Goldman Sachs: grandeur et décadence
Les tentatives de diversification de Goldman Sachs dans des activités moins volatiles et dans les prêts à la consommation ont déçu.
Il y a 13 ans, le magazine Rolling Stone qualifiait Goldman Sachs de “grand calamar vampire collé sur la face de l’humanité, appliquant les ventouses de ses tentacules à tout ce qui a l’odeur de l’argent”. Goldman Sachs gagnait alors énormément d’argent, plus que n’importe quelle autre entreprise à Wall Street. Au sortir de la crise financière mondiale de 2007-2009, la plupart des grandes banques survivantes pansaient leurs plaies, remboursaient les plans de sauvetage et se confondaient en excuses. Pas Goldman Sachs: le mastodonte a achevé l’exercice 2009 sur un bénéfice de 13,4 milliards de dollars, battant pour plus d’une décennie son record de l’époque.
Autrefois, travailler pour Goldman Sachs était gage de richesse et de pouvoir. Aujourd’hui, les aspirations ont radicalement changé.
Rolling Stone accusait la firme d’être partout, ce qui n’était pas très éloigné de la vérité. Quel que soit le parti dont était issu l’occupant de la Maison-Blanche, la porte entre le siège de la banque et celui du Trésor américain semblait toujours ouverte. La Réserve fédérale et d’autres organismes de réglementation ont eux aussi énormément puisé dans ce vivier. Sans parler des anciens de la firme que l’on a vu diriger la Banque centrale européenne, la Banque mondiale et les gouvernements australien et italien. Goldman Sachs semblait omniprésente, omnisciente et omnipotente. Des commentateurs s’émerveillaient de la façon dont elle parvenait à faire de l’argent quelle que soit la conjoncture, tout en la qualifiant d’impitoyable et de prédatrice. Mais c’est – aussi – cette réputation qui incitait les grandes entreprises à la consulter avant d’émettre des actions ou des obligations, ou de faire leur entrée en Bourse. Plus rien de cela n’est vrai à présent. Morgan Stanley la dépasse largement depuis 10 ans. Les patrons de Morgan Stanley ont plus rapidement compris que les réglementations imposées au sortir de la crise financière les obligeraient à délaisser le trading spéculatif et volatil au profit de sources de revenus plus prévisibles, et à diversifier les activités en conséquence.
Le 17 janvier, Goldman Sachs a annoncé avoir achevé le quatrième trimestre de 2022 sur un bénéfice de 1,3 milliard de dollars et un rendement des capitaux propres tangibles (mesure classique de la rentabilité) de 4,8%, des résultats que son CEO a qualifiés de décevants. Goldman Sachs n’a pas que du retard sur ses concurrentes: les provisions pour créances douteuses de son activité prêts à la consommation sont plus élevées que celles de presque toutes les autres banques américaines. Au début février, le Wall Street Journal révélait que la Fed enquêtait sur le sérieux avec lequel l’activité crédits était surveillée.
L’année dernière a été difficile pour le secteur financier. Les relèvements des taux d’intérêt et le repli des marchés boursiers ont provoqué une baisse des transactions, cœur de l’activité des banques d’investissement. La plupart des entreprises de Wall Street procèdent, certes, à des licenciements et sabrent dans leurs dépenses mais les faux pas de Goldman Sachs ont exigé des coupes bien plus précoces et plus sombres. L’enveloppe de bonus destinée aux cadres supérieurs aurait été réduite de moitié, une initiative rarement bien accueillie chez les banquiers d’élite. Le 11 janvier, la firme a remercié 6% de ses effectifs.
Mais où est le problème?
L’activité principale de Goldman Sachs, qui consiste à conseiller les entreprises et à exécuter des transactions pour leur compte, n’est pas la véritable cause du problème: malgré leur caractère très cyclique, les bénéfices de ces divisions sont élevés depuis plusieurs années. En 2020, les importantes fluctuations des marchés d’actifs ont provoqué une augmentation des volumes échangés ; le marché haussier de 2021 a engendré une multiplication des introductions en Bourse ainsi que des fusions-acquisitions ; en 2022, malgré des conditions défavorables à d’autres égards, les traders obligataires de Goldman Sachs ont pu tirer profit des relèvements de taux. Les 21,6 milliards de dollars de bénéfices réalisés par la banque en 2021 ont enfin battu le record établi en 2009. Quant au rendement des capitaux propres tangibles, il a atteint un impressionnant 24,3%, le pourcentage le plus élevé depuis 2007.
En plus d’avoir tiré profit des conditions favorables, Goldman Sachs a su gagner des parts de marché. Sa part dans le revenu du trading obligataire des cinq plus grandes banques américaines (Bank of America, Citigroup, Goldman Sachs, Morgan Stanley et JPMorgan Chase) est passée de 15% en 2019 à 22% en 2022. La banque a également grignoté des parts du négoce d’actions et du conseil aux entreprises en matière de fusions- acquisitions et d’introductions en Bourse (voir le graphique “Son cœur de métier”). Si le volume total de ces activités au sein des cinq banques n’avait pas augmenté, l’extension de sa part de marché aurait permis à Goldman Sachs de faire grimper son chiffre d’affaires de 18% entre 2019 et 2021. Compte tenu de cet essor, c’est de 68% que son chiffre d’affaires a bondi sur cette période.
La direction souligne que la croissance s’est également accompagnée d’une hausse des rendements. Le rendement des capitaux propres des divisions marchés de capitaux et banque d’investissement, fusionnées au quatrième trimestre, est passé de 9,2% à peine en 2019 à 16,4% en 2022 (la comparaison est sans doute tronquée car 2019 est l’année où Goldman Sachs s’était vu infliger une amende de 3 milliards pour avoir émis pour des milliards de dollars d’obligations pour le compte de 1MDB, un fonds souverain malaisien dont le produit s’était rapidement volatilisé ; reste que les rendements des marchés de capitaux et de la banque d’investissement ont augmenté d’environ trois points de pourcentage entre 2020 et 2022, ce qui n’est pas négligeable). Depuis l’arrivée de David Solomon au poste de CEO fin 2018, l’entreprise a versé à ses actionnaires un impressionnant 13,2% en moyenne grâce, dans une large mesure, à ces divisions.
Volatilité
Le problème est le caractère intrinsèquement volatil de la banque d’investissement. Les investisseurs apprécient des rendements plus réguliers et plus prévisibles, ce qui est précisément ce que David Solomon leur avait promis lors de son intronisation. A l’époque, Goldman Sachs sortait d’une décennie de stagnation. Les autorités de régulation l’avaient contrainte à se muer en banque en 2008, avec toute la bureaucratie que cela implique. De nouvelles règles exigeaient qu’elle détienne davantage de capitaux propres pour se prémunir contre les activités à risque comme le trading spéculatif pour compte propre, ancienne source importante de profits. Tout cela a considérablement pesé sur la rentabilité. Au moment où David Solomon est arrivé aux commandes, l’investisseur qui avait acquis une action Goldman Sachs le 31 décembre 2009 n’avait gagné que 4,5% par an en moyenne (hausse du cours + dividendes). Le nouveau CEO s’était engagé à changer tout cela en boostant les revenus des principales unités de la banque, mais aussi en accélérant le passage à des activités plus stables, comme les prêts à la consommation et la gestion de patrimoine.
D’après Denis Coleman, le CFO de Goldman Sachs, les activités grand public ne vont pas si mal qu’il n’y paraît.
Une stratégie similaire avait fait des merveilles chez Morgan Stanley, éternel outsider à l’époque où Goldman Sachs écrasait tout sur son passage. James Gorman, arrivé à la tête de Morgan Stanley en 2010, fut l’architecte du rachat de Smith Barney, spécialisée en gestion de patrimoine, à Citi quand celle-ci était encore en plein marasme. Ce que visait James Gorman, c’étaient les rentrées prévisibles assurées par les commissions que les clients paient chaque année pour que la banque s’occupe de leur argent. Il a continué à déployer cette stratégie en acquérant en 2020 E*TRADE, une plateforme de négoce d’actions en ligne, ainsi que le gestionnaire d’actifs Eaton Vance, pour un total de 20 milliards de dollars. Les actionnaires de Morgan Stanley ont de quoi se réjouir: l’achat d’une action de la banque le 1er janvier 2010 a rapporté 11,4% par an en moyenne, soit 50% de plus qu’une action Goldman Sachs acquise à la même date. Quelques mois avant que David Solomon ne prenne les rênes, la capitalisation boursière de Morgan Stanley avait rejoint celle de sa puissante concurrente pour la première fois depuis avant la crise financière. Aujourd’hui, elle vaut un tiers de plus (voir le graphique “Sœurs ennemies”).
Lloyd Blankfein, qui avait dirigé Goldman Sachs entre 2006 et 2018, avait tenté une diversification similaire. Il avait lancé en 2016 une banque de détail baptisée Marcus by Goldman Sachs. Goldman Sachs s’était ensuite lancée dans les prêts, qui reposaient sur des notations, des algorithmes et la gestion des risques. Le but était d’accorder des prêts personnels pouvant aller jusqu’à 30.000 dollars, pour aider les clients à rembourser leurs dettes de cartes de crédit. Imaginé par Lloyd Blankfein, le partenariat de carte de crédit avec Apple a vu le jour sous David Solomon en 2019.
Des prêts aux mauvaises personnes
En 2021, le CEO a étendu davantage encore l’activité ‘prêts à la consommation’ en acquérant pour 2,2 milliards de dollars GreenSky, une plateforme en ligne spécialisée dans les hypothèques immobilières. Après la réorganisation des divisions de Goldman Sachs l’an passé (la deuxième sous David Solomon), une grande partie des activités de prêts à la consommation a été versée dans une division appelée Platform solutions… dont les pertes cumulées avant impôts atteignent depuis 2020 3,8 milliards de dollars.
D’après Denis Coleman, le CFO de Goldman Sachs, les activités grand public ne vont pas si mal qu’il n’y paraît. L’homme pointe du doigt les règles comptables adoptées en 2020 qui obligent l’entreprise à anticiper le coût de chaque prêt en constituant des provisions pour crédits douteux dès l’instant où l’argent quitte la banque. Reste que Goldman Sachs doit mettre de côté une part bien plus élevée de la valeur de ses prêts que ses concurrentes, ce qui suggère qu’elle prête aux mauvaises personnes. Au quatrième trimestre, elle a constitué des provisions à hauteur de 13,5% des crédits consentis, alors que le prêteur à risque qu’est Capital One ne provisionnait que 7% des siens.
Pour Denis Coleman, seule la jeunesse de la division est en cause. Pour autant, même par rapport à de jeunes start-up comme Affirm qui propose des prêts à tempérament, Goldman Sachs fait piètre figure. Affirm, qui existe depuis 2012 mais n’a commencé à prêter sérieusement que bien plus tard, constitue des provisions moitié moins élevées que celles de Goldman Sachs (voir le graphique “Davantage de risques que de gestion”). Le préjudice causé au bilan de Goldman Sachs par les prêts à la consommation est par ailleurs plus grave que ce que les chiffres donnent à penser: Platform solutions compte en effet pour 3,5 milliards de dollars, soit plus de 10%, dans les 33,7 milliards de dollars de provisions et charges actées par la banque en 2022.
Faisant machine arrière, Goldman Sachs a cessé d’accorder des prêts à la consommation par l’intermédiaire de Marcus. David Solomon a admis que la banque avait voulu en faire trop, trop vite, et qu’elle n’avait peut-être pas les qualités pour s’épanouir sur ce marché.
Gestion de patrinoine
Pour diversifier ses sources et accroître ses commissions récurrentes, Goldman Sachs a également cherché à développer son activité gestion de patrimoine. En 2019, elle a acquis pour 750 millions de dollars United Capital, une petite société qui desservait une clientèle fortunée (mais pas démesurément).
En 2020, Goldman Sachs s’est fixé pour objectif d’obtenir 10 milliards de dollars de commissions de gestion en 2024. Avec des commissions passées de 6,8 milliards en 2020 à 8,8 milliards en 2022, elle pourrait bien y parvenir. Mais même 10 milliards ne représentent qu’une part relativement faible du chiffre d’affaires (47 milliards) acté en 2022. L’expansion de certains volets de l’activité gestion de patrimoine s’est avérée “un peu plus lente” que prévu, a concédé John Waldron, le COO du groupe.
Autre élément censé changer sous David Solomon: la culture de l’entreprise. Contrairement à ses prédécesseurs plutôt coincés, le CEO y avait au départ assez bien réussi. Ce DJ à ses heures avait assoupli le code vestimentaire.
Le magazine Vanity Fair l’a par ailleurs – ironiquement – félicité après qu’il eut affirmé en 2018 que le personnel qui n’était pas occupé par une transaction imminente n’avait pas à bosser le week-end et que 70 heures de travail par semaine suffisaient certainement. Il a commencé à inviter les grands investisseurs aux pow-wow annuels en 2020, une pratique courante à Wall Street mais une première pour Goldman Sachs. Ce fut toutefois là l’élément le plus notable de la volonté du CEO de se montrer plus ouvert et de s’engager davantage auprès des actionnaires. En interne, l’approche “douce” est elle aussi abandonnée. L’année dernière, David Solomon a exigé que tout le personnel revienne au bureau à plein temps. Son style de gestion, que l’on peut qualifier de rude, semble par ailleurs avoir précipité le départ d’une série de hauts profils. Autrefois, travailler pour Goldman Sachs était gage de richesse et de pouvoir. De jeunes recrues ambitieuses entraient à la banque pour y faire toute leur carrière. Aujourd’hui, les aspirations ont radicalement changé.
Véritable humiliation
Avec une activité prêts à la consommation en berne, un pôle gestion de patrimoine qui ne progresse que lentement et un remaniement culturel qui opère un virage à 180°, la nouvelle Goldman Sachs ressemble à s’y méprendre à l’ancienne, si ce n’est qu’elle traîne désormais une petite branche grand public déficitaire. Elle conserve ses florissants pôles de conseil et d’investissement, qui représentent quelque 70% de ses activités mais qui, à l’instar de la gestion d’actifs, n’assurent que des rendements volatils. Cet éventail d’activités ne semble pas enthousiasmer les investisseurs. En 1999, le cours de l’action valait quatre fois la valeur comptable de l’entreprise. Aujourd’hui, le titre se négocie à une fois la valeur comptable, ce qui signifie que les investisseurs feraient tout aussi bien de le liquider. Morgan Stanley se négocie à 1,7 fois sa valeur comptable. Etre surclassé par un outsider de longue date est pour le moins humiliant.
Lorsque l’on se tient côté est du dernier étage du siège de Goldman Sachs, dans le sud de Manhattan, on a tout Wall Street à ses pieds. Malgré les récents déboires de la banque, les employés continuent de profiter d’une vue imprenable. Mais plus personne ou presque ne lève les yeux vers eux.
The Economist
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici