Les prophètes de malheur ont-ils raison?

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Chaque crise a ses Cassandre. Oswald Spengler ou Alvin Hansen hier. Robert J. Gordon, Eric Zemmour ou Jacques Attali aujourd’hui. Comment fonctionnent ces machines à prophétiser ? Que valent leurs prédictions ? Enquête chez les “prophètes de malheur”.

Les salles de cinéma d’Europe accueillent ces jours-ci un documentaire qui se veut explosif. Intitulé L’oracle, il conte l’histoire d’un analyste financier et gestionnaire de fonds hors normes, Martin Armstrong. Condamné en 1999 aux Etats-Unis pour avoir monté une escroquerie portant sur 3 milliards de dollars et aujourd’hui libéré, l’homme prétend avoir été en réalité condamné parce qu’il a refusé de donner aux autorités l’algorithme censé prédire les crises. Il tente sa réhabilitation avec une prédiction apocalyptique, qu’il lance depuis plus de six mois : “Ce système est en train d’exploser et le krach, qui touchera d’abord les obligations d’Etat, aura lieu… le 1er octobre 2015.”

L’aventure de Martin Armstrong montre que prédire l’avenir est un exercice à la fois difficile et médiatique.

“Apocalypse business”

L’angoisse fait vendre. Le business du malheur est d’autant plus florissant que les temps sont maussades. Un des exemples les plus frappants est le succès, en France, du livre d’Eric Zemmour : Le suicide français (plus de 400.000 exemplaires vendus). Il suit un autre phénomène de librairie, La France qui chute, de Nicolas Baverez, qui avait eu son heure de gloire en 2003.

La France est riche en commentateurs (Marc Touati, Jean-Paul Betbèze, Marc Fiorentino, Simone Wapler, etc.) annonçant l’apocalypse. Il y a peut-être dans ce tropisme un élément très “hexagonal” : la confiance dans l’avenir est assez fortement liée à la confiance que se font les individus entre eux. Or, les Français sont extrêmement méfiants les uns à l’égard des autres, remarque Daniel Cohen (lire son interview ci-après).

“En France, déclare-t-il, le mot ‘collaboration’ fait penser à Vichy et est encore pris comme une insulte.” C’est ce qui expliquerait par exemple le faible nombre d’entreprises de taille moyenne dans l’Hexagone. “Avec les entreprises moyennes, où il faut avoir une vraie intelligence des relations sociales, les Français ont du mal”, constate Daniel Cohen, qui souligne en revanche que le succès du modèle allemand tient au fait qu’il est bien plus coopératif. “La réussite du modèle allemand n’est pas tant dans les mini-jobs ou les emplois précaires que dans le fait que les syndicats ont conclu un accord avec le patronat pour échanger de la modération salariale contre des hausses d’emplois”, précise encore Daniel Cohen.

Mais les déclinistes ne sont pas tous français. Les Anglo-Saxons ne sont pas en reste. Ces dernières années, Ian Morris (Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant, 2010), Niall Ferguson (The Great Degeneration, 2013) et d’autres ont annoncé le déclin de l’Occident.

Il y a aussi ceux qui, comme l’économiste américain Robert J. Gordon, prédisent non pas l’explosion, mais la stagnation. Les trente glorieuses, ces années de pleine croissance entre 1945 et 1975, sont derrière nous, disait-il dès 2000. C’était une parenthèse illuminée, mais courte dans l’histoire de l’humanité. Nous sommes freinés, estime Robert J. Gordon, par une accumulation de boulets : la démographie stagne, les gains de productivité générés par l’éducation atteignent un plafond, les inégalités augmentent, de même que l’endettement du monde, la mondialisation tire les salaires vers le bas et la crise de l’environnement n’arrange rien. Tout cela met un point final à la croissance car aucune véritable révolution technologique n’apparaît à l’horizon. Paul Krugman, Larry Summers, Patrick Artus et bien d’autres reprendront peu ou prou de ce discours sur le retour de la croissance zéro.

N’allez pas croire, cependant, que le pessimisme est la marque de l’époque. En fait, il surgit à chaque turbulence économique. Les crises de 1836-1839 et 1846-1848 sont ainsi le terreau sur lequel le sulfureux diplomate français Joseph Arthur de Gobineau va penser “la mort des civilisations” et construire ses thèses racistes. A la même époque, l’économiste anglais Stanley Jevons s’inquiète déjà de la diminution des réserves de charbon du Royaume-Uni.

Les thèses déclinistes prendront cependant leur envol lors de la première longue dépression internationale qui a lieu de 1874 à 1896 et qui a des échos très actuels. La crise a son origine dans une crise bancaire, à Vienne. Elle provoque un krach boursier en Europe. La croissance s’effondre, d’autant que les mines d’or de Californie commencent à se tarir et que certains parlent — déjà — d’essoufflement technologique. C’est à ce moment que l’historien australien prédit le “déclin de la race blanche” alors que le philosophe allemand Oswald Spengler (lire l’encadré “Le chantre du déclin”) commence à rédiger ce qui deviendra Le déclin de l’Occident. Un essai qui sera la bible des déclinistes jusqu’à aujourd’hui.

L’autre grande dépression est celle de 1929-1940, qui présente elle aussi bien des similitudes avec notre époque. Elle commence également par une crise financière, qui se mue en vaste crise économique et fait surgir des idées noires quant à l’impossibilité d’une croissance future. C’est à ce moment que certains lancent le concept de “stagnation séculaire” qui sera repris 75 ans plus tard.

Déclin ou stagnation ?

Les prophètes de malheur se partagent donc en deux grandes catégories. Il y a ceux qui pensent déclin et ceux qui pensent stagnation. Ce n’est pas du tout la même chose.

“La notion de déclin n’est pas neutre. Elle suppose une certaine vision du monde”, explique Pierre Dockès, professeur d’économie à l’Université de Lyon 2 (1). Lorsqu’on parle de déclin, on parle en effet de la chute d’une nation ou d’une civilisation, souvent au profit d’autres nations ou civilisations concurrentes. C’est aussi une vision d’une économie mercantiliste. Le stock de richesses est fini et le gain de l’un est donc la perte de l’autre. “Cette notion de déclin est surtout reprise par des philosophes, des journalistes, des essayistes”, poursuit-il.

Car les économistes actuels, eux, parlent plutôt de stagnation ou de croissance zéro. Penser en termes de stagnation, c’est prendre appui sur des éléments chiffrés : une longue baisse de la croissance, un épuisement des ressources, une évolution de la population, etc.

Beaucoup d’économistes, aussi, pensent en termes de cycles. Or, si l’on pense que l’histoire se répète, le déclin n’est pas l’apocalypse. C’est seulement une des saisons de l’année. Certes, les économistes sont très partagés sur leur durée : certains tablent sur des cycles de deux ou trois ans, d’autres de huit à 10 ans, d’autres de 40 à 60 ans…

En revanche, si l’histoire est pensée comme une flèche, la stagnation devient un phénomène plus angoissant car elle devient séculaire. Cette idée d’histoire pensée comme une flèche vient du christianisme. Le monde est fini et il se terminera le jour du jugement dernier. Le Moyen Age pensait plutôt que l’histoire se terminerait par une chute. Mais avec la Renaissance et les Lumières, on la pense sous forme de progrès. “Cependant, dès le début des années 1950, il y a eu une remise en cause de l’idée très lourde de progrès général de l’esprit humain”, observe Pierre Dockès.

C’est dans ce courant que s’inscrivent par exemple Robert J. Gordon et ceux qui le suivent. Ils estiment qu’après une période exceptionnelle de croissance entre 1870 et aujourd’hui, nous allons retrouver la croissance très faible qui avait caractérisé l’humanité jusqu’alors. Une telle conception étonne Pierre Dockès : “Se projeter aussi loin dans le temps est assez extraordinaire, quand on y pense”.

Alors, sommes-nous à la veille d’une inexorable stagnation, d’un monde sans croissance, de siècles de morosité économique ? Un retour dans le passé permet de modérer cette crainte. “En 1937, après quelques années de reprise, la crise revient avec une violence extrême, rappelle Pierre Dockès : la Bourse plonge, le PIB s’effondre, le chômage remonte au sommet qu’il avait atteint en 1933… Les économistes, en particulier Alvin Hansen, conseiller du président Franklin D. Roosevelt, en arrivent à la conclusion que l’on entre dans une stagnation séculaire. Avec des arguments très semblables à ceux d’aujourd’hui : la démographie baisse, l’innovation ralentit, les occasions d’investir se raréfient, etc. Cette conviction va perdurer de 1937 à 1950. Elle se poursuivra pendant les premières années des trente glorieuses. Cela relativise sensiblement le débat actuel sur la stagnation séculaire : ce n’est pas la première fois que l’on y a cru !”

“Les êtres humains ont du mal à penser le retournement, ajoute Pierre Dockès. Ils pensent que la tendance qu’ils vivent va durer éternellement, aussi bien la croissance que la récession. A chaque crise, et surtout lors des dépressions longues, lorsque règnent des tensions sociales et que la croissance est beaucoup plus modérée, on voit apparaître ces thèses déclinistes. Mais à l’horizon de ces discours, il y a des aspects politiques tragiques. Cela s’est terminé deux fois par une guerre mondiale. Et c’est cela qui fait peur aujourd’hui”, ajoute-t-il.

Prévoir, pour que ça n’arrive pas

Prévoir l’avenir, disions-nous plus haut, est un exercice médiatique, mais difficile. Il n’est donc pas étonnant que quelqu’un comme Jacques Attali, ancien conseiller de Mitterrand et aujourd’hui essayiste à succès, ait saisi le sujet dans son dernier ouvrage qui s’intitule tout simplement Peut-on prévoir l’avenir ? (paru aux éditions Fayard). Oui, répond l’ancien conseiller du président français François Mitterrand. “Nous pouvons prévoir l’avenir, a-t-il déclaré au micro de France Culture. Tout le monde peut le faire.”

Mais si nous ne nous essayons pas à la prévision, c’est d’abord parce que nous avons peur. “C’est comme un check-up, poursuit Jacques Attali. Nous n’avons pas trop envie de savoir ce qui nous attend.” C’est aussi parce que nous sommes devenus d’indécrottables égoïstes. “Une doctrine se met en place (elle se traduit dans les discours souverainistes, la publicité, etc.) : moi d’abord, maintenant, tout de suite, observe Jacques Attali. Nous ne pensons plus qu’à très court terme. Les médias ne s’intéressent qu’aux sondages, les patrons qu’aux cours de Bourse, les politiques qu’à leur indice de popularité. Mais si nous avions pensé il y a 20 ans, aux grands problèmes d’aujourd’hui, ils ne seraient pas arrivés.”

Car prévoir l’avenir n’est pas le prédire. “Prédire c’est penser que l’avenir est déterminé et s’y résigner puisqu’il est déterminé, dit-il. Prévoir, au contraire, c’est créer les conditions pour que ce que l’on a prévu de mauvais n’arrive pas.” Et Jacques Attali de prévoir une troisième guerre mondiale en 2035…

(1) Pierre Dockès et d’autres analysent ces théories du déclin dans un numéro de La Revue économique, 2015/5 intitulé “Fin de monde : analyse économique du déclin et de la stagnation (1870-1950)”, Les Presses de Sciences Po.

Cet article paru dans le Trends Tendances du 8 octobre 2015 a reçu le 24 mai 2016 le Prix de la Presse Belfius.

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