessive que d’inflation excessive. Et d’autre part, il insiste sur le fait que les instruments de la Banque centrale ne suffisent pas pour stabiliser l’inflation. Il faut qu’ils soient accompagnés par un environnement économique institutionnel qui rende la transmission de la politique monétaire plus effective. Il faudrait donc dans la zone euro une véritable union des marchés des capitaux. Mais tout cela ne dit pas vraiment grand- chose sur la stratégie de la BCE », observe Éric Dor.
Cette revue enfonce des portes déjà largement ouvertes. « Elle confirme l’objectif d’inflation de 2%, et dans une approche symétrique, résume Éric Dor. La BCE combattra donc avec la même vigueur les écarts d’inflation à la hausse comme à la baisse. Elle reconnaît l’existence de chocs structurels qui compliquent la tâche de la banque centrale. Et la BCE valide sa boite à outils. Elle confirme l’efficacité de ses instruments non conventionnels, tels que le quantitative easing (achats massifs d’actifs), la forward guidance (communication prospective) et les TLTRO (prêts ciblés à long terme) ».
Petit mea culpa
Et, ajoute le directeur des études d’IESEG, « la BCE s’engage à procéder à l’évaluation de la proportionnalité de ses décisions et de leurs effets secondaires éventuels. Cela semble être une réponse aux critiques qui lui reprochent une utilisation trop massive et longue du « quantitative easing » ».
Est-ce un début d’autocritique ? Il semble en tout cas que la BCE se demandera davantage à l’avenir quels sont les avantages et les inconvénients de procéder à des assouplissements quantitatifs – c’est-à-dire à racheter massivement des obligations pour faire baisser les taux à long terme.
Cette politique de quantitative easing a en effet eu des effets collatéraux non désirés : elle a mené les banques centrales à devoir déclarer des pertes importantes (une fois que les taux remontent, le stock d’anciennes obligations achetées à taux bas perd de sa valeur), et elle a émis de mauvais incitants. « Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, avait été récemment beaucoup plus explicite, souligne Éric Dor. Elle avait déclaré que cette politique d’assouplissement quantitatif causait un problème d’aléa moral, puisque, en abaissant les taux longs, les États peuvent se croire autorisés à emprunter sans limite puisque cela devient presque gratuit pour eux. Isabel Schnabel ajoutait un autre effet indésirable du quantitative easing : il avait surtout dopé les prix d’une série d’actifs financiers ou immobiliers et ce faisant avait augmenté les inégalités, puisque ce sont plutôt les patrimoines importants qui détiennent ce type d’actifs. »
Rien sur l’euro numérique
Mais le plus remarquable, peut-être, est que la revue stratégique de la BCE ne dit rien d’un enjeu de politique majeur : celui des monnaies numériques et de la menace des « stablecoins », ces monnaies digitales liées dont la valeur suit celle d’une monnaie légale, comme le dollar.
« L’euro numérique est pourtant un projet phare de la BCE pour contrer la menace des stablecoins privés et préserver la souveraineté monétaire européenne, rappelle Éric Dor. Et c’est un sujet central dans un contexte où les plateformes numériques dominantes pourraient imposer leurs propres moyens de paiement, notamment des stablecoins adossés au dollar. Une telle évolution risquerait de « dollariser » indirectement l’économie européenne, marginalisant l’euro et affaiblissant le contrôle de la BCE sur la politique monétaire », dit-il.
Les stablecoins, en particulier ceux libellés en dollars (qui représentent plus de 90 % du marché), posent en effet un double défi. D’abord, ils monétisent la dette publique – notamment américaine – en permettant à des acteurs privés d’émettre des jetons adossés à des obligations d’État, créant ainsi une forme de monnaie privée. Ensuite, ils échappent au contrôle des banques centrales, ce qui pourrait compromettre leur capacité à stabiliser l’économie. Par exemple, en période de resserrement monétaire, l’émission massive de stablecoins par des acteurs privés pourrait contrecarrer les efforts de la BCE pour réduire la masse monétaire. L’euro numérique, en offrant une alternative publique, centralisée et régulée, est conçu pour répondre à ces menaces. Il permettrait aux consommateurs européens d’effectuer des transactions numériques sans dépendre de systèmes de paiement privés, essentiellement américains, tout en garantissant la stabilité et la souveraineté de l’euro.
Stablecoins en euros
Alors bien sûr, le sujet de l’euro numérique est délicat. Car s’il est poussé par la BCE, il est freiné des quatre fers par les grandes banques commerciales, notamment françaises, qui exercent un lobbying intense. Une étude, commanditée par ces banques, estime le coût de mise en place de l’infrastructure de l’euro numérique à 30 milliards d’euros, un chiffre contestable mais révélateur de leur volonté de freiner le projet.
« Les banques européennes voudraient pouvoir émettre elles-mêmes des stablecoins en euros, observe Éric Dor. Certaines banques créent d’ailleurs déjà des filiales ad hoc pour cela. » Emettre des stablecoins est en effet une activité lucrative : l’émetteur achète des obligations d’Etat, les monétise en créant des jetons revendus ensuite aux utilisateurs finaux. Mais l’émetteur perçoit lui les intérêts des obligations d’Etat qu’il a achetées. « C’est pour cela, poursuit-il, que l’on observe pas mal d’intérêts en Europe, où les acteurs de la finance numérique plaident pour que l’on allège les contraintes de MICA, le règlement européen qui régente le marché des cryptoactifs. Ils voudraient une réglementation qui permette un développement similaire à celui que l’on observe aux États-Unis. C’est un problème important et la BCE aurait pu en parler dans sa revue stratégique ».