Cum-ex files 2.0: la Belgique a perdu 7 milliards d’euros en fraudes sur des actions boursières
Après des premières révélations en 2018, une nouvelle recherche montre que les criminels sévissent toujours, que les instances publiques sont désarmées, et un nouveau montant a été déclaré: les Etats dans le monde, donc les contribuables, ont été lésés à hauteur de 150 milliards d’euros, dont sept en Belgique.
Cum-ex, cum-cum, cum-fake ; trois formes de fraude via l’achat et la revente d’actions. Une recherche d’un consortium de journalistes d’investigation, coordiné par le centre de recherches allemand indépendant Correctiv montre que les affaires continuent paisiblement, malgré les lois interdisant ces transactions dans de nombreux pays suite aux scandales ayant déjà retenti dans le passé.
Mais que sont ces deals? Cum vient du latin, “avec”. Ex ; “sans”. Fake, de l’anglais, “faux”. Des banques et des investisseurs marchandent des actions avec ou sans dividendes, qui sont les revenus des actionnaires. Tel est le fonctionnement de la bourse.
Pour les deals cum-ex, les acheteurs les saisissent juste avant le moment où l’entreprise va verser les dividendes. Ils les revendent immédiatement à un initié, qui va les revendre à son tour, etc. Dans cette série de transactions rapides, l’Etat ne voit pas à quel moment l’action appartenait à quelle personne, et émet une attestaion fiscale à chaque partie. C’est à l’étape suivante qu’intervient alors la fraude: des particuliers doivent payer des impôts sur la plus-value lors de la perception des dividendes d’une action. Des fonds d’investissement peuvent se faire rembourser ces impôts sous certaines conditions.
Dans la série rapide d’achats et de reventes, l’impôt n’est alors payé qu’une fois, mais comme l’Etat n’y voit pas clair et que toutes les personnes reçoivent cette attesation fiscale, toutes les personnes vont se faire rembourser l’impôt. Ils reçoivent, en d’autres mots, le remboursement d’un impôt qu’ils n’ont jamais payé.
Pour faciliter l’explication, Correctiv utilise une métaphore. Il faut imaginer une famille qui reçoit des enfants de l’étranger – enfants qui ne sont pas les siens. La famille va les déclarer à sa charge, et percevoir des allocations. Elle va ensuite les passer à une autre famille, qui va les déclarer à sa charge et percevoir les allocations. La première, comme la deuxième, troisième, etc. famille vont continuer à percevoir des allocations pour des enfants qui n’existent pas ; ils sont renvoyés à la famille dans le pays d’origine, où ils sont à nouveau déclarés.
Pour donner un ordre de grandeurs des transactions: un des participants à ce système, nommé Sanjay Shah (nous revenons à lui plus tard), faisait jusqu’à 20 remboursements sur une même action, chiffre que ses condisciples estimaient comme risqué sans gêne. La moyenne est donc inférieure.
Pour les actions cum-cum, le procédé est le même, mais via l’échange des actions, les participants ne paient qu’une part de l’impôt sur la dividende, pour ensuite être remboursés plein pot.
Un nouveau phénomène encore méconnu
Le procédé cum-fake est différent. Il s’agit d’un nouveau phénomène, qui selon les experts consultés par Correctiv, est en train de remplacer ses prédecesseurs. L’ampleur n’en est pas encore connue. Mais le procédé est celui-ci: pour vendre une action étrangère à la bourse aux Etats-Unis, l’on peut remplir un American Depositary Receipt (ADR) – pour la vendre sans devoir faire les calculs des conversions et de décalage horaire ; pour aller plus vite et gagner de l’argent. Chaque ADR doit être attaché à une action, mais il est possible de faire des pre-release-ADR, pour aller encore plus vite – qu’on peut vendre sans attacher l’action. Le système de fraude semble donc évident: les intéressés vendent le pre-release-ADR sans jamais avoir l’action.
Les autorités de contrôle américaines y voient un risque que ces personnes fraudent également à l’étranger avec cette vente factice, pour recevoir des remboursements d’impôts, à nouveau. La Cour des Comptes allemande partage cette inquiétude. Depuis 2017, l’aurorité américaine a également émis des amendes pour un total de 380 millions d’euros contre 15 banques, pour avoir été trop laxistes avec ces pre-release-ADR.
Des sommes colossales
Les recherches du consortium de journalistes coordiné par Correctiv ont donné des résultats interpellants. Dans le monde entier, des années 2000 à aujourd’hui, les contribuables ont été lésés de 150 milliards d’euros. Quasi le triple du chiffre estimé en 2018, lors de la première étude.
En Belgique, la somme est de plus de sept milliards d’euros. L’Allemagne est en tête du classement, avec 36 milliards. 33,4 pour la France, 27 pour les Pays-Bas, 18,9 pour l’Espagne et 13,3 en Italie. Puis la Belgique en sixième place. Les chiffres pour les Etats-Unis et la Suisse s’arrêtent en 2008 : 4,9 et 4,8 milliards d’euros.
Ces données ne concernent que les actions transmises en cum-ex et cum-cum. Les cum-fake sont, selon les experts, estimés à des milliards d’euros de fraude en remboursement d’impôts.
Les prinicpaux intéressés
Pour organiser une telle action, il faut un réseau bien rodé. Des banquiers, des conseillers en finance, des avocats, des politiques. Les noms principaux sont Hanno Berger, Paul Mora, Martin S. et Sanjay Shah. Ces sont eux qui coordinaient le tout, tiraient les ficelles. Ils se défendent en disant que ce n’était pas illégal, que c’est une zone grise du droit, des failles juridiques. Ce que confirment des consultants des entreprises comme KPMG ou Ernest & Young. Mais des mandats d’arrêts internationaux courent néanmoins contre ces personnes.
Sanjay Shah est particulièrement demandé au Danemark, où il a dérobé plus d’un milliard d’euros. En Belgique des procédures sont également en cours contre lui, il aurait empoché plus de 100 millions d’argent public. Il a longuement été interveiwé par la chaine de télévision allemande ARD. Ce personnage fantasque est également connu pour les grandes fêtes qu’il organise, des événements caritatifs, des week-ends à la Formule 1 pour ses amis, des concerts privés avec Elton John, etc. La vie éclatante de star.
Dans le repenti ou l’ironie, nul ne saura le dire, il propose même une idée aux journalistes et à ses détracteurs dans les autorités des finances publiques: créer des codes-barres uniques, pour chaque action, pour éviter qu’elle soit ainsi revendue en série.
Que font les Etats?
Le constat dressé par la recherche est sans appel. Lenteur de la bureaucratie, arriéré, cacophonie administrative, manque de cohésion européenne, de moyens et de personnes etc. Les vieux maux du vieux continent. Les cerveaux, les vrais potentiels, ne vont pas aller travailler auprès de l’Etat, ce sont les banques d’investissement qui les attirent, nargue Sanjay Shah. Ces organisations ont toujours une longueur d’avance sur les autorités de contrôle.
Faute de qualification officielle et unanime, la lutte contre cette fraude est également retardée. Blanchiment d’argent? Abus de marché et arrangement de prix, comme pour un cartel? Evasion fiscale? Différents poids différentes mesures: dû au secret fiscal, les autorités des différents pays européens ne peuvent par exemple pas collaborer, si la classification est “évasion fiscale”, par exemple.
Au Royaume-Uni, un système d’alarme reconnaît les schémas de vente et revente rapides d’actions au moment du versement des dividendes, et la fraude peut être identifiée.
Les différentes autorités compétentes, au sein même d’un Etat, se renvoient la responsabilité, ou pointent vers l’Europe. Elles ne se parlent pas, entre les autorités de l’administration des impôts et celles qui régulent les marchés financiers, les informations ne circulent pas. En Autriche, il est même illégal que ces deux instances collaborent. Alors des fraudeurs sont remboursés pour des impôts qu’ils n’ont jamais payés, pour des actions qu’ils n’ont pas vraiment possédées.
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