Le mystère de l’inflation: la vie doit-elle vraiment devenir plus chère ?
Après des années d’autoflagellation, les banques centrales jettent de facto le gant: avec un petit peu moins d’inflation, cela devra bien réussir aussi. “Elles auraient mieux fait de dire dès le début: ‘Nous voudrions 2% d’inflation, mais un peu moins, ce n’est pas non plus la fin du monde.'”
La météo, les embouteillages, les impôts,… il y a un tas de choses à propos desquelles le Belge aime discuter. Mais avez-vous déjà entendu quelqu’un se plaindre que la vie ne devient pas plus chère ? Or, à la Sonnemannstrasse de Francfort, et à l’Avenue de la Constitution de Washington, réside un petit groupe puissant de fétichistes des chiffres qui s’en inquiètent.
Ces dernières années, la Banque Centrale Européenne (BCE) et la Federal Reserve (Fed) ont mis tout en oeuvre – plusieurs milliers de milliards d’euros et de dollars frais – dans le but d’obtenir tout de même une inflation stable de 2%. Cela n’a pas réussi.
Accablées et conscientes des risques financiers que la faiblesse du taux d’intérêt et la création massive d’argent entraînent, elles jettent à présent de facto le gant. La banque centrale américaine commence à réduire progressivement son bilan, mais elle peut encore se consoler à l’idée qu’elle a, avec un taux de chômage d’un peu plus de 4% , atteint son autre objectif – le plein emploi. La BCE annoncera probablement un plan de sortie de sa politique de stimulation dans deux semaines, mais pour le président Mario Draghi, il y a peu de consolation. La BCE prévoit elle-même qu’elle continuera à passer à côté de son seul objectif et principale raison d’exister ces prochaines années.
Mais si vous ne vous plaignez pas que la vie ne devient pas plus chère, pourquoi ces grincheux le font-ils ?
Lubrifiant de l’économie
Tout d’abord, un petit peu d’inflation sert, selon les manuels, de lubrifiant pour l’économie. Si la vie devient chaque année un petit peu plus chère, le consommateur n’attendra pas pour dépenser son argent. Et si une entreprise sait qu’elle gagnera davantage d’argent l’année suivante, elle sera plus rapidement encline à investir.
Cela semble logique mais beaucoup de gens ressentent pourtant instinctivement que quelque chose ne va pas avec ce raisonnement. Ce n’est pas parce que quelque chose sera moins cher que vous désirez attendre un an pour l’acheter. Selon Daniel Gros, directeur et spécialiste en économie et finances auprès du Centre for European Policy Studies (CEPS), les faits ont rattrapé cette vision traditionnelle. “Le japon ne connaît plus d’inflation depuis des décennies déjà, mais cela affecte peu les Japonais.”
Les banquiers centraux ne recherchent pas vraiment l’inflation, mais surtout la stabilité des prix. Cela signifie une inflation ni trop élevée ni trop faible, et assurément pas de fortes variations. “Si vous ne savez pas ce qu’un produit ou une matière première coûtera dans le futur, vous pouvez difficilement prendre de décisions”, explique Gregory Claeys, spécialiste en politique monétaire auprès du think tank économique Bruegel.
A la Banque Nationale, cela s’exprime ainsi : “La garantie de la stabilité des prix est considérée comme la meilleure contribution que la politique monétaire puisse livrer à la croissance économique et à la prospérité.”
Endettement
En deuxième lieu, l’inflation est un transfert des prêteurs vers les emprunteurs, du fait que la valeur de l’encours de la dette diminue à mesure que l’argent diminue de valeur. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI ou Bank of International Settlements – BIS), le monde se trouve collectivement dans le rouge pour plus de 200.000 milliards de dollars, un endettement de plus de quatre fois l’économie mondiale. Sans une saine dose d’inflation ou d’érosion monétaire, cela semble impossible d’endiguer cet croissance rapide de la dette.
Ce n’est pas parce que quelque chose deviendra moins cher que vous désirez attendre un an pour l’acheter
En Belgique, nous nous y connaissons aussi en problèmes de dette. Les autorités se coltinent une dette de 106% du produit intérieur brut. Tout en gardant les coûts pour le vieillissement de la population en augmentation et le besoin élevé d’investissements à l’esprit, il paraît peu probable que nous comblions notre gouffre collectif uniquement avec des économies, du moins pas à relativement court terme.
L’inflation n’est heureusement pas l’unique moyen pour triompher d’une dette. “Pour les dettes publiques, la faible inflation n’est pas vraiment un problème”, observe Gros, qui souligne que les dettes sont analysées en fonction de la taille de l’économie. “Tant que le taux d’intérêt est plus faible que la croissance de l’économie, le taux d’endettement diminue.”
Compétitivité
En troisième lieu, un peu d’inflation peut apporter de l’équilibre dans une union monétaire où le cours de change n’offre plus de solution aux grandes différences dans les relations économiques sous-jacentes. Les pays de la zone euro n’ont pas convergé depuis l’adoption de la monnaie unique.
En Allemagne par exemple, les salaires ont à peine augmenté mais la productivité a augmenté. Les Espagnols et les Italiens ont au contraire été mieux payés, alors qu’ils n’ont pas été plus productifs. Leur compétitivité a par conséquent reculé.
L’objectif d’inflation de 2% est une moyenne pour la zone euro, mais selon la Banque Nationale, l’idéal est “le résultat de hausses de prix de plus de 2% dans les pays membres les plus forts et d’une inflation plus faible dans les pays membres les plus faibles”. Si l’Allemagne a une inflation nulle, les pays comme l’Espagne et le Portugal doivent traverser une spirale houleuse de diminutions des prix et des salaires pour redevenir concurrentiels.
Mais si l’Allemagne connaît une inflation d’environ 3%, et que vous partez du principe que les salaires suivent plus ou moins l’évolution de l’inflation, les pays les plus faibles gagnent alors en compétitivité s’ils connaissent tout simplement moins d’inflation que leurs voisins plus forts.
“La politique de stimulation de la BCE ne sert donc pas seulement à sortir l’économie du sud de l’Europe de l’impasse, mais aussi à faire surchauffer l’économie allemande, de telle sorte que naisse un peu plus d’inflation “, explique Claeys.
Puissance
Pour finir, l’inflation donne plus de puissance à la politique monétaire. Beaucoup d’épargnants et d’investisseurs se laissent aveugler par le taux d’intérêt nominal, mais le taux d’intérêt réel, soit le taux d’intérêt après compensation de l’inflation, est beaucoup plus important. Imaginez que vous avez 100 euros sur un livret d’épargne qui offre un taux d’intérêt de 0%.
Avec une inflation de 2%, ces mêmes 100 euros d’épargne ne vaudront plus que 98 euros un an plus tard. L’inflation renforce de cette même manière la politique monétaire, car elle rend le taux d’intérêt nul des banques centrales négatif en termes réels.
Sans inflation, les banquiers centraux devront dès lors plus rapidement recourir aux armes non conventionnelles de ces dernières années à l’avenir, comme le rachat des obligations et un taux d’intérêt pénalisant pour les banques qui déposent de l’argent non utilisé.
Cela se produirait en outre plus souvent. Si le niveau des prix n’augmente que légèrement, l’économie frise en permanence la déflation, une période de baisses des prix qui décourage les investissements. Cela signifie que la banque centrale devrait systématiquement intervenir dès que cela va moins bien.
Le juste milieu
Les banquiers centraux voient donc de bonnes raisons pour lesquelles on a intérêt à ce que la vie devienne un peu plus chère : pour lubrifier l’économie, maintenir les dettes sous contrôle, rétablir des équilibres économiques et pour ne pas se retrouver d’emblée le dos au mur lors de la prochaine crise. Or, la BCE est toutefois très spécifique. Elle désire une inflation “proche de” mais sous les 2% à moyen terme”.
A première vue, un tel objectif d’inflation semble une camisole de force oppressante, mais cela laisse plus de marge de manoeuvre que l’on penserait. Si l’euro augmente, la direction de la BCE démentira énergiquement qu’elle essaie de modifier le cours de change. Mais un euro plus cher rend les produits importés moins chers et pèse donc sur l’inflation.
Il faudra ainsi bel et bien infléchir la plupart des évolutions économiques. Les systèmes alternatifs connaissent d’ailleurs aussi des limites claires.
A première vue, un objectif d’inflation semble une camisole de force oppressante, mais cela permet plus de marge de manoeuvre que l’on penserait
Dans un discours plus tôt dans l’année, le membre de la direction de la BCE Vitor Constâncio chantait encore les louanges de la politique monétaire au moyen d’un objectif d’inflation. L’homme de confiance de Draghi soulignait que “l’inflation moyenne dans les pays avec un tel objectif a diminué de plus de 9% vers 3,2% depuis d’adoption”.
Selon Claeys, le chercheur de Bruegel, le système offre surtout beaucoup de liberté : “Vous dites simplement : ‘Je veux 2% d’inflation, et je vais tout mettre en oeuvre pour l’atteindre.’ Vous n’êtes pas lié à certains instruments. La seule chose qui compte, c’est la stabilité des prix.” Le système d’inflation targeting est fréquemment défendu de la même manière que la démocratie : c’est le moins mauvais.
Crédibilité
Daniel Gros trouve le système trop rigide. “Je comprends que la BCE veuille s’accrocher à son objectif, mais parfois vous pouvez en faire trop, ainsi également avec la quête de l’inflation. Une inflation de 2% est peut-être mieux qu’1,5%, mais certaines mesures drastiques ne devraient être utilisées que dans des circonstances exceptionnelles.”
En se focalisant sur ce seul chiffre, la BCE perd sa crédibilité dans la bataille. Et cette crédibilité est justement sa matière première principale. Si une entreprise croit qu’il y aura 2% d’inflation, elle calculera également ses coûts et ses prix de cette manière. Les prévisions et l’inflation se nourrissent ainsi mutuellement.
La BCE planifie à présent une sortie progressive sans avoir atteint son objectif. Le marché prévoit aussi une inflation de seulement 1,5% ces dix prochaines années. Un jugement sévère dirait que la crédibilité de la BCE vole en éclats.
“Les banquiers se sont eux-mêmes mis dans cette situation en prenant toutes ces mesures d’urgence pour tout de même atteindre l’inflation espérée”, considère Gros. “Il aurait mieux valu dire dès le début : nous voudrions 2% d’inflation, mais un peu moins, ce n’est pas non plus la fin du monde.”
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