Jean-Laurent Bonnafé, le banquier le plus puissant d’Europe
Jean-Laurent Bonnafé est arrivé il y a tout juste 10 ans, en pleine tempête financière, aux commandes de BNP Paribas. Dans un style très éloigné des grands seigneurs du passé, il a appliqué sans sourciller des méthodes industrielles à tous les étages de son groupe, le transformant en véritable machine de guerre.
Le dress code a changé. Ces derniers mois, Jean-Laurent Bonnafé s’affiche volontiers en pull coloré, ou en gilet à fermeture éclair, une paire de “runnings” aux pieds. A 60 ans, le patron de BNP Paribas a pris le parti de s’éloigner de l’uniforme traditionnel des patrons du CAC 40, le très sobre costume-cravate.
Le changement serait intervenu au moment du confinement, lorsque certains dirigeants du secteur industriel ont eux-mêmes commencé à se détendre, remarque un proche. Et si cette tenue n’a rien de systématique, c’est encore en pull qu’il a animé un séminaire de cadres dirigeants il y a quelques semaines à Deauville.
Parler de transformation pour le très discipliné Jean-Laurent Bonnafé serait sans doute exagéré. Evoquer la manifestation d’une certaine sérénité serait sans doute plus juste. Voilà tout juste 10 ans que l’homme est devenu l'”administrateur directeur général” du navire amiral de la finance européenne. A son arrivée, il est vu comme une sorte de prototype X-Mines, succédant presque “naturellement” au tout-puissant Michel Pébereau, puis au bouillonnant Baudouin Prot.
Une décontraction nouvelle
Mais dans le même temps, ce brillant élève – après Louis-le-Grand, il préfère intégrer l’Ecole polytechnique plutôt que Normale Sup’ – accroche peu la lumière. S’il frappe les esprits, c’est par une forme d’austérité, une image de maîtrise de soi qu’il aura en partie forgée au cours d’un service militaire hors norme. A bord d’un sous-marin nucléaire, il effectuera 70 jours de plongée dans l’Atlantique nord. L’expérience le marquera sur le plan technique, mais aussi humain.
“Son style a évolué en 10 ans: au début, on le sentait dans la protection. Mais il s’est pris au jeu”, remarque un responsable syndical. La plus grande décontraction de ce patron peu mondain n’a pas échappé non plus à certains membres de l’Arop, l’Association pour le rayonnement de l’opéra de Paris, qu’il préside depuis 2017. “Il n’a plus grand-chose à prouver, témoigne un habitué. Mais il ne lâche rien non plus: à l’entracte, tu le vois prendre son téléphone. Il est branché 24 h sur 24 sur son sujet.”
La crise du covid quasi effacée
Changé, Jean-Laurent Bonnafé? “Je n’ai jamais été particulièrement stressé”, balaye l’intéressé. Il est vrai que pour l’heure, la situation de BNP Paribas porte peu à l’angoisse. La couronne de “première banque de la zone euro” reste solidement arrimée sur son front. Elle demeure la plus importante par les actifs (2.725 milliards d’euros à fin septembre) et par sa capitalisation boursière (74 milliards d’euros). Quant à la crise du covid, elle est déjà quasi effacée. La banque a enregistré un résultat net part du groupe de 7,2 milliards d’euros sur les neuf premiers mois de l’année, une performance déjà supérieure de 13,6% à celle de… 2019, avant la crise sanitaire.
C’est dans la manière dont il a transformé la banque qu’il faut aller fouiller. Avec un maître-mot: l’industrialisation.
Dire pour autant que son mandat a été un long fleuve tranquille serait faire fausse route. Jean-Laurent Bonnafé est arrivé aux responsabilités en 2011, en pleine tempête de la zone euro. Trois ans plus tard, le groupe a traversé une autre épreuve majeure, la gigantesque amende infligée en 2014 par les autorités américaines pour rupture d’embargo économique sur certains Etats. Une facture à 8,9 milliards de dollars suivie d’un saut quantique en matière de conformité. Plus récemment, la crise sanitaire a fait craindre le pire pour l’économie mondiale, et l’établissement est passé du jour au lendemain en télétravail, puis s’est mobilisé pour distribuer massivement des prêts garantis par l’Etat (PGE).
Si, après ces 10 années, on veut dresser un premier bilan de l’action de Jean-Laurent Bonnafé, c’est dans la manière dont il a transformé la banque qu’il faut aller fouiller. Avec un maître-mot: l’industrialisation. “Pour un ingénieur formé aux processus, les cas particuliers sont toujours facteur de risque, explique le dirigeant. Le pilotage d’une grande banque passe avant tout par la qualité de son urbanisme et la discipline de l’ensemble de l’organisation.” Au coeur du sujet: la construction de “plateformes” permettant de servir un client depuis les tâches les plus automatisables jusqu’aux opérations à plus grande valeur ajoutée. La banque d’investissement (CIB) a notamment opéré cette bascule et en cueille aujourd’hui les fruits.
“Une partie du job, c’est d’éviter les conneries”
“C’est la méthode que j’ai appliquée dans toutes les responsabilités que j’ai exercées”, souligne le dirigeant qui énumère, façon anaphore, la liste des métiers où la banque est devenue “numéro 1” européen. Mais le bilan des 10 dernières années, c’est aussi ce qui n’a pas été fait. “Une grande partie du job, c’est aussi d’éviter les conneries”, souligne un ancien de la banque. A l’exception notable de l’amende de 2014 (pour des manquements commis avant les années Bonnafé), le groupe a plutôt échappé aux bourrasques. Là où Deutsche Bank ou, plus récemment, Credit Suisse ont accumulé les difficultés, en raison d’un trop grand appétit pour le risque.
Quarante ans après son entrée à l’Ecole polytechnique, Jean-Laurent Bonnafé peut du reste mesurer l’écart qui le sépare d’autres anciens de la promotion X1981, où se sont côtoyés plusieurs grands de la finance: ni Tidjane Thiam (ex-patron de Credit Suisse), ni Jean-Pierre Mustier (ex-patron d’Unicredit) ne sont plus aux commandes d’une grande banque. Quant à Frédéric Oudéa, il connaît un parcours plus chahuté à la tête de Société Générale. En Bourse, “les deux banques étaient de taille similaire il y a 15 ans”, rappelle un expert. BNP Paribas pèse à présent quasiment trois fois plus.
Une forte autorité personnelle
C’est en 1993 que le jeune fonctionnaire entre à la BNP comme banquier d’affaires senior. Repéré par Michel Pébereau, il est nommé quatre ans plus tard responsable de la stratégie et du développement. “Certains l’ont pris pour un simple bûcheur”, raconte un banquier. Au fil des ans, il impose au contraire une forte autorité personnelle. Ce sera le cas tout au long des années 2000. Le futur patron sera de toutes les grandes manoeuvres, assurant le rapprochement de BNP et Paribas, puis l’intégration de BNL, le réseau transalpin de BNP Paribas ( depuis la publication de cet article dans “Les Echos”, BNP Paribas a décidé de céder à la Banque de Montréal sa filiale américaine Bank of the West, dont elle avait pris le contrôle en 1979, pour un montant de 16,3 milliards de dollars, Ndlr).
C’est de cette période que lui vient la maîtrise de l’italien et la lecture régulière du grand quotidien de centre gauche, La Repubblica. Vient ensuite la direction de Fortis en Belgique, qu’il prend tout en dirigeant la banque de détail du groupe. “C’était le meilleur opérateur industriel. On le mettait sur tous les chantiers les plus importants. Il n’y avait aucun doute”, se souvient Baudouin Prot, son prédécesseur.
Un duo constitué dans la crise
L’amende de 2014 marque une étape douloureuse pour le groupe, tout en permettant à Jean-Laurent Bonnafé d’imprimer sa marque. Dans la foulée de cet épisode, le directeur général délégué, Georges Chodron de Courcel, s’en va. La même année, Baudouin Prot, devenu président, s’efface “pour raisons personnelles”. Sans lien avec ces départs, en 2015, une autre personnalité de poids s’éloigne: François Villeroy de Galhau quitte le groupe pour devenir gouverneur de la Banque de France. Début 2021, la fin du mandat de Philippe Bordenave, solide numéro 2 du groupe depuis 2011 (nommé ensuite délégué général auprès de la direction), ouvrira un dernier remaniement.
La crise de l’amende américaine, c’est l’époque où se constitue également le duo dont la complémentarité va peser d’un grand poids dans les moments compliqués que peut traverser la banque. Celui formé par Jean-Laurent Bonnafé et Jean Lemierre, président du groupe depuis 2014. Leur confiance est née cette année-là, Jean Lemierre jouant alors un rôle clé pour débloquer les négociations avec les autorités d’outre-Atlantique. Plus expansif que son directeur général, ce grand commis de l’Etat, de 11 ans son aîné, affiche un profil nettement plus politique. “Il sait faire tout ce que je ne sais pas faire. Nous nous complétons très bien”, reconnaît Jean-Laurent Bonnafé. Et réciproquement. “Avec Jean-Laurent, les échanges ont toujours beaucoup de force et de simplicité”, salue Jean Lemierre.
Au fil des années s’est dessinée une véritable méthode “J Lo”, comme le surnomment certains jeunes salariés. Pour diriger son groupe de 193.000 salariés, il n’élève pas la voix, mais ne baisse jamais la garde. “On peut avoir du leadership par la terreur, par le charisme. Lui, c’est plutôt par la compétence”, témoigne la chasseuse de têtes Diane Segalen. “Il sait à la fois rassurer ceux qui s’inquiètent et activer ceux qui pourraient céder à la routine”, explique Antoine Sire, directeur de l’engagement d’entreprise. Et il sait le faire comprendre avec une touche d’humour, mais de façon très directe.
“La totalité de la banque en tête”
L’homme a des convictions. Il voit dans la direction d’une banque “une exigence de contrôle élevée”, doublée “d’une capacité d’observation” du réel. “C’est une ligne de crête: tenir la sécurité d’ensemble, tout en gardant un grand esprit d’ouverture”, résume-t-il. Lorsque son diagnostic est fait, il n’est pas simple, pour ses interlocuteurs, de faire valoir leurs arguments. Mais pour Thierry Laborde, directeur général délégué chargé de la banque de détail, “il sait prendre le temps de l’écoute avant de décider, et il sait aussi déléguer pour que l’autonomie des équipes puisse s’exprimer”.
Ce scientifique dans l’âme ne fonctionne qu’avec des repères précis. “Un de ses ressorts, c’est la connaissance intime des chiffres, explique Sylvain Fort, associé au cabinet Avisa Partners, qui l’a côtoyé pendant les années BNL. Il a 20 ans de rapports annuels en mémoire. Il a la totalité de la banque dans sa tête.” Cette vision chiffrée du réel va de pair avec un certain empirisme et un goût prononcé pour l’industrie. Un souvenir, peut-être, d’une première usine visitée, à Sceaux: celle de son grand-père maternel. “Il avait fondé une entreprise spécialisée dans les matériels d’enregistrement pour le militaire et le civil, qui a ensuite exporté dans 45 pays. C’était un peu l’équivalent d’une start-up aujourd’hui”, se rappelle-t-il.
A l’écart des cercles mondains
Chaque jour ou presque, le dirigeant tient à rencontrer des clients, à la fois patrons de grands groupes, mais toujours, aussi, de PME. Dans les couloirs de la rue d’Antin, c’est la même chose. “Il connaît tous les rouages de la banque avec une précision nanométrique”, souligne Jacques Aschenbroich, PDG de Valeo et administrateur de BNP Paribas. “Pour développer le groupe, il est très important pour le directeur général d’entendre, comprendre, analyser tous les jours le bruit de la banque: il faut écouter son moteur, capter les signaux faibles, sentir comment la machine tourne”, souligne Jean Lemierre.
Jean-Laurent Bonnafé fait à ce point corps avec BNP Paribas qu’on le voit peu ailleurs. Ayant grandi à Paris, dans le XVe arrondissement, mais d’origine albigeoise (en occitan Bonnafé signifie “homme de bonne foi”), ce petit-fils d’instituteur ne fréquente pas les milieux politiques, ni les cercles mondains. En témoigne le faible nombre de mandats exercés en dehors du groupe bancaire. On le retrouve au conseil d’administration de Carrefour, et plus récemment au sein du laboratoire Pierre Fabre, connu pour des marques comme Avène ou Klorane, aux très fortes racines occitanes, ou encore à la présidence du think tank Entreprises pour l’environnement, sans oublier l’Arop, réputée pour être une chasse gardée des X-Mines.
Les capitaines d’industrie sont aujourd’hui attendus sur les sujets de société et Jean-Laurent Bonnafé, par obligation mais aussi par conviction, y consacre beaucoup de temps.
Le projet One Bank
Ce parcours apparemment sans faute laisse peu de place à la critique, si ce n’est celle de s’être simplement glissé dans les traces de la banque constituée par Michel Pébereau sans en avoir modifié fondamentalement la structure. “Pour monter le groupe beaucoup plus haut, il n’a pas eu besoin de nouvelles acquisitions majeures”, assure Antoine Sire.
Aux grandes chevauchées capitalistiques, Jean-Laurent Bonnafé a en effet préféré la gestion interne, la recherche permanente de la productivité, la modernisation sans à-coup. En témoigne le projet One Bank. Facile à énoncer, moins à réaliser, c’est “l’un des plus beaux projets de BNP Paribas, celui de bâtir une forme d’esprit transversal à l’ensemble des métiers”, explique Jean Lemierre. L’idée est, par exemple, qu’une entreprise située au Brésil puisse accéder de façon fluide à un service en Allemagne ou en France. A maillage géographique constant, le groupe, réparti dans 68 pays, peut générer ainsi davantage de revenus transfrontaliers.
Engagement sur les sujets de société
Ce prétendu manque d’appétit renvoie aussi à un changement d’époque: si les grands raids des années 2000 ne sont plus au programme, c’est que le métier a changé. Dans la banque, “le grand seigneur est une image d’Epinal du passé”, estime Jacques Aschenbroich. Depuis 10 ans, le secteur a dû se préoccuper de sujets “ennuyeux”, comme celui de la réglementation (venue corriger les effets de la crise financière de 2008) ou de la digitalisation. Pour ne rien dire de la transition énergétique, autre énorme défi, tant les financements nécessaires vont être importants et tant le secteur financier sera surveillé sur ses engagements.
Autre changement, radical: les capitaines d’industrie sont aujourd’hui attendus sur les sujets de société et Jean-Laurent Bonnafé, par obligation mais aussi par conviction, y consacre beaucoup de temps. BNP Paribas s’est ainsi penché avec méthode sur l’égalité homme-femme, l’accueil des réfugiés ou encore la diversité, structurant sa démarche par des labels, des initiatives originales en interne. Et le patron tient à donner l’exemple. Parmi d’autres engagements, il accompagne sous forme de mentorat deux entreprises de l’économie sociale et solidaire. Né un 14 juillet, “l’homme est viscéralement attaché aux principes républicains”, témoigne Antoine Sire, qu’il a fait revenir à ses côtés pour incarner cette dimension de responsabilité sociétale de sa banque.
La démarche est certes consensuelle, mais elle demande aussi de tenir bon. En 2015, au moment où il signe la charte contre l’homophobie de l’association L’Autre Cercle, la boîte de réception du dirigeant croule sous les protestations. Pas moins de 10.000 messages plutôt malveillants lui parviennent, ainsi qu’au DRH. Une pétition de La Manif pour tous accuse BNP Paribas de “verser dans le communautarisme”. “Pour les multinationales, il y a 15 ans, c’était très compliqué, il y a cinq ans, c’était encore sensible. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il y a une vraie bascule”, explique Catherine Tripon, porte-parole de l’association, qui salue cet engagement: “C’est un banquier, un pragmatique, mais avec de vraies convictions”.
Un pouvoir solidement assis
A quoi ressembleront les prochaines années de BNP Paribas? Un nouveau plan stratégique doit être présenté en février prochain, traçant de nouveaux objectifs financiers et commerciaux sur trois ans. Or, sur cette période, une pièce essentielle du puzzle doit bouger: les statuts du groupe prévoient que Jean Lemierre puisse rester président jusqu’à l’assemblée générale (AG) statuant sur les comptes de l’année où il aura atteint 72 ans, soit l’AG 2023. Un délai qui peut être encore prolongé jusqu’à l’AG 2024.
Quel sera le scénario pour la suite? L’actuel “couple” reproduira-t-il le schéma de l’ancien DG devenant président, comme ce fut le cas à l’ère Pébereau-Prot (de 2003-2011), puis Prot- Bonnafé (2011-2014)? Pour l’heure, la question de la succession, si elle est dans toutes les têtes, semble prématurée. “Ce n’est pas une évolution qui se décrète. L’évidence, c’est qu’à un certain moment, c’est prêt”, affirme Jean-Laurent Bonnafé. En 10 ans, l’homme a assis son pouvoir dans la maison en renouvelant le comité exécutif: seuls quatre de ses 19 membres y siégeaient déjà en 2011 (18 membres à l’époque). Il en a au passage accéléré la féminisation, avec désormais six femmes au Comex (contre une seule en 2011), soit un tiers. La banque s’est engagée à une part de 40% à l’horizon 2025.
Aux côtés de Jean-Laurent Bonnafé se tiennent Thierry Laborde et Yann Gérardin, chacun directeur général (DG) délégué, respectivement en charge de la banque de détail et de la banque de financement et d’investissement. Ce grade de “délégué” en fait deux authentiques numéros 2 puisqu’il leur donne un pouvoir de signature apte à engager le groupe. Les trois hommes, à quelques mois près du même âge, “volent en formation serrée” et ne seraient donc pas en rivalité, observe un ancien du groupe. En vertu des statuts, Jean-Laurent Bonnafé pourrait rester directeur général jusqu’à l’AG 2027, voire 2028. La seule certitude, à ce jour, est qu’il faudra encore compter avec lui dans les années qui viennent.
Un article d’Edouard Lederer, Les Echos, le 9 décembre 2021.
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