Bruxelles séduit moins les promoteurs immobiliers

Trends-Tendances a réuni cinq acteurs du secteur immobilier pour discuter de l’enquête réalisée conjointement avec JLL et l’UPSI auprès de 135 promoteurs et investisseurs immobiliers.

Bruxelles n’est plus le terrain de jeu privilégié des développeurs immobiliers belges. Les difficultés pour y développer un projet de même que le manque d’attractivité pour séduire de nouvelles entreprises inquiètent investisseurs et développeurs. C’est l’un des principaux enseignements d’une grande enquête UPSI, JLL et Trends-Tendances.

Un coup de sonde pour prendre le pouls d’un secteur malmené ces derniers mois. JLL, l’UPSI et Trends-Tendances ont lancé une enquête auprès de 135 promoteurs et investisseurs immobiliers actifs dans les segments du bureau, du résidentiel, du retail et de la logistique. Avec des résultats pour le moins surprenants dans certains cas. Pour en parler, nous avons réuni cinq acteurs de premier plan : Aurore de Montjoye, head of real estate finance chez BNP Paribas Fortis, Suzy Denys, country manager and director transactions BeLux chez Patrizia, Rikkert Leeman, CEO Alides et président de l’UPSI Bruxelles, Rudy Dupont, partner au sein du cabinet d’avocats A&O Shearman et Vincent Van Brée, head of capitals markets Belux chez JLL.

TRENDS-TENDANCES. Les développeurs immobiliers semblent désormais privilégier la Flandre à Bruxelles. Etes-vous surpris par ces résultats ?

SUZY DENYS. Quand l’immo­bilier est en crise, nous voyons régulièrement que les dévelop­peurs et investisseurs se replient sur leurs bases. Soit dans des localisations qu’ils connaissent le mieux. Il y a également une tendance à regarder d’autres classes d’actifs que le bureau, comme la logistique ou le résidentiel.

RIKKERT LEEMAN. Je partage l’avis de Suzy. Dans un contexte volatile, l’investisseur revient aux fondamentaux. S’il y a des alternatives où le risque est moindre et le return plus important, il est évident que le capital se déplacera dans d’autres marchés. Nous y assistons pour le moment. A Bruxelles, le manque de prévisibilité et l’instabilité des décisions politiques ne sont pas de nature à rassurer les investisseurs. Et je ne parle même pas des politiques de mobilité, de sécurité et de propreté qui sont défaillantes.

VINCENT VAN BRÉE. Depuis la hausse ultra-rapide des taux, le marché européen de l’investissement a fortement freiné dans toutes les capitales européennes. En 2023, les volumes y ont été même plus bas qu’en 2009. Il n’est donc pas étonnant de voir les investissements majeurs absents depuis 18 mois à Bruxelles. L’incertitude entraîne un repli et nous revenons vers des investissements value-add via des investisseurs locaux, plus à même d’apprécier le risque réel.

Cette nouvelle répartition géographique des investissements a-t-elle des conséquences en matière de financement ?

AURORE DE MONTJOYE. Non, pas spécialement. Etonnamment, la demande reste élevée et nous continuons d’analyser de nombreux projets bruxellois.

RUDY DUPONT. L’inflation législative ainsi que l’imprévisibilité des décisions sont importantes à Bruxelles et sont clairement un frein à tout investissement. La complexité des procédures rend d’ailleurs compliquée l’arrivée de nouveaux acteurs, effrayés par cette situation. Il y a notamment des tours de bureaux existantes dont les permis sont annulés à répétition et qui n’ont pas de permis définitif de nom­breuses années après leur livraison. C’est anormal. Je travaille actuellement sur de nombreux dossiers en Flandre et en Wallonie. A Charleroi par exemple, l’implication des pouvoirs publics est plus importante et cela se traduit directement dans les délais de délivrance des permis. A Gand et Anvers, les dossiers se multiplient également.

Rudy Dupont (A&O Shearman): “L’inflation législative ainsi que l’imprévisibilité des décisions sont importantes à Bruxelles et sont clairement un frein à tout investissement.

Mais pour qu’un développeur puisse vendre un projet rapidement à un investisseur belge ou étranger, Bruxelles reste quand même la ville belge la plus attractive…

V.V.B. Cela dépend de la classe d’actifs. Sur le plan résidentiel ou logistique, Anvers est plus attractive que Bruxelles par exemple. Pour le bureau, Bruxelles reste en effet une référence.

S.D. Pour un investisseur institutionnel, cela dépend également de la taille des projets.

R.D. Je l’ai observé dans le cadre d’une recherche pour deux fonds d’investissement étrangers : il est aujourd’hui très compliqué de trouver des projets résidentiels d’envergure à Bruxelles, qui plus est auprès de développeurs ouverts à la vente en bloc.

Vincent Van Brée (JLL): “Sur le plan résidentiel 
ou logistique, Anvers est plus attractive que Bruxelles.”

Dans l’enquête, on relève que les promoteurs immobiliers doivent quelque peu réinventer leur manière de développer des projets pour faire face à la crise. Soit en postposant des projets, soit en s’associant ou en revendant des dossiers voire en s’ouvrant à des ventes en bloc. Le constatez-­vous également sur le terrain ?

R.L. Le contexte économique a en effet nettement évolué ces derniers mois. Notre business est très sensible aux taux d’intérêt. Nous avons traversé une période extrêmement positive ces dernières années avec de l’argent presque gratuit. L’augmentation assez brusque des coûts de construction et des taux d’intérêt a eu un impact très important sur la valorisation de nombreux projets. L’équation financière de dossiers qui ont été achetés au-delà de leur valeur réelle ne fonctionne plus du tout avec les paramètres actuels. De plus, des coûts de financement ont, dans certains cas, été multipliés par trois ou quatre. L’autre problème concerne les volumes de vente. Si nous enlevons les transactions exceptionnelles comme Cityforward, le bilan est famélique. Un développeur ne va pas se lancer dans un projet s’il n’a pas les garanties suffisantes en matière d’exit.

S.D. Notre business a l’habitude de gérer des fluctuations mais pas la rapidité de celles que nous avons traversées. Il ne s’agissait pas d’un cycle normal. En tant qu’investisseur, nous observons que la Belgique est un marché très stable. Il n’y a pas de grandes hausses ou de grandes baisses de prix, contrairement à d’autres pays européens. C’est clairement sa force.

Quand voyez-vous arriver cette sortie de crise ?

A.d.M. C’est une question difficile car je n’ai pas de boule de cristal. J’observe toutefois que les quatre grandes banques belges font preuve d’une grande bienveillance vis-à-vis du monde immobilier car elles con­tinuent à financer les différents projets qu’on leur présente, pour autant qu’ils soient de qualité, ou elles trouvent des solutions de prolongation de crédit quand cela s’avère nécessaire.

Aujourd’hui, il n’y a donc pas d’arrêt des financements. Bien entendu, si un terrain a été acheté aux anciennes conditions de marché, la rentabilité pourrait être sous pression pour le développeur. Et donc les banques demanderont un peu plus de fonds propres. Mais cela reste dans des conditions et mesures raisonnables.

Un constat intéressant car nous relevons dans l’enquête que 85 % des investisseurs et développeurs ont observé un changement d’approche des banques avec une position plus prudentielle vis-à-vis de leur projet. Avez-vous donc quand même durci vos conditions ?

A.d.M. Notre taux de refus reste très limité. Nous continuons à soutenir le secteur immobilier. Les discussions sont parfois plus approfondies mais nous tentons toujours de trouver une solution. Quant aux garanties demandées, elles res­tent cohérentes. Pour un projet résidentiel, il s’agit par exemple d’avoir un certain taux de prévente. Pour l’immobilier de bureau, nous maintenons notre rythme de financement mais le contexte actuel incite toutefois à la prudence.

Cette prudence devrait-elle évoluer dans les prochains mois ?

A.d.M. Il faut voir comment va évoluer le marché. Les prix se main­tiennent pour le résidentiel neuf. Pour le bureau, c’est surtout le promoteur qui va réfléchir à deux fois avant de lancer un projet à risque. La sélection se fait donc avant d’arriver chez nous.

V.VB. Il est important de souligner que nous ne sommes pas du tout dans une crise de liquidités comme nous l’avons été en 2009. Les ban­ques avaient alors stoppé les finan­cements et il fallait faire face à des taux d’endettement beaucoup plus élevés. Outre les quatre gran­des banques belges, il y a des ban­ques étrangères qui sont également prêtes à poursuivre leur financement de projets.

A quel point la hausse des coûts de financement d’un projet a-t-elle changé l’approche de votre métier?

V.V.B. D’une manière très importante. Si on y ajoute les obligations en matière d’ESG qui font grimper les coûts, les conditions de vente sont bien différentes. Ce qui impacte la faisabilité financière d’un projet pour les investisseurs.

Rikkert Leeman (Alides): “Certains coûts de financement ont été multipliés par trois ou quatre.”

R.D. J’abonde dans le sens de la bienveillance des banques belges. Lors de la crise précédente, nous avons eu très peu de ventes forcées. Et la situation n’a pas évolué aujourd’hui. L’attitude des ban­ques étrangères est par contre un peu plus agressive. Il s’agit d’une dif­férence culturelle. En Angleterre et aux Etats-Unis, s’il n’y a plus de fonds propres, l’investisseur rend les clés à la banque.

Quels acteurs cherchent aujourd’hui d’autres sources de financement ?

R.L. Tout le monde regarde les alternatives disponibles. Que ce soit des petits ou des grands acteurs.

R.D. Sauf Alides ! (sourire)

R.L. Ceux qui ont été ambitieux, pour le dire poliment, doivent aujour­d’hui trouver des alternatives pour se refinancer. Le volume des transactions est faible, c’est vrai. Certains regardent cette situation sous un angle négatif. Pour ma part, c’est le contraire. J’observe surtout qu’il n’y a pas de distressed sales (ndlr: ventes en catastrophe). Le marché reste stable. Les valorisations se maintiennent à l’exception de l’une ou l’autre correction. Nous allons en effet passer par une ou deux années de transition avant de rebon­dir. Mais je préfère cette situa­tion qu’assister à une correction importante du marché avant une forte hausse, comme nous avons pu le constater dans certaines capitales européennes. Et je suis persuadé que quand le climat ambiant redeviendra attractif, Bruxelles sera l’une des gagnantes de la crise car elle aura à nouveau démontré sa stabilité dans cette période. C’est un atout pour les investisseurs.

Il y a pourtant beaucoup de bruits qui circulent sur de grands acteurs qui seraient en difficulté…

A.d.M. Tous les acteurs qui ont levé des fonds l’an dernier sur le marché des capitaux ont réussi au-delà de leurs espérances. Que ce soit des SIR ou des promoteurs. C’est significatif. Tant le crédit bancaire que le marché des capitaux de fonds propres restent disponibles. Et, pour les grands acteurs, le marché obligataire est également accessible.

Aurore de Montjoye (BNP Paribas Fortis): Tous les acteurs qui ont levé des fonds l’an dernier sur le marché des capitaux ont réussi au-delà de leurs espérances.

La baisse des taux d’intérêt est-elle le seul élément qui pourrait faire rebondir le marché ?

V.V.B. Non. Il faudrait surtout une stabilité au niveau des taux obligataires à long terme. Ils sont restés très volatiles au niveau européen. Ce qui rend la prédictibilité des rendements incertaine.

R.L. Il faudra en fait assister à une combinaison de plusieurs éléments. Nous ne retrouverons plus jamais, ou du moins pas tout de suite, les taux négatifs que nous avons connus. La Banque centrale européenne annoncera peut-être d’ici l’été une baisse des taux directeurs. Mais cela n’ira jamais au-delà de 0,25 %. Dès que le marché digérera ces nouveaux standards, l’horizon s’éclaircira quelque peu. Mais cette situation devra surtout s’accompagner de corrections de valeur. Car si le volume de transactions veut redémarrer, ce ne sera pas uniquement lié aux taux d’intérêt mais surtout à l’apparition de valo­risations adaptées au nouveau contexte économique. Sans cela, l’équation ne sera plus équilibrée. Un travail reste donc encore à effectuer du côté des propriétaires pour adapter leurs valorisations.

A.d.M. Précisons que la BCE va baisser ses taux à court terme, ceux sur lesquels se basent les développeurs pour se financer, ce qui devrait avoir un impact positifs sur les coûts de financement.

R.L. C’est pour moi le vrai élément déclencheur d’une reprise plutôt qu’une baisse des taux.

Vu les perspectives, quand les investisseurs repasseront-­ils à l’action ?

S.D. Pour la Belgique, il faudra encore attendre que les prix s’adaptent à la nouvelle réalité. Mais je reste optimiste. De nouveaux dossiers apparaîtront alors en tenant compte de ce nouveau contexte économique. Le Belgique reste une économie stable, je n’ai donc aucun doute sur le fait que des investisseurs étrangers vont continuer à être attirés par ce marché.

Suzy Denys (Patrizia): “Le Belgique 
reste une 
économie stable, je n’ai donc aucun doute sur le fait que des investisseurs étrangers vont continuer 
à être attirés 
par ce marché.

“En matière d’emploi, Bruxelles 
n’a pas de plan B”

Nous allons vers un parc immobilier à deux vitesses. Que faire de ces immeubles qui possèdent de faibles performances énergétiques ?

R.L.
Je n’ai pas peur de dire qu’une partie des sociétés devront rester dans des bâtiments moins performants. Et ce pendant une période de transition qui durera une dizaine d’années. Pour le reste, tout le monde le sait, le marché du bureau à Bruxelles est un marché de remplacement. Cela signifie que des sociétés déménagent dans un nouvel immeuble mais que peu de nouvelles sociétés apparaissent. Mais ce qui est très inquiétant, c’est que ce marché est en décroissance. Cela s’explique par le télétravail, le départ de certains QG, la digitalisation, les problèmes de mobilité, etc. C’est cela le vrai problème ! Et non le fait que des sociétés vont devoir louer des immeubles moins performants car l’offre est faible. La vraie question est donc de se demander comment enrayer la chute de la demande locative en matière de bureau à Bruxelles.

Et comment y parvenir ?

R.L.
Le fait que Bruxelles soit uniquement une économie de services est ma principale inquiétude. Car la baisse actuelle du take-up ( ndlr: prise en occupation ) signifie aussi une baisse du nombre d’emplois. Anvers a des alternatives (port, industries, pétrochimie, etc.) mais pas Bruxelles. Il n’y a pas de plan B. Or, si ces emplois se déplacent à Diegem, Zaventem ou Braine-l’Alleud, qui va créer de la valeur en Région bruxelloise ? Aujourd’hui, la plupart des grands acteurs s’installent juste en dehors de Bruxelles. Sans parler des QG qui déménagent à Amsterdam, Francfort ou Varsovie. Les décideurs politiques doivent prendre ce problème à bras-le-corps.

S.D. Je suis tout à fait d’accord. Dans d’autres villes européennes, les sociétés privées s’installent davantage dans le centre-ville et à proximité des hubs de mobilité. Les hommes et femmes politiques doivent absolument arriver à attirer de nouvelles sociétés à Bruxelles. Il y a urgence.

R.L. C’est ma grande crainte pour Bruxelles, davantage encore que la réhabilitation du bâti. C’est le vrai défi si nous souhaitons maintenir la prospérité économique et la création de valeur en région bruxelloise.

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