En sacralisant l’objectif, inatteignable, d’un taux d’inflation de 2%, la Banque centrale européenne s’est enferrée dans une impasse, explique l’ancien patron du FMI.
Mario Draghi a quitté la présidence de la Banque centrale européenne et c’est l’heure des bilans. Au crédit du banquier italien, il y a le sauvetage de l’euro. Mario Draghi a en effet arrêté net la spéculation sur une désarticulation de l’Union monétaire en affirmant, en juillet 2012, que la BCE ferait tout ce qui est nécessaire pour assurer la survie de la monnaie unique. Mais Mario Draghi est aussi la cible, ces derniers temps, de commentaires moins amènes. Car la poursuite d’une politique monétaire ultra-accommodante a enfoncé l’économie européenne plus avant dans le bourbier des taux d’intérêts négatifs.
Ancien gouverneur de la Banque de France et ancien directeur général du Fonds monétaire international, Jacques de Larosière partage ces critiques. Et il explique pourquoi la BCE se trompe, et pourquoi cette erreur est grave.
L’erreur initiale
Pour Jacques de Larosière, l’erreur est de s’accrocher envers et contre tout à cet objectif d’inflation de 2%. ” Je ne comprends pas cette fixation de la BCE sur l’objectif d’inflation de 2 %, qui ne se justifie plus “, dit-il. Aujourd’hui, explique l’ancien patron du FMI, le taux d’inflation et son niveau sont en baisse pour des raisons profondes, structurelles. ” Le vieillissement de la population fait que les économies sont moins vibrantes qu’autrefois, il y a moins de pression sur les ressources disponibles, la mondialisation a ouvert nos marchés à des produits qui incorporent des salaires qui sont à peu près le dixième de ceux que nous connaissons. La technologie, telles les facilités qu’offre l’e-commerce, pèse aussi sur l’évolution des prix, de même que le marché du travail : les travailleurs sont moins sûrs de leur emploi. Ils ne cherchent donc pas systématiquement à changer de position pour un salaire supérieur. Tous ces éléments justifient que le taux d’inflation d’équilibre doive tourner aujourd’hui entre 1 et 1,5%. ” Jacques de Larosière estime par ailleurs que ” si la BCE avait choisi un objectif d’inflation plus modéré, nous aurions une politique monétaire moins expansionniste et beaucoup plus en phase avec la réalité “.
Je ne comprends pas cette fixation de la BCE sur l’objectif d’inflation de 2 %, qui ne se justifie plus.
Mais toujours à la recherche de ces 2% d’inflation, la BCE reste prisonnière de sa politique très accommodante qui présente de multiples inconvénients : ces taux zéro incitent à emprunter, affaiblissent le système bancaire (avec une courbe des taux plate, les banques voient leur marge d’intermédiation fondre), favorisent la création de bulles spéculatives, suscitent la présence d’entreprises zombies, qui survivent en empruntant très bon marché et ébranlent le business model des fonds de pension et des assureurs-vie.
La fuite vers la liquidité
” Ce n’est pas parce que l’inflation touche un mois ou l’autre 2% que nous allons avoir davantage de croissance, poursuit Jacques de Larosière. La croissance, rappelle-t-il, est déterminée par la vision que les ménages et les entreprises se font de l’avenir et par les investissements productifs. ”
Les investissements, parlons-en. Les partisans des taux zéro prétendent que cette politique monétaire a au moins eu pour effet de les relancer. Jacques de Larosière a voulu en avoir le coeur net. Il a donc effectué des recherches pour vérifier si l’on assistait ces dernières années à une reprise des investissements. Et la réponse est… non.
” Le niveau des investissements bruts (en dehors des achats de logements) représentait encore 10,5% du PIB des pays dits ‘avancés’ en 2001. Il est tombé à 8,5%. La part des investissements productifs dans le total des PIB mondiaux est en train de baisser très fortement, résume-t-il. Et la liquidité augmente aussi de manière impressionnante. Ce résultat est tout à fait contraire à celui que les banquiers centraux voudraient obtenir. ”
En effet, plutôt qu’investir en achetant des obligations ou des actions d’entreprises, les épargnants s’orientent vers des avoirs liquides et se détournent des titres qui pourraient financer des investissements productifs. Pourquoi ? Parce que ” lorsque les taux sont négatifs, cela équivaut à une taxe, explique l’ancien président du FMI. Or, la tendance rationnelle de l’investisseur est de chercher à ne pas être taxé. Il place donc son argent là où il ne sera pas taxé, sur des comptes à vue ou en liasses de billets cachées sous son matelas. Cette fuite vers la liquidité est impressionnante aujourd’hui “.
Les entreprises elles-mêmes se détournent des projets d’investissement à long terme : ” Entre s’engager dans un projet d’investissement qui pourrait procurer un rendement de 6% sur sa durée de vie, mais qui est risqué, et emprunter à taux zéro pour racheter ses propres actions, les entreprises sont tentées de choisir la deuxième solution. Les statistiques de rachat d’actions montent de manière exponentielle depuis la baisse des taux “, note Jacques de Larosière.
” Nous sommes dans une impasse, ajoute-t-il. Nous avons cru pendant longtemps, sans aucune vérification objective, que les taux d’intérêt très bas allaient accompagner l’investissement et la croissance. Mais la réalité est tout autre. ”
Que faire, alors ? Soit s’enfermer dans cette impasse et continuer de baisser les taux davantage. C’est ce que fait la BCE qui est très préoccupée de ne pas atteindre cet objectif sacré d’un taux d’inflation de 2%. Elle crée davantage de liquidités et aggrave encore les problèmes. L’autre solution préconisée par Jacques de Larosière ” est de désacraliser cet objectif d’inflation de 2%, de regarder les faits, de commencer à réagir et de remonter progressivement les taux. Il aurait fallu effectuer ce changement en 2017 et 2018, lorsque l’Europe a connu un taux de croissance favorable. C’est plus difficile aujourd’hui, parce que le contexte actuel de guerre commerciale n’est pas très favorable et que la croissance risque de s’atténuer “.

Une guerre des monnaies
Cette réflexion stratégique de la BCE ne devrait d’ailleurs pas se cantonner à l’inflation. ” Notre stratégie monétaire est rudimentaire, affirme encore Jacques de Larosière. Elle est uniquement centrée sur la stabilité des prix à la consommation. Nous aurions dû réfléchir depuis longtemps à y injecter aussi un élément international. Car ce qui se passe aujour-d’hui est très grave. Nous sommes dans une guerre des monnaies. Lorsqu’en septembre dernier, Mario Draghi lance sa dernière salve de facilités monétaires, il est immédiatement critiqué par le président américain qui accuse la BCE de manipuler le cours de l’euro, de le faire baisser au détriment du dollar. ”
Nous sommes dans une guerre des monnaies.
Or, fait remarquer l’ancien directeur général du FMI, ” c’est exactement la conjoncture que nous avions dans les années 1930 “, ce qui a amené les conséquences politiques que l’on sait. Jacques de Larosière estime que pour aider à réduire la tension internationale, le Fonds monétaire international a un rôle à jouer. ” Si nous lui redonnions une responsabilité en matière de taux de change et de surveillance de la balance des paiements, responsabilité qu’il a perdue depuis 1973, si nous avions davantage de cohérence sur le plan mondial, pour atténuer cette suspicion générale envers les politiques monétaires que l’on accuse d’influencer les changes, nous aurions répondu en profondeur aux problèmes actuels “, dit-il.
” Un génie économique belge, Robert Triffin, a expliqué ces choses-là il y a très longtemps déjà, poursuit-il. Triffin disait quelque chose d’important et de très humble : nous n’avons peut-être pas la solution au problème monétaire international mais il faut s’approcher d’un élément de solution, cheminer vers ce qui nous rapproche d’une conception cohérente et internationale. ” Et Jacques de Larosière de conclure : ” Je voudrais que l’on se rappelle de l’héritage de Robert Triffin. Il avait compris qu’un système qui repose uniquement sur le dollar pour alimenter la liquidité internationale n’est pas un bon système “.
Cette obsession de la BCE sur un objectif d’inflation irréaliste et inutile reflète un certain mal du siècle, affirme Jacques de Larosière. ” Dans le monde actuel, explique-t-il, lorsque l’on a une doctrine et que l’on y croit, on a tendance à s’y enfermer et à ne pas voir la réalité. Pourtant, le siècle des Lumières et le 19e siècle nous avaient appris les vertus de l’observation et de l’esprit critique. ”
” Aujourd’hui, le monde marche sur sa tête. On émet une théorie, comme la modern monetary policy ( qui estime que les Etats peuvent encore s’endetter de manière colossale pour créer de l’emploi et bâtir des infrastructures, Ndlr), selon laquelle nous nous dirigeons vers le nirvana d’une croissance illimitée. Nous avons des taux d’intérêt plus bas que les taux de croissance de l’économie, et en conséquence, le poids de la dette ne pourrait que s’affaisser. Mais l’étude des faits ne corrobore pas cette théorie. ”
Faire tourner la planche à billets ne résoudra pas nos problèmes. ” Oui, nous devons nous engager dans une politique de transition énergétique, soutient Jacques de Larosière. Et je ne suis pas opposé au principe qui voudrait que les Etats empruntent à 0% pour financer ces investissements importants. Mais j’ai deux réserves. ” La première est que l’on ne peut pas emprunter à l’infini. ” Je ne crois pas que la création monétaire pure, de la fiat money ( la monnaie fiduciaire, dont la valeur repose sur la confiance que l’on a dans son émetteur, Ndlr), puisse générer sans inflation les milliers de milliards d’euros nécessaires à la transformation du monde, expose l’économiste. Si vous y croyez, c’est que vous n’avez pas compris ce qu’est la monnaie. ”
L’autre réserve est que puisque la capacité d’endettement des Etats n’est pas infinie, il convient de remettre un peu d’ordre dans les finances publiques. ” Il faut se débarrasser de l’habitude qui consiste à financer les fins de mois avec de l’endettement à long terme, assure Jacques de Larosière. C’est ce que nous faisons en France (mais aussi dans de nombreux autres pays) depuis une vingtaine d’années. Aujourd’hui, la quasi-totalité du stock d’obligations d’Etat sert à financer les dépenses courantes et les dépenses sociales. Il faut s’occuper de nos budgets, éliminer les déficits en matière de dépenses courantes et centrer l’utilisation de cette ressource sur des investissements qui soient générateurs de retour ou d’un meilleur environnement. ”