Comment Crelan a racheté Axa Banque
Comment la petite banque coopérative belge est-elle parvenue à mettre la main sur la filiale bancaire belge du géant mondial de l’assurance? Plongée dans les coulisses d’un mariage bancaire pas comme les autres.
C’est officiel, la Belgique comptera bientôt une enseigne bancaire de moins: Axa Banque. Un peu plus de deux ans après l’annonce de l’opération, à l’automne 2019, la reprise des activités bancaires belges du géant français de l’assurance par Crelan est enfin conclue. La nouvelle est tombée le 31 décembre dans un communiqué diffusé par Axa précisant que le montant de la transaction s’élevait à 691 millions d’euros, soit 56% de la book value, un prix largement inférieur aux valorisations actuelles des banques.
Le deal a également été confirmé, ces jours-ci, par Crelan lors d’une conférence de presse digitale (via Teams, covid oblige). L’occasion pour son CEO Philippe Voisin de souligner que “pour la première fois en Belgique et une des premières fois dans la zone euro, une banque de taille moyenne supervisée par un régulateur national a pu acquérir une banque suivie par la Banque centrale européenne”. Une opération pas comme les autres, donc, qui permet à Crelan de doubler de taille et de totaliser désormais 1,6 million de clients pour 847 agences, 1.455 employés et 115 millions d’euros de résultat net. De quoi propulser l’enseigne au cinquième rang du secteur en Belgique, loin derrière les quatre leaders du marché (BNP Paribas Fortis, KBC, Belfius et ING) mais juste devant Argenta. Avec en toile de fond, le couronnement de plusieurs longs mois de travail et de discussions, parfois intenses, avec les différents protagonistes du dossier.
Quand il y a la volonté, il y a le chemin.” – PHILIPPE VOISIN, CEO DE CRELAN
“Who is Crelan?”
Les premiers contacts remontent au printemps 2019. Certes, Axa Banque est l’une des dernières proies à croquer sur le marché belge. Et Philippe Voisin réfléchit depuis quelques années déjà à grandir pour amortir ses frais de fonctionnement plus élevés que la moyenne du secteur sur une base de clientèle plus large. Comme toutes les banques, Crelan est en effet confrontée à plusieurs défis: un environnement de taux bas qui rognent les marges, l’évolution des besoins des clients, la digitalisation, l’inflation réglementaire, l’arrivée de nouveaux entrants… Autant d’évolutions de plus en plus rapides et profondes qui requièrent un devoir d’adaptation, c’est-à-dire un changement de taille, une diversification des revenus, une optimisation des coûts et des investissements IT. D’où le choix, comme l’explique Philippe Voisin, d’acquérir une banque dont il connaissait “parfaitement le métier” et “la qualité des fondamentaux”.
Mais voilà: la filiale d’Axa, numéro six du marché en Belgique, est un gros morceau. Elle totalise plus de 30 milliards d’euros d’actifs contre 23 milliards pour le groupe coopératif. Il se dit d’ailleurs que le dossier, baptisé Abacus par les hautes sphères d’Axa, suscite à l’époque la convoitise de plusieurs géants du private equity comme CVC ou Apollo. Des acteurs avec lesquels les discussions sont déjà bien avancées et face auxquels Crelan ne fait pas le poids. “Je me souviens très bien du premier entretien avec la direction générale d’Axa, au siège du groupe, avenue Matignon à Paris, pour débuter le processus des candidats acquéreurs, nous confie Philippe Voisin. L’entrée en matière fut pour le moins directe: We are sorry, Mister Voisin, but who is Crelan?”
Les mots n’empêchent toutefois pas le CEO belge de mettre un pied dans la porte. Son idée? Glisser dans la corbeille de la mariée quelque chose que les autres acquéreurs potentiels ne possèdent pas: un canal de distribution. Le deal proposé aux Français prévoit en effet que les agences de Crelan distribuent des assurances non-vie d’Axa. A ce projet s’ajoute le transfert à Axa de ses activités d’assurance (Crelan Insurance). But: permettre au géant hexagonal de renforcer son coeur de métier en Belgique.
En Champions League
Aux dires des initiés, un autre élément joue également en faveur de Philippe Voisin et ses équipes: Freddy Bouckaert. Ancien haut dirigeant d’Axa, notre compatriote connaît bien la maison et son patron actuel Thomas Buberl. Grâce à lui, le CEO de Crelan et le grand patron du groupe français se rencontreront, paraît-il, plusieurs fois au siège d’Axa Belgique, à Bruxelles. Objectif de ces réunions secrètes: discuter et négocier. Mais aussi convaincre les trois régulateurs – la BCE, la Banque nationale de Belgique et la Banque de France – au début réticents face au projet de reprise. Car Crelan est une banque coopérative belge qui, selon les normes européennes est petite, tandis que la filiale d’Axa est beaucoup plus grosse.
Pour les régulateurs et les superviseurs, compte tenu de sa taille, Crelan est une less significant institution, tandis qu’Axa Banque est considérée comme une significant institution. Qu’une banque de la première catégorie soit reprise par une banque appartenant à la deuxième catégorie n’est pas monnaie courante. Rares sont en effet les exemples en la matière en Europe. D’habitude, ce sont les gros qui avalent les petits. Ici, c’est l’inverse. “C’est dire si nous pouvons être fiers du travail accompli, avance Philippe Voisin. Car ce travail, c’est une banque belge et coopérative qui, en jouant sur ses propres forces, l’a réalisé: créer la cinquième grande banque en Belgique et la troisième grande banque à l’ancrage 100% belge.”
De solides parrains
Etre contrôlé par la BCE implique néanmoins des attentes spécifiques. Pour un club de foot, cela revient à passer de la Jupiler League à la Champions League. Un petit stade ne suffit plus. Dit autrement, la BCE s’est montrée particulièrement exigeante sur plusieurs points du dossier: le financement de l’opération (avoir les reins suffisamment solides pour la réaliser), la migration IT (qui doit se faire sans incident) et la gouvernance (devant être renforcée). Des exigences face auxquelles Philippe Voisin et ses équipes, épaulés par deux banques d’affaires (Delfinus et Lazard), ont d’abord imaginé un schéma visant à améliorer la position en capital de la nouvelle structure. Comment? En attirant dans l’opération trois solides parrains. La transaction prévoit en effet un apport financier de 445 millions d’euros de la part d’Axa, du gestionnaire d’actifs Amundi (filiale du groupe Crédit agricole) et de l’assureur Allianz. Le groupe Axa, qui cherche à se séparer de sa filiale bancaire en Belgique pour simplifier son profil et se concentrer sur l’assurance, apporte la part du lion: 245 millions d’euros sous forme de dettes subordonnées (considérées par les régulateurs comme des fonds propres). Quant à Amundi et Allianz, qui profiteront également du canal de distribution des deux banques réunies pour pousser leurs produits, ils apportent respectivement 125 et 75 millions d’euros, également sous la forme d’emprunts subordonnés.
Par ailleurs, comme mentionné plus haut, la transaction prévoit que Crelan transfère à Axa sa filiale d’assurance (Crelan Insurance) valorisée 80 millions d’euros. Bref, le cash net sorti se limite pour Crelan à 256 millions. Une somme que la banque compte en grande partie rassembler auprès de ses coopérateurs actuels et des 870.000 clients d’Axa Banque qui seront sollicités pour devenir coopérateurs du nouvel ensemble.
Pour rassurer les autorités de contrôle sur le terrain informatique, Crelan promet également d’investir pas moins de 180 millions d’euros dans la modernisation de son IT. “Pour aller dans l’espace, selon Philippe Voisin, il faut d’abord construire la fusée.”
Côté gouvernance, enfin, son renforcement se traduit par la promesse de maintenir à niveau les équipes du département compliance et la mise en place d’un nouveau comité de direction. Ce dernier sera dorénavant composé de trois membres de la direction actuelle de Crelan et de trois membres de celle d’Axa Banque. Enfin, souligne Philippe Voisin, “le conseil d’administration a été renforcé par le recrutement de nouveaux administrateurs ayant une expérience avérée dans le secteur bancaire. De cette façon, nous répondons à toutes les remarques des régulateurs.”
Derniers retranchements
Outre les exigences supplémentaires auxquelles la banque a dû se conformer avant de pouvoir obtenir le feu de la BCE le 15 décembre dernier, il a bien évidemment fallu compter avec la crise sanitaire, ce qui explique aussi le retard accumulé pour boucler le rachat. “Ne pas se voir physiquement mais par écrans interposés rend les choses plus compliquées, confie Philippe Voisin. Cela a aussi changé certains paramètres de la transaction. ” Plus largement, poursuit-il, ” cette opération réalisée en pleine crise économique et sanitaire fut un moment de vérité car elle a poussé notre organisation dans ses derniers retranchements. Pour en avoir réalisé sous d’autres cieux, ce genre d’acquisitions peut ressembler à la guerre, avec des orientations stratégiques, des considérations tactiques, une alternance de blitzkrieg et de périodes de moindre intensité. Il faut donc être lucide et discipliné.” Sans oublier l’obligation de garder à l’esprit sa raison d’être, ajoute le CEO: “Une banque, comme toute entreprise, doit pouvoir répondre à ces questions: à quoi servons-nous, à quel endroit et pour quoi faire, et enfin quelle est notre utilité? En ce qui concerne Crelan, nous devons continuer à accompagner nos clients dans la transformation digitale, être un acteur moteur dans les défis climatiques et être une banque solidaire. Et cela, au travers d’un modèle de distribution via des agents indépendants qui prouve toute sa résilience face à la crise sanitaire”.
Vingt-sept mois
Reste bien sûr maintenant un gros défi: exécuter la fusion. Le patron de Crelan s’est donné 27 mois pour réaliser la migration informatique et intégrer les 370 agences bancaires indépendantes d’Axa Banque. Début 2024, toutes les activités seront exercées sous le logo de Crelan. Y aura-t-il des rationalisations? Crelan possède désormais quatre sièges centraux (Berchem, Anvers, Anderlecht, Gembloux) et deux fois plus d’agences que BNP Paribas Fortis ou KBC… “Comme nous l’avons fait pour l’intégration de Centea, la rationalisation, car rationalisation il y aura, passera par des départs liés entre autres à une pyramide des âges favorable, assure Philippe Voisin. La culture coopérative, basée sur la responsabilité et le respect de chacun, encadrera cette rationalisation des effectifs. Le gros défi pour les entreprises belges aujourd’hui, c’est le risk people. Il faut motiver, conserver et augmenter les compétences des collaborateurs. D’autant que notre projet est avant tout un projet de croissance, avec des opportunités extraordinaires en matière de diversification. Nous voulons croître dans les prêts aux PME et fournir plus de conseils financiers. En tant que banque solidaire et rurale, nous avons également tout pour être un market maker en matière de finance durable et nous différencier de nos concurrents dans ce domaine. Encore une fois, quand il y a la volonté, il y a le chemin”, conclut le CEO de Crelan.
Olivier de Groote (Deloitte): “Une belle opération”
Responsable des marchés financiers pour l’Europe chez Deloitte, Olivier de Groote est ce qu’on appelle un observateur privilégié qui a suivi de près le dossier.
Quel regard jetez-vous sur ce rachat?
Je suis personnellement convaincu que c’est une belle opération. Elle est le résultat d’une stratégie établie par Crelan il y a cinq ans, et elle offre un bel avenir à Axa Banque. Il faudra que l’intégration se fasse de façon minutieuse, en mettant le client et les collaborateurs au centre de l’opération, et à cadence soutenue.
Comment expliquer que Crelan soit parvenu à ses fins malgré les obstacles?
Sans aucun doute grâce à la ténacité du CEO de Crelan, Philippe Voisin. Dans le monde des affaires, se tenir avec pugnacité à la stratégie établie crée énormément de valeur.
Qu’est-ce que la naissance d’une cinquième grande banque belge va changer sur un marché déjà fort concentré?
Le secteur bancaire, que ce soit en Belgique ou plus généralement en Europe, va se concentrer cette année sur trois grandes priorités: poursuivre la recherche de l’excellence managériale pour absorber les chocs actuels (baisse des taux, pandémie, digitalisation), continuer à réinventer la relation client en intégrant pleinement nouvelles technologies et nouvelles compétences, et enfin un potentiel élargissement du rôle des banques sur des domaines économiquement rentables, rendu possible grâce à la crédibilité retrouvée du secteur, comme la transformation climatique par exemple. Sur ces trois points, des différences intéressantes vont incontestablement s’observer entre les cinq acteurs.
611 millions
En euros, ce que reçoit Axa en cash. Somme à laquelle s’ajoute le contrôle de Crelan Insurance.
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