Abel Quentin s’empare du mythe de la croissance infinie

Avec son livre "Cabane", Abel Quentin élabore une fable, entre thriller anthropologique et roman houellebecquien, qui questionne les bases mêmes de nos démocraties et de nos économies capitalistes.
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Avocat pénaliste et auteur de deux romans primés, Abel Quentin publie “Cabane”, une fiction qui retrace le destin de quatre scientifiques à l’origine d’un rapport prédisant, au début des années 1970, l’effondrement de l’écosystème mondial. Inspiré du célèbre rapport Meadows, son texte relance le débat de l’urgence écologique face à la croissance.

C’est un lanceur d’alerte d’un genre à part. Loin des “feel good books” censés nous réconforter à la fin d’une journée stressante, Abel Quentin s’emploie, livre après livre, à soulever le rideau de nos aveuglements et de nos incohérences.

En 2019, Sœur, son premier roman, nous révélait les nouveaux visages de l’islamisme occidental, à travers la radicalisation d’une jeune fille ordinaire. Deux ans plus tard, Le Voyant d’Étampes dévoilait les dérives de la cancel culture et d’un wokisme plus zélé qu’éclairé.

Salué comme l’un des grands romans de la rentrée, Cabane (Éditions L’Observatoire) scrute les conditions et les conséquences de notre déni face à la pollution et à la raréfaction des ressources. Partant des Limites de la croissance, un des textes fondateurs de l’écologie également connu sous le nom de rapport Meadows, Abel Quentin élabore une fable, entre thriller anthropologique et roman houellebecquien, qui questionne les bases mêmes de nos démocraties et de nos économies capitalistes. Pourquoi, malgré le travail des scientifiques et les multiples alertes que constituent les crises climatiques, nos sociétés ne parviennent-elles pas à se réformer ?

“Ce serait complètement mentir que de vous dire que j’habite dans une cabane sans eau, ni électricité. Je suis intoxiqué à la modernité”, avoue le romancier français, qui ne cherche pas à faire la morale à son lecteur, mais à l’ébranler. Il nous prouve avec Cabane que la littérature est un moyen efficace de saisir à la fois le monde et ce qui le menace. L’occasion de discuter avec lui de théories économiques, de régulation des marchés et d’emprise technologique.

TRENDS-TENDANCES. Dans quelles circonstances avez-vous lu le rapport Meadows ?

ABEL QUENTIN : Un ami me l’a prêté il y a maintenant trois ans. Je l’ai lu comme un lecteur de 1972, et il m’a beaucoup perturbé. Ce qui, en soi, est un problème puisque ce sont des choses qui se trouvent dans le débat public depuis 50 ans. Le rapport Meadows utilise le concept de “capacité de charge” de la planète pour évoquer ses limites physiques. Il décrit des “boucles de rétroaction” et des dépassements de seuil.

Cette approche systémique a clarifié beaucoup de choses pour moi. Sa lecture est entrée en résonance avec le constat contemporain d’une accélération des crises, et l’angoisse corollaire d’une évolution non linéaire du monde. Je me suis rapidement dit que j’allais en faire un roman.

Le rapport Meadows est une invitation à prendre conscience des limites physiques du monde dans lequel on vit.

Quel rôle le Club de Rome, le Club transatlantique dans votre roman, joue-t-il dans l’existence du rapport Meadows ?

Le Club de Rome joue un rôle essentiel puisque c’est lui qui donne l’impulsion première. C’est son président, Aurelio Peccei, un ancien dirigeant de Fiat, qui va chercher Jay Wright Forrester, le fondateur de la dynamique des systèmes, et lui dit : “Vous avez créé une science pour modéliser des industries. Pourquoi ne pourrait-on pas voir plus grand et utiliser votre science, couplée aux progrès de l’informatique, pour modéliser le monde et l’avenir ?”

Cette personnalité hors du commun, visionnaire, qui a eu la prescience que quelque chose ne tournait pas rond, que la croissance était un aphrodisiaque dangereux, a joué un rôle fondamental. Le Club de Rome est un think tank occidental composé notamment d’industriels, de hauts fonctionnaires, etc. Pas vraiment un repère de maoïstes. Il y a quelque chose d’ironique à ce qu’il soit à l’origine de l’une des condamnations les plus cinglantes des excès de la société industrielle.

Comment a réagi le Club de Rome après la publication du rapport ?

Aurelio Peccei a toujours été du côté des auteurs. En revanche, au sein du Club de Rome, certains membres ont pris leur distance avec le contenu du rapport. L’un des travaux les plus intéressants d’actualisation du rapport de 1972 émane, d’une certaine façon, du Club de Rome.

C’est Gaya Herrington, économètre et membre de l’advisory committee du Club de Rome, qui, dans le cadre d’un travail de recherche effectué à Harvard, a analysé les données postérieures au rapport jusqu’à la période plus récente. Elle a regardé s’ils s’étaient plantés comme certains le prétendent. Elle a conclu à la pertinence du rapport.

Dans sa conclusion, Gaya Herrington écrit que notre trajectoire actuelle correspondrait à deux scénarios. Le premier, qu’elle appelle “business as usual 2“, est un scénario où l’effondrement se fait non pas par l’épuisement des ressources fossiles, mais par le fait qu’on est obligé d’arrêter de les exploiter à cause de la pollution. L’autre scénario envisage un déclin plus progressif, sachant qu’entre les deux cas de figure, Gaya Herrington estime que l’on penche davantage vers le premier.

Vous faites intervenir un certain Steve Halshey (dans lequel on croit reconnaître un économiste libéral comme Friedrich Hayek) qui critique fortement les conclusions et la méthodologie du rapport, en affirmant que le marché sera capable de s’auto-réguler et d’innover face aux défis environnementaux. Cette position est-elle encore aujourd’hui défendable ?

Je dirais qu’elle a même triomphé, comme le montre le prix Nobel reçu en 2018 par l’économiste William Nordhaus. Ce n’est pas quelqu’un qui ignore la problématique environnementale, il s’y est même intéressé presque avant tout le monde. Mais si on caricature un peu, il dit : “Le problème, ce n’est pas le marché, c’est que le marché n’est pas parfait”. Il suggère d’intégrer les externalités négatives dans le prix des biens, c’est-à-dire d’intégrer les impacts négatifs sur l’environnement dans le marché.

Les travaux de Nordhaus ont inspiré le marché des droits à polluer, mais aussi le taux d’actualisation, qui est censé intégrer l’intérêt et le bien-être des générations futures dans le prix des biens. Sauf que ce type de raisonnement a conduit William Nordhaus à déclarer que le réchauffement optimal est de 3° C. Dans le sens où le coût de l’action permettant de limiter l’augmentation de la température terrestre à moins de 3° Cest supérieur aux bénéfices attendus. On voit bien l’absurdité : 3° C, c’est catastrophique.

Comment expliquez-vous cette incapacité à concevoir l’effondrement ?

La pensée de Nordhaus ignore le fait que si vous dépassez un certain nombre de seuils, par exemple sur le réchauffement climatique, les problèmes ne s’aggravent pas, ils se démultiplient de façon chaotique. Dans les hypothèses de la pensée économique issue du 19e siècle qui a dominé le monde, la stabilité de notre environnement naturel est prise pour acquise. Comme une sorte de magasin inépuisable. Un plateau de jeu de société, c’est-à-dire un espace théorique où il y aurait des ressources à disposition. C’est une pensée qui nie le monde réel. Le rapport Meadows est justement une invitation à prendre conscience des limites physiques du monde dans lequel on vit.

Une invitation à remettre en cause également le capitalisme ?

Il y a des perversions, des aliénations, qui sont consubstantielles au capitalisme, dans les mesures d’urgence à prendre. Mais de façon pragmatique, peut-être faut-il commencer par réduire la taille des marchés, délimiter le volume des biens et des services qui s’y échangent ? Par exemple, avec des quotas, comme le suggère l’approche de Jean-Marc Jancovici. Ce dernier propose de limiter les voyages en avion à quatre trajets par vie humaine.

Avez-vous un quelconque espoir que la technologie, notamment l’IA, puisse nous aider à éviter l’effondrement ?

Dans les raisonnements des économistes d’inspiration néoclassique, la technologie est souvent le facteur X magique que l’on introduit dans l’équation écologique pour la résoudre. En disant, par exemple : on va inventer une énergie propre.

Les “Meadows”, traités de futurologues, rappelaient qu’une invention ne se faisait pas en un jour. Que la technologie soit un moyen de lisser la chute de la courbe, peut-être pas de l’inverser, mais d’éviter un sevrage trop brutal de l’humanité vis-à-vis de la dope énergétique, on peut tous évidemment le souhaiter. Mais de façon raisonnable. On peut, par exemple, espérer une bonne nouvelle du côté de la fusion nucléaire, mais le premier réacteur, qui devait arriver en 2025, aura déjà huit ans de retard. Sans compter que l’emprise de la technologie sur nos vies est, en soi, un problème.

Qu’est-ce que cette emprise vous fait craindre ?

En écrivant Cabane, j’ai tiré le fil de l’écologie du début des années 1970 et j’ai notamment découvert la pensée technocritique, avec des auteurs comme André Gorz ou Jacques Ellul. C’est comme si je n’avais peut-être pas isolé qu’au fond, ce que je détestais dans la modernité, c’était ce qu’Ellul appelle le système technicien. Ce système n’est remis en cause par personne dans le champ politique. La question, par exemple, de l’emprise des smartphones sur notre vie est un sujet que l’on traite de façon épisodique. Pourtant, ce n’est pas seulement un enjeu de santé publique, c’est un enjeu de civilisation. On a tellement intégré cette idée que la technique est autonome et qu’elle avance sans nous, qu’on se refuse à exercer un contrôle politique sur elle. Pourtant, nous devrions être aux commandes. Et, par exemple, se poser la question de l’utilité sociale de l’IA. Faut-il en interdire l’accès aux particuliers et réserver son usage à la recherche dans des secteurs spécifiques, comme la recherche médicale ?

Quelles étaient vos intentions en écrivant “Cabane” ?

Je crois que les motivations ne sont jamais très claires parce que, dès lors que j’écris un roman, j’y associe une notion de plaisir littéraire. J’ai aussi été guidé par le désir de contaminer le lecteur avec un effroi personnel. J’espérais écrire un livre qui ne lui laisse pas d’échappatoire. Qu’il puisse le mettre à distance en se disant : tout ça, c’est de la littérature. D’où le choix de ne pas faire un livre d’anticipation.

J’ai été guidé par le désir de contaminer le lecteur avec un effroi personnel.

Et aussi, je désirais être totalement libre et écrire une œuvre de fiction. Il y a un propos liminaire où j’explique au lecteur que le “rapport 21” est très inspiré du rapport Meadows. Les protagonistes, leur vie, c’est-à-dire leur personnalité, sont des inventions complètes parce que je voulais donner une allure de fable à cette histoire, une dimension symbolique à chacun des destins incarnés par les personnages.

Paloma de Boismorel

Avec “Cabane”, Abel Quentin élabore une fable, entre thriller anthropologique et roman houellebecquien, qui questionne les bases mêmes de nos démocraties et de nos économies capitalistes.

Profil

1985 : Naissance à Lyon sous le nom d’Albéric de Gayardon.
2011 : Devient avocat pénaliste.
2019 : Publie Sœur (Prix Première).
2021 : Publie Le Voyant d’Étampes (Prix de Flore) et participe au procès des attentats de Paris en tant qu’avocat d’un des inculpés.
2024 : Publie Cabane (dans la sélection des grands prix de l’automne).

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