“A l’avenir, il y aura moins d’avocats”
Les technologies d’automatisation et l’intelligence artificielle vont provoquer une secousse majeure sur le marché juridique, qui débouchera sur une diminution globale du nombre d’avocats. C’est la conviction de Paul Rawlinson, global chair de Baker McKenzie, l’un des plus grands cabinets d’affaires au niveau mondial. Voici ses solutions pour préparer sa firme à ce profond bouleversement.
Les avocats seront-ils bientôt remplacés par des algorithmes ? Certainement pas tous. Mais les évolutions technologiques, qui permettent d’automatiser certaines tâches juridiques, vont faire des dégâts sur le marché, estime Paul Rawlinson. Au point de réduire globalement les effectifs dans les cabinets d’avocats. Pour continuer à croître sur ce marché, le patron mondial de Baker McKenzie a un plan. Son cabinet, l’un des plus importants au niveau mondial (13.000 collaborateurs dont 6.000 avocats ; 2,67 milliards de dollars de chiffre d’affaires) surveille les start-up de la legaltech et compte investir dans les solutions les plus pointues pour disposer d’un avantage technologique sur ses concurrents.
TRENDS-TENDANCES. En août dernier, vous annonciez le déploiement d’une solution d’intelligence artificielle dans certains départements de votre cabinet. En quoi consiste ce projet ?
PAUL RAWLINSON. L’innovation est au coeur de notre stratégie. Nous avons créé un think tank qui a mis sur pied un plan en trois temps. Le premier concerne l’efficacité du business. Nous avons investi dans des centres d’excellence pour réaliser certaines parties de notre travail de manière plus rentable. Nous avons ainsi créé un centre à Belfast il y a trois ans, où nous employons 300 personnes dont environ 120 paralegals, des diplômés en droit qui ne sont pas des avocats. Ils travaillent sur des projets traités à Bruxelles ou dans tout autre bureau dans le monde, ce qui nous permet de réaliser certaines tâches juridiques à moindre coût pour le client. Nous avons également 700 personnes à Manille, qui s’occupent de back-office. Belfast et Manille travaillent ensemble et utilisent la même plateforme. Nous y avons installé une partie de nos logiciels intelligents, comme eBrevia et Relativity. Ces outils sont utiles dans certains dossiers nécessitant la consultation et le traitement de grandes quantités de documents. Pour être honnête, je ne parlerais pas encore d’intelligence artificielle. Ce sont plutôt des outils de recherche très sophistiqués.
L’arrivée de ces solutions technologiques a-t-elle un impact sur votre business ?
La phase deux de notre stratégie, c’est justement la redéfinition de notre business. C’est dans ce sens que nous développons le design thinking (méthode de management qui fait appel à la créativité et l’intelligence collective, Ndlr). Baker McKenzie est le premier cabinet d’avocats à avoir fait appel à un consultant pour appliquer cette méthodologie. L’idée est de co-créer avec nos clients les nouveaux services dont ils ont besoin. Cela peut être l’occasion de développer des plateformes communes avec les clients, de se procurer des technologies qui peuvent les aider, etc. Le but est aussi d’analyser et anticiper les tendances du marché ou les changements régulatoires et voir comment ils impactent les services juridiques. Nous avons plusieurs focus particuliers : tax, M&A, compliance, santé, fintech, etc. C’est une approche ” R&D ” qui peut déboucher sur des opportunités business.
La technologie va provoquer une vraie secousse sur le marché des avocats.
Vous voulez également profiler vos collaborateurs comme les ” avocats du futur “.
Nous n’avons pas encore de réponse définitive à ce sujet, mais nous planchons dessus. C’est la troisième phase de notre projet. Quand l’intelligence artificielle sera plus développée, ce sera un changement beaucoup plus radical que tous les changements incrémentaux dont je viens de parler. Notre comité de l’innovation réunit des avocats qui comprennent tous ces changements. Ils ont passé plusieurs semaines dans la Silicon Valley et ont rencontré une centaine de start-up qui développent des technologies dans la legaltech. Leur conclusion, c’est que rien n’est encore totalement abouti, mais qu’environ 10 % de ces sociétés ont quelque chose d’intéressant à proposer, ce qui représente déjà pas mal d’opportunités. Nous devons parler à ces start-up afin d’identifier dans quels projets nous pourrions investir. Cela peut signifier acheter une start-up, signer un accord de licence ou conclure un partenariat.
Vous cherchez donc à faire des partenariats avec des start-up de la ” legaltech “, qui sont parfois présentées comme des concurrents des cabinets d’avocats.
En fait, ils ont besoin de nous autant que nous avons besoin d’eux. Nous sommes intéressés par les services qu’ils peuvent nous rendre, à nous et à nos clients. Et eux sont intéressés par nos données. Si vous développez une intelligence artificielle qui prédit le résultat d’une procédure judiciaire, vous avez besoin des données des avocats (dossiers d’arbitrage, transactions privées, etc.) afin de nourrir l’algorithme. Les legaltech ont besoin des données, nous avons besoin de la technologie.
Avez-vous déjà identifié les entreprises ou les services dans lesquels vous souhaitez investir ?
Nous explorons secteur par secteur quelles solutions nous procureraient un avantage compétitif. Nous utiliserons deux ou trois pratiques comme projets pilotes. Par exemple, nous pourrions proposer une nouvelle solution, sur la base d’un abonnement, dans certains domaines des services financiers comme le paiement, qui donne des cauchemars à nos clients. Cela pourrait prendre la forme d’une plateforme intégrant des mécanismes de paiement à travers 20 ou 30 pays. Et pour tous les problèmes qui ne peuvent pas être résolus par la technologie, nos services juridiques classiques prendraient le relais. Cela soulève la question de ce qui peut ou ne peut pas être réglé par la technologie.
Une étude de McKinsey estime que 23 % des tâches juridiques réalisées par les avocats peuvent être automatisées. Qu’en pensez-vous ?
J’en serais très heureux. Ma crainte serait que 73 % des tâches disparaissent dans les prochaines années. Je ne pense pas que les robots sont déjà là. Mais nous devons être prêts à une automatisation qui touche 10 % à 20 % de notre business. L’idée est donc que nous assurions la croissance de notre activité afin de compenser cette baisse. Certains embrasseront cette évolution technologique, d’autres pas. Cela va provoquer une vraie secousse sur le marché. D’ici cinq à 10 ans, les cabinets qui n’auront pas fait les investissements technologiques nécessaires n’auront plus de business. C’est la raison pour laquelle nous avons investi dans des Legal Collabs, des hubs d’innovation, au Canada, en Allemagne et en Australie. D’autres suivront. A Toronto, nous avons des data analysts, des spécialistes de la technologie, des avocats, des clients, des futuristes, etc. qui dialoguent et réfléchissent sur les évolutions actuelles.
Cela débouche-t-il sur des projets concrets pour vos clients ?
Nos clients nous demandent de les aider à digitaliser leur département juridique. Ils nous disent qu’ils n’ont pas les budgets R&D que nous avons. Ils n’ont pas deux à trois millions d’euros à consacrer à ces outils. Si les cabinets d’avocats sont habiles, les clients se tourneront vers eux pour créer de nouveaux outils digitaux. Certains clients, qui ont 500 ou 600 juristes, sont suffisamment grands pour le faire eux-mêmes. Mais la majorité d’entre eux se reposeront sur les cabinets d’avocats ou co-investiront avec eux. Pour des raisons de taille critique et de présence globale, nous sommes très bien positionnés dans ce créneau. Nous sommes présents dans 47 pays, sur presque tous les secteurs du droit. Et nous avons l’avantage d’être une organisation intégrée et centralisée.
La technologie représentera-t-elle à l’avenir un avantage compétitif pour un cabinet d’avocats ?
Traditionnellement, le capital intellectuel d’un cabinet se situe dans la tête de ses avocats. Cela restera important. Mais ce qui prendra de l’ampleur, ce sera la combinaison des données et de la technologie rassemblées dans une plateforme. Ce que l’on vendra, ce sont les données que nous possédons et traitons dans le monde entier, ainsi que les capacités intellectuelles des avocats, qui peuvent naviguer dans ces données et leur donner du sens. Il y a donc un glissement d’une culture basée sur le capital humain vers une culture basée sur la propriété intellectuelle. Notre valeur dépendra non seulement de nos avocats mais aussi des systèmes dans lesquels nous aurons investi. Notre pari pour les 10 à 20 ans à venir, c’est qu’il nous faut les meilleurs cerveaux et la meilleure technologie.
Les avocats sont trop bon marché.
La technologie va-t-elle remplacer les avocats ?
Quand nous avons ouvert notre antenne à Belfast, certains ont craint que cela ait un impact sur les jobs à Londres. Au bout du compte, nous avons été capables de mieux vendre nos services, et nos avocats ont eu plus de travail. Il y a eu un impact marginal à Londres sur certains postes. Mais l’augmentation du nombre de deals que nous avons décrochés nous a permis d’accroître notre part de marché. A l’avenir, y aura-t-il globalement moins d’avocats ? C’est quasiment certain. Mais est-ce que Baker McKenzie aura moins d’avocats ? Non, à condition de nous adapter. Parce qu’il y aura des gagnants et des perdants.
Est-ce que la structure des cabinets d’avocats va évoluer ? Aurez-vous besoin d’autant d’avocats juniors qui s’occupent de tâches ” simples ” ?
La pyramide actuelle va s’affiner. Mais nous aurons aussi besoin d’autres profils. Il y aura des associés, des avocats seniors et juniors, des paralegals, mais aussi des économistes, des project managers, des analystes de données, etc. Ce sera différent, mais il y aura plus de rôles et les avocats eux-mêmes devront acquérir plus de compétences, notamment au niveau technologique.
L’automatisation de certaines tâches contribuera-t-elle à faire pression sur les prix ? Les clients seront peut-être moins enclins à payer des heures de travail pour des tâches qui pourraient être effectuées par un robot.
Si nous ne faisons rien, les prix vont s’effondrer, parce que la technologie représentera une part de plus en plus importante de la solution. Mais si nous changeons notre business model, en proposant le travail commoditisable d’une façon plus structurée, et en nous concentrant sur le conseil stratégique, nous devrions être capables d’améliorer nos marges. Nous nous dirigeons vers un modèle de service juridique où le prix est moins important que la valeur que l’on apporte. Or, les avocats ont tendance à vendre leur valeur au rabais.
Les avocats sont trop bon marché ?
Absolument. Ils sous-estiment la valeur qu’ils apportent au client. D’une certaine façon, les heures facturables ont enchaîné les avocats. En réalité, la valeur que l’on apporte au client est souvent un multiple de ce qu’on lui facture. Or, si le client se rend compte de la valeur créée, il est prêt à payer.
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